Justice transitionnelle: Un bilan mi -figue, mi-raisin

Des tensions et des conflits ont surgi très tôt entre l’Instance vérité et dignité et les autorités. L’hostilité déclarée notamment par le parti Nida Tounès, qui a remporté le double scrutin de 2014, vis-à-vis de l’Instance a parfois handicapé la mission de cette dernière


L’Instance vérité et dignité (IVD) a finalisé son rapport global le 31 décembre 2018 et l’a remis au Président Béji Caïd Essebsi à cette même date. Ce document se déployant sur sept tomes et le long de 2.334 pages a été publié au Journal officiel le 24 juin 2020. Mais entre la mise en place de l’IVD en juin 2014, dont les activités couvrent une période allant de juillet 1955 à décembre 2013, et la clôture de ses travaux cinq ans après, beaucoup de polémiques ont défrayé la chronique concernant l’Instance. D’autre part, des tensions et des conflits ont surgi entre les autorités et la Commission vérité, dont le fonctionnement et l’organisation sont pourtant encadrés par une loi organique, celle du 24 décembre 2013. Même si les slogans de la révolution n’ont pas appelé directement au lancement d’un processus de justice transitionnelle, le rejet du pouvoir policier et de la corruption ainsi que les revendications de justice, d’égalité régionale et de dignité réfèrent directement aux fondamentaux de cette discipline, née dans les années 90 à la suite de la chute des régimes communistes.

Instrumentalisation politique

En Tunisie, un dialogue national sur la justice transitionnelle a vu le jour dès la fin de l’année 2011, il a donné lieu à la loi 53 du 24 décembre 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle. Très vite, une majorité d’associations proches du milieu islamiste adhèrent à ce projet. L’initiative législative est transmise à l’Assemblée nationale constituante dominée par la Troïka. Deux dispositions y sont alors rajoutées, la fraude électorale et l’émigration forcée. La première visait directement Béji Caïd Essebsi, alors président de Nida Tounès et ennemi numéro un du mouvement Ennahdha. La fraude électorale était destinée à rappeler le passé de BCE au temps où il régnait sur le ministère de l’Intérieur, chargé du dépouillement des scrutins électoraux, à l’époque bourguibienne. La justice transitionnelle se retrouve dès le début otage d’instrumentalisation politique et d’équilibre des forces en puissance en changement constant.

L’élection de BCE à la tête de l’Etat en décembre 2014 signe le moment de la revanche du vieux président. Il présente, le 15 juillet 2015, un projet de loi sur la réconciliation économique et financière qui, à côté de son intention d’amnistier des hommes d’affaires proches de l’ancien régime soupçonnés de corruption, cherche à saper le travail de la Commission vérité en particulier celui de sa commission d’arbitrage et de conciliation.

1.426 accusés devant les Chambres

spécialisées

62.000 victimes ont présenté des plaintes à l’IVD et près de 40.000 autres ont été écoutées lors d’auditions privées. C’est sur la base de ces témoignages et des archives écrites, numériques et audiovisuelles que l’IVD a pu réunir le long de son mandat que le rapport final a été rédigé. Mais, malgré ses diverses requêtes, l’Instance n’a pas pu accéder ni aux archives du ministère de l’Intérieur et notamment à celles de la police politique, ni à celles des tribunaux militaires, qui renferment les PV des procès des blessés et des martyrs de la révolution.

Autre difficulté de taille rencontrée par l’Instance, celle-là qui concerne le chef du contentieux de l’Etat, qui a bloqué la procédure d’arbitrage alors que l’Etat, en tant que victime, a déposé 685 dossiers de corruption, tout en refusant de faire valoir ses droits. Situation paradoxale par excellence. L’IVD est arrivée à faire aboutir sept dossiers d’arbitrage, grâce auxquels elle a pu recouvrir 745 millions de dinars.

Malgré ses conflits avec le pouvoir, l’Instance Vérité et Dignité a pu déférer 1.426 accusés devant les Chambres spécialisées en justice transitionnelle afin de rendre justice à 29.950 victimes. Elle a mis en examen 923 personnes accusées d’homicide volontaire, 428 accusés de viols et de tortures, 9 accusés de violation de la liberté individuelle et 66 accusés de détournement de deniers publics contre l’État tunisien. Mais ce processus judiciaire s’avère très long et jalonné de lenteurs et d’obstacles.

La lenteur des procès est due à de multiples reports d’audience liés le plus souvent à l’absence d’un accusé ou de son avocat, voire à l’absence de juges due au manque de quorums dans les Chambres spécialisées en raison de la rotation annuelle des magistrats. «La lenteur des procès est aussi le résultat de longs délais s’écoulant entre les audiences, à savoir 116 jours en moyenne (environ près 3 mois et demi) entre la 1ère et la 2e audience et 70 jours (environ 2 mois et demi) entre la 7e et la 8e audience», constate un rapport récent élaboré par un ensemble d’ONG, à savoir l’Association des magistrats tunisiens, l’Organisation mondiale contre la torture, Avocats sans frontières et la Commission internationale des juristes.

Attentes et frustrations des victimes

Frustrations, fragilité et précarité caractérisent la situation de la majorité des victimes de la répression. Les blessés et familles des martyrs poursuivent depuis près d’un mois une grève de la faim, dont l’objectif est la publication au Journal officiel de la liste des blessés et des martyrs des événements du 17 décembre 2010-14 janvier 2011. Malgré une mobilisation de la société civile en faveur de ceux qui ont rendu possible un changement politique en Tunisie, la rédaction d’une nouvelle constitution et la mise en place d’élections libres, les autorités continuent à faire la  sourde oreille quant à cette demande de reconnaissance.

Les excuses du Président de la République présentées au nom de l’Etat, une disposition de la loi sur la justice transitionnelle, tardent elles aussi. Les victimes la considèrent comme un moyen de les réhabiliter. Le RIB du Fonds de la dignité a été rendu public dernièrement. Il faudrait réfléchir aux moyens d’alimenter cette caisse et surtout finaliser la constitution de la commission de gestion de ce fonds dont la finalité est de satisfaire les attentes de 33.000 victimes qui disposent de décisions de réparations, dont 18.000 sont concernés par des indemnisations financières et 15.000 par une réhabilitation morale.

En clair, la volonté politique d’accélérer ce processus, qui cherche à pacifier une société ayant connu un passé violent, manque encore une fois depuis l’installation du gouvernement Mechichi. Cette volonté de faire bouger les choses a existé très brièvement pendant le court mandat du gouvernement Fakhfakh, dont le ministre  chargé des droits de l’homme et de la relation avec les instances constitutionnelles et la société civile, l’avocat et activiste Ayachi Hammami a réussi en un temps assez court à publier le rapport final de l’IVD dans le Jort et à travailler sur la logistique nécessaire pour que le gouvernement réfléchisse à une stratégie et des programmes de travail afin d’appliquer les recommandations présentées par l’Instance vérité et dignité.

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