Vient de paraître—«Le sacrifice» de Taoufik Ayed (Sahar Editions): Bizerte, l’ultime bataille


On attribue toujours les victoires aux chefs.  C’est un tort, les batailles ne sont gagnées que par les troupes, et c’est à ces héros militaires et civils que cet ouvrage rend hommage.


Parce que l’histoire d’une nation ne peut pas appartenir à la seule connaissance mémorielle d’un petit nombre s’amenuisant d’année en année. Parce qu’il faut que nos enfants épousent cette qualité de citoyen, forgée par des générations de lutte donnant à ce mot son sens patriotique profond et sa pérennité. Il a fallu plus de cinq longues années d’obstination au Colonel Major Taoufik Ayed pour ouvrir des portes parfois huilées, souvent grippées, dépoussiérer les dossiers d’archives et retrouver des témoins incontestables quant à une page sanglante et douloureuse de l’histoire de la Tunisie contemporaine, celle de la bataille de Bizerte.

Plus d’un demi-siècle plus tard, un ouvrage «La bataille de Bizerte 19-23 juillet 1961, le sacrifice», des éditions Sahar, nous fait relater certains événements de bravoure le long de la Bataille de Bizerte et témoigne, documents et témoignages à l’appui, dans un acte de mémoire à l’égard de ces hommes qui ont fait preuve de courage, de bravoure, de dignité et d’humilité sans rien demander en contrepartie.

Après une longue carrière militaire, le Colonel Major, Taoufik Ayed, a ressenti le besoin d’apporter sa contribution dans l’écriture d’une page de notre histoire. «La Bataille de Bizerte est une partie de notre histoire peu connue, je dirais méconnue, voire ignorée. Tous les Tunisiens qui se sont penchés sur cette question l’ont abordée, soit du côté politique, soit du côté purement personnel et l’ont racontée comme ils l’ont vécue. J’ai, donc, voulu projeter de la lumière sur le fond de la toile pour ressortir les valeurs de tous les Tunisiens, toutes catégories confondues: militaires, paramilitaires, femmes, hommes, jeunes et moins jeunes, ayant participé à cette bataille», nous révèle-t-il et puis il ajoute : «L’idée d’écrire ce livre m’est venue au début de la deuxième décade de ce siècle qui correspond à une époque où le Tunisien ne veut plus rien donner à sa patrie. Pis encore, il exige tout d’elle sans rien lui présenter en retour, oubliant ainsi les sacrifices faits par ses parents et ses arrière-parents pour qu’il puisse bénéficier d’une vie libre et digne et puis, bien entendu, il y a d’autres raisons qui m’ont poussé à déterrer des vérités et des actes de courage et de bravoure restés prohibés jusqu’à 2011».

L’auteur de l’ouvrage ne prétend pas, par ce livre, «La bataille de Bizerte, le sacrifice», dissiper un malentendu ou rétablir une vérité absolue : «Dans mon livre, j’ai évité, expressément, d’aborder ces aspects pour ne pas me noyer dans un océan dans lequel, désormais, je ne saurais nager. Je me suis contenté de traiter principalement les aspects militaires mettant en relief les sacrifices faits par la Garde nationale, les jeunes volontaires venus de tout bord pour libérer Bizerte sans oublier, bien sûr, la femme tunisienne, la seule au monde qui a manifesté pacifiquement sous les bombardiers ennemis».

Taoufik Ayed insiste sur l’importance et la symbolique de cette bataille pour la Tunisie et les Tunisiens et, pour répondre à cette question, il lui faudra probablement écrire un autre livre «Après cinq ans d’indépendance, une bonne partie du territoire tunisien était encore sous domination française. C’était purement et simplement inconcevable. Le chef de l’Etat lui-même a été empêché, à deux reprises, de visiter ces endroits. La première fois, il a été refoulé de Tataouine et la seconde de Rass Ejbel. Et quand tous les moyens diplomatiques et pacifiques ont été épuisés, il ne restait devant Bourguiba que de miser sur la pression populaire, comme ça a été le cas après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef et d’obliger la France à partir. La libération de Bizerte devenait une tâche impérative. Il restait, juste, à déterminer le : qui, quoi, quand, comment et par quel moyen. Libérer Bizerte était devenu, donc, un devoir national qu’il fallait accomplir quel que soit le coût. La libération de Bizerte voulait dire, sans ambiguïté, l’acquisition de l’indépendance absolue et la remise au peuple tunisien de sa souveraineté nationale perdue depuis 1881». Toujours est-il que cette ultime bataille est restée dans les mémoires une blessure béante et continue, jusqu’à nos jours, à cristalliser tant de passion. Taoufik Ayed nous rappelle que la bataille de Bizerte fut suivie en 1962 par une tentative de complot contre Bourguiba sous prétexte de sauver la situation économique du pays et surtout et principalement pour soi-disant venger toutes les victimes tombées inutilement durant la bataille. «Cette tentative avait donné à la bataille de Bizerte, surtout auprès des youssefistes, des dimensions incontrôlées et incontrôlables, ce qui avait fait couler beaucoup d’encre et laisser libre cours aux plumes…  Dans mon livre, même si j’ai essayé de garder une neutralité totale et même si ce n’était pas l’objectif du manuscrit, j’ai été acculé, des fois, à raconter très objectivement les vraies circonstances qui avaient mené à cet épisode dramatique, mais glorieux de notre Histoire».

Ce qui nous amène aussi à nous interroger sur la découverte d’un autre Bourguiba suite à ses choix longuement critiqués et contestés. Pour répondre à notre question, Taoufik Ayed affirme que, d’après lui, Bourguiba n’avait pas changé, il avait gardé la même ligne de conduite en faisant prévaloir l’intelligence, la diplomatie, la politique des étapes et une orientation toujours pro-occidentale. Les gens de l’extérieur, par contre, voyaient en lui un homme complètement métamorphosé tout en le jugeant, chacun de son angle. Bourguiba avait, certes, redoré son blason auprès des pays arabes, principalement l’Egypte et l’Algérie. A l’intérieur, il avait su réunir de nouveau le peuple autour de lui. Ceci, en aucun cas ne faisait de lui un autre Bourguiba.        

«La bataille de Bizerte, le sacrifice» est aussi une piqure de rappel pour garder en mémoire ce que fut le Tunisien, un rappel de ce qu’est le patriotisme, le volontariat et la bravoure et c’est bien une manière de dire que l’Histoire n’est jamais définitive et que la porte est toujours ouverte à d’autres lectures, «le plus important est que les Tunisiens tombés dans les différents champs d’honneur ne soient pas morts pour rien. Les jeunes, cible principale de cet ouvrage, ne doivent pas perdre de vue nos valeurs ancrées en nous depuis des milliers d’années. Ils ont tout l’honneur de hisser haut le drapeau et de garder allumé le flambeau de la liberté et de la dignité», affirme-t-il avec fierté.

Ce livre est l’aboutissement d’un travail de longue haleine, fait de recherche et d’enquête, mais toute peine couronnée n’est pas peine perdue. «Il est vrai que j’ai mis beaucoup de temps pour récolter les témoignages, faire recours à des recoupements, évaluer les informations faisant appel à mon expérience personnelle et à mes connaissances militaires et tactiques. Il a fallu par la suite comparer les données récoltées avec celles d’autres sources principalement françaises pour sortir un livre qui remet en surface une bataille restée dans les oubliettes pendant presque 60 ans et parler des braves héros tunisiens et tunisiennes civils et militaires de tout rang. On attribue toujours les victoires aux chefs. C’est un tort, les batailles ne sont gagnées que par les troupes. Ce livre rend hommage à certains de ces hommes». dit-il en soulignant l’effort entrepris pour rendre au mieux cette lourde entreprise. «Il faut dire que la difficulté la plus grande que j’ai trouvée réside au niveau de la publication de ce livre. Cette tâche m’a pris presque trois ans et m’a donné l’occasion réelle pour palper de mes propres doigts les difficultés d’écrire, de publier et de liquider les écrits».

«La bataille de Bizerte, le sacrifice», un ouvrage de plus dans l’édifice de la mémoire collective, une autre voix, celle d’un militaire qui apporte sa contribution pour que l’âme tunisienne se réconcilie avec son histoire et soit fière de son identité. Un livre utile et passionnant.

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