Raoudha Zarrouk, présidente de l’Association des malades du cancer (AMC) à La Presse : «La prise en charge de la mammographie, une bonne méthode de prévention»

Femme au grand cœur. L’amour est le moteur de son âme. Elle ne décline aucun appel à l’aide. Elle n’épargne aucun effort pour défendre becs et ongles, prendre en charge des femmes mais aussi des hommes vulnérables, fragilisés par l’une des maladies les plus mortelles: le cancer. Le combat qu’elle a mené contre le cancer du sein, il y a vingt ans, l’a fortifiée. Aujourd’hui, elle est  à l’œuvre contre ce monstre, en prêtant main-forte aux malades. A l’occasion de la célébration de l’Octobre rose, Mme Raoudha Zarrouk nous a accordé une interview pour parler de son expérience avec la maladie du cancer du sein, de l’action de son Association des malades du cancer (AMC), mais aussi pour dévoiler la face hideuse des systèmes défaillants  de prise en charge  en Tunisie. Entretien.

Comment avez vous eu l’idée de créer une association pour les malades cancéreux ? 

Tout a commencé lorsqu’on m’a détecté un cancer du sein en 2000. Au début lorsqu’on vous annonce le diagnostic, on sent que tout bascule. Lorsque  que j’ai eu «mon» cancer — j’utilise l’adjectif possessif parce qu’on est devenu amis et que c’est «grâce à à cette maladie que je suis devenue la personne que je suis maintenant — j’ai été foudroyée, j’avais la trouille comme tout malade cancéreux à l’annonce de sa maladie. Après je me suis dit qu’il faut que je prenne les choses en main et que je mène mon propre combat et surtout ne laisser personne me démoraliser. Mon entourage était, également, attristé de cette nouvelle mais vu mon fort caractère, je ne voulais pas m’abandonner aux pleurs, à l’abattement. C’était moi qui rassurais les gens. D’ailleurs, c’est mon conseil à toutes les femmes atteintes du cancer du sein d’être fortes et d’accepter la maladie. C’est le premier pas vers la guérison. Il ne faut pas être dans le déni. C’est ce que j’ai fait même si c’était très dur (dans mon cas j’ai dû subir trois opérations en 21 jours). Mais, pour une femme, la  chimiothérapie qui cause, souvent, une chute des cheveux et l’ablation du sein, sont les choses les plus dures à subir puisqu’elles  touchent les symboles de la féminité. On m’a proposé de porter une perruque mais j’ai refusé. Pour moi, c’était un combat, j’ai décidé de ne pas me couvrir la tête et je me suis dit que même si mes cheveux tombent, je ferai des tatouages au henné. Finalement, je n’ai pas perdu mes cheveux que j’ai coupés très court (ce qui est rare). Je suis convaincue que c’était grâce  à la force et au courage  que m’a donnés Dieu pour affronter la maladie. Après l’opération, j’avais le moral à zéro mais j’ai su garder la tête froide en me disant «si j’ai perdu un sein, j’ai gardé le cœur». Ce cœur qui s’est empli d’amour et d’altruisme. «J’ai développé un grand coeur qui ne se lasse jamais d’amour».  D’ailleurs, ma lutte a inspiré beaucoup de femmes qui m’appelaient et cherchaient,  à travers mon histoire, espoir et confiance. A ce moment-là, je me sentais encore plus forte, plus aguerrie chaque fois que je prête main-forte à chacune d’elles. Avec le temps, le lien entre nous s’est renforcé. Nous partagions des moments de convivialité et elles venaient me rendre visite, souvent, pour se ressourcer. C’était alors le déclic pour créer, de concert avec un groupe de médecins, une association des malades du cancer du sein. J’étais une de ses fondatrices et le moteur de l’association. Cependant, tous les efforts que je fournissais me paraissaient insuffisants. J’ai démissionné de l’association et j’ai fondé, en 2011, l’AMC. La première chose à laquelle j’ai pensé, c’était de trouver le meilleur emplacement, c’est-à-dire un local qui doit être à côté de l’hôpital Salah-Azaïez pour que ça soit à proximité des malades et leur épargne les déplacements. Au début, j’ai commencé avec un bureau pour accueillir les malades du cancer. Après, à la demande d’un des éminents  médecins, Dr Ballali, qui est parti à la retraite, j’ai eu l’idée d’aménager un foyer qui a ouvert ses portes en 2012 pour héberger les malades issus des régions.  Au commencement, il y avait un foyer pour les hommes et un autre pour les femmes mais vu que la demande des femmes est beaucoup plus importante (les femmes n’ont pas généralement les moyens pour louer un appartement et même chez des parents, elles ne se sentent pas à l’aise), donc j’ai finalement décidé d’aménager un grand foyer. L’AMC est aujourd’hui une maison ouverte à toutes les femmes atteintes du cancer. 

Dans une déclaration récente, vous avez indiqué que depuis sa création, l’AMC a pris en charge les frais de traitement de 3.600 personnes. L’Association prend en charge les frais de soins de certains malades cancéreux, mais pas que … 

C’est vrai, on a pris en charge les frais de traitement et d’hospitalisation de 3.600 malades, mais le nombre réel des personnes qu’on a aidées est amplement supérieur, soit le double ou le triple. Notre rôle, c’est d’orienter, apporter de l’aide psychologique, résoudre des litiges avec la Cnam, on a même intenté des procès contre la Cnam pour faire valoir les droits de remboursement de frais des traitements ciblés que les médecins prescrivent pour certains malades. Mais par souci de transparence en termes de trésorerie,  j’insiste sur les 3.600 dossiers qui ont été entièrement pris en charge par l’AMC. Surtout, on essaie de prêter main-forte aux  malades qui sont dans la précarité parce qu’ils ne sont, généralement,  pas couverts par la Sécurité sociale.

On essaie  d’aider les malades issus des régions qui viennent à Tunis pour des échographies ou pour le traitement. On prend en charge également les frais des opérations de reconstruction, essentiellement pour les jeunes filles, parce que c’est important pour qu’elles ne perdent pas confiance en elles. On organise aussi des caravanes médicales pluridisciplinaires de dépistage (cancer du sein et du côlon) et de sensibilisation dans les régions qui mobilisent des médecins de diverses spécialités, des sages-femmes et des infirmiers. La dernière caravane que nous avons organisée avant le déclenchement de la crise sanitaire (maintenant on ne peut pas le faire à cause de la crise du Covid) était à Kasserine et je vous affirme que la région souffre d’un manque criant d’équipements médicaux de diagnostic du cancer.

Comment jugez-vous la prise en charge des malades du cancer en Tunisie ?

Dans les hôpitaux, on donne des rendez-vous très éloignés et espacés de plusieurs mois, même de plusieurs années, ce qui peut constituer un risque sur leur santé puisque la maladie peut évoluer rapidement. Et entre-temps,  le cancer évolue. Ce sont les malades issus des milieux précaires, des régions et des quartiers populaires qui en pâtissent le plus.  Les frais de soins dans les cliniques sont inabordables et ces malades n’ont pas les moyens pour s’y soigner. La maladie atteint des stades avancés et le taux de mortalité par cancer, notamment du sein chez les femmes, est élevé parce que le système de prise en charge du cancer en Tunisie est défaillant. Il y a un manque de moyens. Les équipements médicaux sont tout le temps en panne.

En 2017, nous avons fait don d’un échographe numérique (utilisé surtout dans le dépistage du cancer du sein chez les jeunes filles)  performant à l’hôpital Salah-Azaiez à l’occasion de la célébration de la Journée internationale du cancer et qui a fait l’objet d’une convention de partenariat avec l’hôpital Salah-Azaïez, aux termes de laquelle  le service de radiologie de l’hôpital s’engage à réaliser des échographies sur les femmes parrainées par l’association, notamment les jeunes filles chez qui la détection  précoce du cancer du sein est difficile. Pour des raisons qu’on ignore toujours, les termes de la convention ne sont pas respectés et nos demandes sont déclinées. Pourtant, il s’agit bien de jeunes filles qui nécessitent des examens échographiques. Le service de radiologie à l’hôpital Salah-Azaïez est souvent fermé !.

Il est vrai qu’on essaie de trouver des solutions puisqu’on est conventionné avec des groupes de médecins de libre pratique mais la facture s’alourdit.

Je viens de payer des honoraires de  milliers de dinars!  Nous sommes également conventionné avec l’Hôpital militaire mais il ne peut pas prendre en charge tout le monde! Il faut également souligner qu’il y a un manque énorme de médicaments anticancéreux qui ne cesse de s’aggraver. Actuellement, la situation est catastrophique. La responsabilité incombe aux gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution.

Quel message voulez-vous adresser aux femmes, à l’occasion de la célébration de l’octobre rose?

Je m’adresse aux femmes et aux hommes aussi. il y a 2,5% d’hommes qui risquent d’avoir un cancer du sein. C’est vrai que le cancer du sein chez le hommes est mal connu mais il est fatal dans la plupart des cas parce qu’on ne s’y attend pas. Généralement, l’homme atteint du cancer du sein pense qu’il s’agit d’une petite grosseur sur la poitrine ou d’un faux mouvement. Du coup, la maladie peut se développer et elle est repérée dans sa forme avancée alors que les chances de survie dépendent de la précocité du diagnostic. C’est pour cela que j’appelle les hommes qui s’aperçoivent d’une anomalie de consulter un médecin. Les femmes doivent être vigilantes et pratiquer l’auto-examen mais ce n’est pas suffisant. En cas  de doute ou de détection d’anomalies, elles doivent consulter un médecin traitant et insister à demander une échographie pour dissiper les doutes. Je conseille aux femmes de 35 ans et plus qui en ont les moyens de faire une mammographie tous les deux ans. Pour celles qui n’en ont pas, elles peuvent se servir d’une tirelire pour économiser de l’argent  et mettre de côté la somme des frais d’une mammographie en deux ans. Ça peut paraître drôle mais c’est une solution adéquate que je recommande.  Et d’ailleurs, le surplus, elles peuvent l’utiliser pour se refaire une beauté et fêter sa bonne santé en famille! Pour celles chez qui un cancer est diagnostiqué, je leur dis de ne pas perdre les pédales et d’avoir le courage pour faire face à la maladie. Et là je mets l’accent sur l’importance de la communication lors de l’annonce de la maladie. En Tunisie, il y a  un vrai problème à ce niveau-là, alors qu’il devrait y avoir un psychologue dans chaque hôpital (même dans le secteur privé) qui se charge d’apporter un soutien psychologique aux malades qui reçoivent l’annonce de la maladie.

Mon expérience m’a appris qu’on doit être fort face au cancer du sein.

Vous savez, une fois le cancer vaincu, notre  vie  change de fond en comble et je considère que mes vingt dernières années sont un cadeau de la vie. Donc, je conseille tous les malades d’accepter et d’affronter  la maladie. Et plus le diagnostic est précoce, plus les chances de guérison sont élevées. Le système de santé est dans un véritable état de délabrement, il  agonise. Il faut que l’Etat prenne les choses en main et instaure un véritable plan de lutte contre le cancer. Les malades les plus démunis sont laissés pour compte. Et j’estime que si le ministère de la Santé prévoit  la prise en charge totale des frais de mammographie par la Cnam pour toutes les femmes comme méthode de prévention, ce sera une mesure bénéfique et rentable pour l’Etat qui permettra de sauver des vies.

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