3 questions à Sihem Bensedrine: « La cabale a un objectif clair : faire passer une loi sur la réconciliation »

Trois commissaires de l’Instance vérité et dignité ont tenu une conférence de presse lundi pour répondre aux attaques de mauvaise gouvernance, et notamment de nominations indues pratiquées pendant les dernières années de fonctionnement de l’Instance. Ces accusations ont été lancées par la Commission de la réforme administrative et de la corruption à l’ARP sur la base du rapport de la Cour des comptes publié il y a deux ans. Entretien avec Sihem Bensedrine, l’ex-présidente de l’IVD.

Pourquoi plus de deux ans après la fin du mandat de l’IVD avez-vous organisé cette conférence de presse ?

Membres de l’Instance et en tant que citoyens ayant assumé des charges importantes en rapport avec la justice transitionnelle, nous avons été interpellés face à une véritable machinerie initiée par la Commission de la réforme administrative et de la corruption à l’ARP pour casser de l’IVD, abattre tout le travail qu’elle a réalisé en s’appuyant sur des rumeurs. Nous avons demandé à être entendus par la commission parlementaire, qui a refusé notre requête. La question qui se pose est celle-ci : pourquoi rouvre-t-on aujourd’hui le dossier du rapport d’audit de la Cour des comptes alors qu’il a été publié il y a deux ans ? D’ailleurs, le premier président de la Cour s’est interrogé récemment sur Shems FM à ce propos : « Pour quelles raisons sortez-vous ce dossier précisément alors que d’autres rapports sont venus après ? ». Il a alerté sur les dangers d’une instrumentalisation politique de cette affaire. Nous avons en fait une idée très claire sur les objectifs de cette campagne.

Justement, comment répondez-vous à ces accusations de mauvaise gouvernance et de dilapidation de l’argent public commises sous votre mandat, qui vous sont reprochées par la commission parlementaire en s’appuyant sur des données du rapport de la Cour?

Ce rapport, que nous avons distribué au cours de la conférence de presse, n’a relevé à l’IVD ni fautes graves et encore moins un quelconque abus de corruption. Les auditeurs de la Cour nous ont contrôlés pendant  plusieurs mois de l’année 2018 et nous avons répondu à leurs questionnements par la suite. Entre temps, nous avons tenu des séances de travail ensemble, qu’ils appellent « arbitrages ». Au fur et à mesure, les 400 observations qu’ils ont posées au départ ont été réduites à 23. Mais comme ils avaient déjà publié leur rapport, ils ont dû  rajouter et publier notre réponse par la suite. Revenons à cette histoire des « nominations indues », qui nous est reprochée par la commission parlementaire. Le règlement intérieur de l’IVD a été rédigé par un expert, il s’agit d’un président de chambre à la Cour de cassation du Tribunal administratif. Il y est écrit dans l’article 13 : « Le Conseil de l’Instance est responsable des recrutements. Le président de l’IVD est responsable de l’évolution de carrières ». Nous avions une vingtaine de chefs de service et de directeurs, qui étaient en exercice, mais qui n’étaient pas nommés dans leurs fonctions respectives. Un responsable de l’administration est venu m’alerter qu’il fallait régulariser la situation de ces personnes en les nommant officiellement. Un litige est survenu alors avec des membres du Conseil : « On veut savoir exactement quand chaque cadre a été nommé et pour quelle mission», m’ont-ils dit. J’ai alors gelé toutes mes décisions pour vérifier au cas par cas avec l’ensemble du Conseil si les désignations étaient justifiées ou pas. Cette opération a duré six mois, parce que nous avions beaucoup de travail en parallèle. Le Conseil a par la suite renommé tous ces gens et décidé de leur octroyer leurs primes gelées pendant tout le temps de la vérification. Ces primes sont donc dues, validées et approuvées par le Conseil. Les pourfendeurs de l’IVD n’ont pas lu la réponse de l’IVD et ont prétendu qu’il s’agit de sommes gaspillées illégitimement. L’autre point concerne les contrats de service des avocats, une soixantaine. Lorsqu’on les a recrutés, on a exigé d’eux qu’ils s’autoradient du Barreau pour pouvoir être fonctionnaires chez nous. On a établi des contrats avec eux, stipulant qu’ils avaient droit à 14 mois de salaire, comme c’est le cas à l’IVD. Refusant de s’autoradier, ils nous ont ramené des décisions personnelles en plus d’une lettre du Bâtonnier stipulant que l’Instance n’a pas le droit de faire une telle requête aux avocats et qu’il était dans ce cas légal de nouer des contrats de service sur un plein temps tout en gardant le statut d’avocats. Nous avons reconsidéré la situation en établissant leurs contrats sur douze mois tout en prenant en compte dans leurs salaires les deux autres mois, dont les fonctionnaires de l’IVD bénéficient.

Par quoi expliquez-vous qu’on ressorte des données déjà publiées en 2018 aujourd’hui ?

Cette cabale a un objectif très clair. Faire passer une loi sur la réconciliation, plutôt une loi d’amnistie de personnes ayant commis des violations graves de droits humains ou de corruption. J’ai eu vent de ce projet dont le dessein principal est d’annuler les chambres spécialisées tout en réparant financièrement les victimes. C’est l’impunité qu’on recherche. On perd ainsi le droit à la vérité et le droit à la redevabilité judiciaire. Rached Ghannouchi, le président de l’ARP, a intégré dans son équipe Mohamed Ghariani, l’ex-SG du parti au pouvoir sous Ben Ali, pour lui confier la préparation de ce projet de loi. Il en a parlé dans son interview diffusée sur la chaine de TV nationale. Nous considérons que la nomination de Ghariani est illégale parce que les articles 21 et 22 de la loi sur la justice transitionnelle interdisent de recruter dans la fonction publique des individus qui ont été au RCD. Ghannouchi a donc violé la loi. D’autre part, nous estimons qu’il est indécent et humiliant pour la révolution qu’un responsable de violations, qui était associé au personnel de la salle d’opération responsable des homicides commis pendant les jours de révolution, soit désigné pour décider comment les victimes doivent être réparées.

Laisser un commentaire