Chokri Latif, président de la Coalition tunisienne contre la peine de mort, à La Presse: «En Tunisie  comme ailleurs, il y a  une justice de classe»


Alors étudiant en philo à la faculté du 9-Avril, Chokri Latif a été secoué par les événements de Gafsa dans les années 80. En cause, dans le groupe «des putschistes», de très jeunes et vieilles personnes, un amalgame de parcours. Il a été choqué par l’exécution sommaire en 1985 du philosophe et théologien musulman et libéral Mahmoud Taha, pour avoir appelé à l’abolition de la charia. Ces souvenirs et images le hantent. Tout comme la scène de pendaison d’Omar El Mokhtar magistralement incarnée par Antony Quinn. Depuis, ce militant abolitionniste vadrouille de prison en prison pour écouter et défendre « les indéfendables ». La question divise la planète de part en part. Lui persiste et signe, la dynamique humaine tend vers l’abolition de la peine capitale.


Comment qualifieriez-vous la peine  de mort ?

La peine de mort est une peine injuste, inhumaine et irrévocable. Les gens dépourvus de moyens de se défendre sont sa cible principale. Ceux-là n’ont ni la connaissance de la loi, ni les moyens matériels pour se défendre. Avoir accès aux conseils d’un avocat pour des affaires criminelles n’est pas à la portée de tous.  Les honoraires peuvent atteindre entre 30 et 40 mille dinars. En Tunisie, comme ailleurs, c’est une justice de classe. Aux Etats-Unis, le nombre des condamnés à mort culmine chez les Afro-Américains et les pauvres. De plus, dans certains pays musulmans, celui qui est en mesure d’indemniser la famille de la victime, par ce qu’on appelle  « el diya » (le prix du sang), est automatiquement disculpé. Ce sont des recours courants et ordinaires, j’allais presque dire, en Iran et en Arabie Saoudite. Or, un pays comme l’Iran exécute à tour de bras. Ils ont exécuté un jeune, grand sportif pour avoir participé aux manifestations contre le pouvoir. Pareil pour le Texas, solidement républicain. Depuis les années 2000, cet Etat bat des records de mises à mort.

Vous accusez la justice d’être un système de classe. L’Etat n’assure-t-il pas les services d’un commis d’office ?

En effet, mais un commis d’office, il faut le dire, ne prend même pas la peine de consulter le dossier ou alors n’a pas l’expérience requise. Chaque année, la coalition mondiale contre la peine de mort, qui regroupe 170 organisations dont nous faisons partie, choisit un slogan à l’occasion de la journée mondiale contre la peine de mort, comme aujourd’hui, le 10 octobre. Pour cette édition 2020, justement, le slogan adopté est riche de sens : « Avoir accès à un(e) avocat(e) : une question de vie ou de mort ».

Vous avez cité plusieurs pays, qu’en est-il de la Tunisie ?

La Tunisie doit prendre l’exemple des pays développés où les droits de l’homme sont respectés. Si le Coran est clair, plusieurs autres versets sont tout aussi explicites. Ceux se référant à la polygamie, aux châtiments corporels, à la loi du Talion et j’en passe. Cette voie ouvre les portes de l’enfer. Nous, abolitionnistes, revendiquons le respect de la dignité humaine. Je tiens à signaler que nous ne sommes ni des sympathisants des criminels ni des terroristes. Bien au contraire. Nous estimons, cependant, que notre approche est la meilleure. Nous posons les vraies questions. Violence, criminalité et terrorisme doivent être traités à la source, non par des mesures cosmétiques. La peine de mort n’a jamais été la solution. 

D’après le discours que vous tenez, vous avez tendance à «victimiser» les condamnés à mort. Est-ce vraiment le cas ?

Sous Ben Ali, il y a eu six 6 condamnations à la peine capitale dont «le tueur en série de Nabeul». Pour ce dernier, Ben Ali a cédé à la pression populaire. Pour cause, 14 jeunes garçons et fillettes avaient été assassinés. C’est une affaire qui a soulevé l’opinion publique. La pression était trop forte. Après des années, j’ai été à la prison de la Mornaguia pour rendre visite aux condamnés à mort. Le responsable connaissait le tueur de Nabeul. Il m’a raconté que le chef du service social du système pénitentiaire avait émis une note à l’époque pour raconter l’histoire de ce tueur en série et intervenir en sa faveur. Sa mère était de petite vertu, lui est né en prison. Le jour où il a été interpellé et mis en détention, il a dit : «Voilà, je suis rentré chez moi». Enfant, il avait assisté à des scènes traumatisantes, en présence de sa mère, et, lui-même avait été violé des années durant. Devenu majeur, il a reproduit le même schéma. C’est classique. Ce n’est qu’un cas parmi tant d’autres.

Que peut-on dire aux familles des victimes ?

Nous ne pouvons rien dire aux familles. On ne peut que compatir. Nul n’est à l’abri. Le crime frappe aveuglément. Le plus important est de ne pas céder à l’émotion. Parlons du pédophile et assassin de l’enfant de 4 ans Yassine, en 2016. Il a été condamné à la peine capitale en 2017. C’est un militaire de carrière. Mais il souffre de troubles psychologiques et d’une sexualité déviante. Comment a-t-il été recruté par l’armée ? Ses chefs hiérarchiques n’ont rien remarqué ? Je pose la question. Pourtant sa mère est allée les alerter. On lui a répondu qu’il vient de passer un mois dans le désert, qu’il est normal qu’il souffre de troubles, de ne pas s’en faire et que ça va passer. C’est un cas où la responsabilité de l’Etat est évidente. Chaque société produit un pourcentage de l’ordre de 3% d’asociaux, de sociopathes, de psychopathes, d’autodestructeurs. Il revient aux familles d’abord et aux autorités ensuite, de les extraire de la société pour les placer dans des centres psychiatriques. S’ils ne souffrent pas de déficience mentale, ils doivent être emprisonnés à vie. Ils représentant un danger pour la société. C’est la raison pour laquelle je n’impute pas la responsabilité au criminel, uniquement, mais également à l’Etat avec ses différentes structures. 

Vous avez évoqué le principe du droit à la vie pour tous. La victime n’a-t-elle pas droit à la vie, elle aussi ?

Nous sommes contre le crime. Je le déclare haut et fort. C’est comme si on nous imputait la recrudescence de la criminalité en Tunisie. Nous, militants, n’avons cessé de le répéter, exécuter les gens n’est pas la solution. Il faut remonter à la source des problèmes.  Nous assistons à une explosion de la violence en Tunisie, quelles en sont les raisons ? C’est la question de fond qu’il faut poser. Si l’Etat veut se soustraire de sa responsabilité pour la rejeter sur les militants des droits humains et faire de nous des défenseurs de la criminalité, soit ! Mais ce n’est pas juste. Comme c’est injuste de faire des délinquants et criminels les boucs émissaires d’un système déséquilibré. Il faut engager des débats de société animés par des sociologues, des psychologues, des juristes, la société civile, etc.

Expliquez-nous la mesure du moratoire ?

Les Nations unies convoquent une Assemblée générale tous les deux ans, au mois de décembre, pour y soumettre un projet de motion. Les représentants des pays votent en faveur, contre, ou s’abstiennent. La Tunisie au temps de Ben Ali respectait le moratoire mais ne votait pas favorablement. Notre pays s’abstenait. Depuis 2012, la Tunisie vote constamment par oui. Les pays du Maghreb observent tous un moratoire dont l’Algérie qui le parraine et en fait même un objet de lobbying. Chez nous, pour parler franchement, Kaïs Saïed, que je connais bien, est une personne intègre, mais c’est un conservateur. Le Président est en faveur de la peine de mort. A ce détail près, lorsque j’ai été à la réunion du Conseil des droits de l’homme à Genève, le président de la délégation qui exprime les positions de l’Etat, après consultation du Président de la République, a exposé la position officielle de la Tunisie pour le maintien du moratoire. J’ai été content et fier même du fait que malgré les convictions personnelles du Président, il respecte les engagements de l’Etat tunisien. Espérons que le pays ne fera pas marche arrière.

La peine de mort est-elle dissuasive ?

Aucune étude n’a montré que la peine capitale est plus dissuasive que l’emprisonnement. Elle n’a jamais empêché une personne déterminée ou les fanatiques à commettre un crime ou une attaque terroriste. D’autant que plusieurs crimes sont perpétrés sans préméditation de manière impulsive. Dans les pays gouvernés par la charia, la pratique de la peine de mort n’a jamais éradiqué la criminalité. En revanche, le taux de criminalité diminue souvent dans les pays qui ont aboli la peine capitale. Au Canada, par exemple, le nombre d’homicides ne cesse de baisser depuis son abolition. Par ailleurs, je connais des familles qui ont perdu leurs enfants, qui considèrent qu’exécuter l’assassin ne le leur rendra pas. C’est une autre dimension d’analyse. Nous souhaitons que notre société évolue vers des valeurs humanistes et le respect de la vie humaine, même dans la douleur. Mme Khadija Arfaoui, la femme universitaire qui a perdu son fils et sa belle-fille dans l’attaque terroriste perpétrée en Turquie le 1er janvier 2017, en est le meilleur exemple. Malgré la tragédie qui l’a frappée, elle assiste avec nous aux rencontres de sensibilisation, apporte son témoignage, en défendant le droit à la vie pour tous.

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