Mustapha El Haddad, Ingénieur, consultant indépendant : «Le déficit énergétique a été multiplié par 9 depuis 2010»

Le déficit énergétique de la Tunisie au cours de ces dernières années s’est aggravé à cause d’une demande en constante évolution et une offre limitée ne répondant pas aux attentes. M. Mustapha El Haddad, ingénieur et consultant indépendant, nous donne plus de détails à ce sujet.

Le déficit de la balance énergétique se creuse depuis des années. Selon les données communiquées par le ministère, il est passé de 10% en 2010 à 55% en 2019. Quelles en sont les raisons ?

Le déficit énergétique, c’est-à-dire la production nationale moins la consommation nationale d’énergies, a été de 0,65 Mtep (tonne équivalent pétrole) en 2010 et de 5,8 Mtep en 2019. Le déficit énergétique a donc été multiplié par 9 depuis 2010. Ce déficit serait encore plus élevé si on tient compte des carburants de contrebande importés illégalement et non comptabilisés. Au cours des cinq dernières décennies, la Tunisie n’a jamais connu un déficit énergétique aussi élevé.

La dégradation du bilan énergétique résulte d’un effondrement inédit de la production nationale d’énergie combiné à une augmentation « normale » de la consommation nationale d’énergie. La production nationale d’énergie a été réduite de moitié au cours de la dernière décennie (de 7,1 Mtep en 2010 à 3,4 Mtep en 2019), alors que la consommation nationale d’énergie a augmenté de 19% au cours de la même période (de 7,7 Mtep en 2010 à 9,2 Mtep en 2019).

Le ratio du déficit énergétique, rapport entre le déficit et la consommation nationale d’énergie, a, par conséquent, fortement augmenté : de 10% en 2010 à 63% en 2019 (55% si on suppose que le gaz fiscal algérien est une ressource nationale).Le ratio du déficit énergétique est un indicateur de la dépendance énergétique d’un pays.

Au cours de la dernière décennie, près de la moitié des investisseurs étrangers ont quitté le pays, et les efforts d’exploration (en termes d’investissements, de forages et de permis de recherche) ont été diminués de moitié par rapport à la décennie précédente. Ce déficit d’investissements, pour maintenir la production des gisements existants et pour renouveler les réserves d’hydrocarbures au moyen de nouveaux forages d’exploration, a accéléré la chute de la production d’hydrocarbures en Tunisie.

Le désengagement des investisseurs résulte de plusieurs erreurs commises au cours des dix dernières années, nous citerons en particulier :

La remise en cause récurrente des accords pétroliers existants ;

La mise en cause non étayée, persistante, de l’intégrité des acteurs du secteur ;

Le manque de réactivité et de soutien des autorités face aux attaques des sites de production et des personnes ;

L’obligation des opérateurs de recruter du personnel en surnombre. L’effondrement de la production nationale d’hydrocarbures est la conséquence du mode de gouvernance publique et de l’instrumentalisation politique du secteur au cours des dix dernières années.

En 2019, les investissements dans le domaine de l’exploration pétrolière ont bondi pour passer de 72 millions de dinars en 2018 à 245 millions. Peut-on considérer cette amélioration comme étant un signe du retour de la confiance chez les investisseurs ?

Un retour de la confiance ? Nous l’appelons de tous nos vœux ! Mais nous devons rester prudents pour ne pas donner de faux espoirs et analyser plus en détail ces chiffres. Il faut rester prudent et analyser les réalisations effectives (et non des prévisions budgétaires) et sur une période suffisante de quelques années, car les investissements peuvent varier d’une année à l’autre de manière significative.

1. Les investissements en exploration pétrolière

Les intentions d’investissements annoncées en exploration par les compagnies pétrolières ne sont pas toujours réalisées. En 2019, le montant annoncé a été de 254 millions de dollars US (M$), alors que les réalisations n’ont été que de 78M$. En 2020, les prévisions initiale ont été de 201 M$ et dernièrement révisées à 118 M$. Les investissements en exploration pétrolière servent principalement à réaliser des forages, unique moyen de mettre à jour de nouveaux gisements d’hydrocarbures. Le nombre de forages d’exploration réalisés pendant une période suffisante et pour un territoire donné constitue un indicateur objectif d’appréciation de l’intensité de l’activité de recherche pétrolière.

2. Depuis 2010, l’effort d’exploration
a été réduit de moitié

L’effort d’exploration, en termes de nombre de permis de recherche, de nombre de forages et d’investissements, a été réduit de moitié au cours de la décennie 2010 à 2019 par comparaison avec la période précédente. Le nombre de forages d’exploration réalisés ces dix dernières années a été en moyenne de 6 puits contre 11 au cours de la décennie précédente. Cette réduction de l’activité d’exploration a un impact négatif sur le niveau des réserves et, par la suite, sur la capacité future de production d’hydrocarbures de la Tunisie. La production d’hydrocarbures continuera probablement à se dégrader au cours des cinq prochaines années.

3. Les faits incitent à la vigilance

En recherche pétrolière, les investisseurs fixent leur programme multi-annuel d’exploration en fonction de trois ensembles de critères : le potentiel pétrolier de la région, la fiscalité pétrolière et l’environnement des affaires du pays hôte. Au cours de la dernière décennie, ni le potentiel pétrolier, ni la fiscalité pétrolière n’ont subi de modifications significatives; par contre, comme évoqué plus haut, différents évènements ont affecté l’environnement des affaires des activités pétrolières. Au cours des dix dernières années, la moitié des permis de recherche en cours de validité ont été « rendus » et leurs titulaires ont quitté la Tunisie. Certaines grandes compagnies, titulaires de concession de production, ont également annoncé leur intention de quitter le pays. Il faut, enfin, préciser que le contexte international actuel de réduction de la demande mondiale de pétrole et de chute du cours mondial du Brent a probablement également contribué à la réduction de l’effort d’exploration.

Plusieurs sources estiment que la Tunisie est un site sous-exploré. Qu’en pensez-vous ?

J’aborderais cette question sous deux angles : (1) Est-ce qu’il y a encore du pétrole et du gaz à découvrir en Tunisie, et (2) l’activité de recherche pétrolière permet-elle de subvenir à la demande intérieure ?

1) Est-ce qu’il y a encore du pétrole et du gaz
à découvrir en Tunisie ?

L’activité de recherche pétrolière n’est pas une science exacte. Nous avons une bonne estimation des réserves et des quantités d’hydrocarbures qui restent à produire à partir des concessions actuelles et nous disposons d’estimations géostatistiques approximatives des ressources de pétrole et gaz restant à découvrir.

Au cours des 50 dernières années, le plus facile a été fait et les plus gros gisements ont été découverts dans les années soixante (El Borma) et les années soixante-dix (Ashtart et Miskar). Ce qui reste à découvrir est plus complexe et plus coûteux. Les découvertes pétrolières réalisées en Tunisie au cours des 40 dernières années sont de petite taille (de quelques millions de tonnes), les gisements « conventionnels » restant à découvrir seront probablement de petite taille. Par contre, beaucoup reste à faire pour les gisements non conventionnels : les évaluations actuelles des ressources de gaz de schiste sont particulièrement importantes.

2) L’activité de recherche pétrolière permet-elle
de subvenir à la demande intérieure ?

Dans les années 80, 20 à 30 forages d’exploration étaient réalisés chaque année. Durant les décennies 90 et 2000, cette activité est réduite à 10-15 forages par an. Durant la dernière décennie, six forages d’exploration ont été réalisés en moyenne par an. Si on se donne comme objectif de remplacer les quantités de pétrole et de gaz consommés par de nouvelles réserves, il faudrait alors forer une trentaine de puits par an, cette estimation se base sur l’historique des découvertes des 40 dernières années d’exploration (toute chose étant égale par ailleurs).

En réponse à votre question, nous pensons qu’il existe encore du pétrole et du gaz à découvrir en Tunisie et que l’activité actuelle d’exploration ne permet pas de répondre à la demande intérieure.

Selon une analyse publiée par l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (Nrgi), le processus d’octroi des titres pétroliers est vulnérable à la corruption en Tunisie. Une réforme du code des hydrocarbures peut-elle pallier cette différence ?

La question de la corruption, instrumentalisée politiquement au cours de la dernière décennie, mérite certains éclaircissements.

L’attribution d’un titre pétrolier est concrétisée par une convention conclue entre l’Etat et une compagnie pétrolière. Le titre pétrolier est accordé par le ministre en charge des hydrocarbures après avis conforme du Comité consultatif des hydrocarbures.

Le Comité consultatif des hydrocarbures est composé de 8 membres représentant : le Premier ministère, le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur, le ministère des Finances, le ministère des Domaines de l’Etat, la direction générale des Douanes, la direction générale des mines et le ministre chargé des hydrocarbures qui assure la présidence du Comité. Un modèle type de la Convention relative aux travaux de recherche et d’exploitation des gisements d’hydrocarbures est publié au Journal officiel (décret n°1842 du 01.08.2001). Enfin, l’article 13 de la Constitution de janvier 2014 stipule que les conventions pétrolières doivent être soumises à l’approbation de l’Assemblée des représentants du peuple. D’une manière générale, “la corruption est le fait d’utiliser sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel” (Banque mondiale) et  les opportunités de corruption résultent des failles de la règlementation et des procédures combinées à un système de contrôle défaillant. En Tunisie, la question de la corruption est traitée par le code de déontologie et de conduite de l’agent public, publié en octobre 2014.  Par ailleurs, il faut préciser que l’enquête relative à la gouvernance du secteur, réalisée par Nrgi en 2014, attribue à la Tunisie une note globale insuffisante de 49/100. Toutefois, une bonne note du cadre légal et institutionnel y contraste avec de mauvaises pratiques de divulgation et de faibles conditions générales de gouvernance. Donc, en réponse à votre question, pour que le processus d’attribution des titres pétroliers ne soit pas exposé au risque de corruption, ce n’est pas le Code des hydrocarbures qu’il faudrait, réformer. Il faudrait, à notre avis, surtout mieux communiquer en toute transparence et réduire les intermédiaires et les autorisations au strict minimum.

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