Rachida Triki, spécialiste en esthétique et philosophie de l’art, à La Presse : « La misère symbolique est une menace pour l’éducation du goût et l’exercice de la pensée »


Cela fait plus de dix ans que les images s’enchaînent, que les informations télévisées hyperboliques se succèdent. Cela fait plus d’une décennie que l’on tient à distance les vrais sujets et que l’on matraque en permanence des non-sujets.

Pour ceux qui produisent des contenus, ceux qui diffusent des images et autres produits audiovisuels, tout comme pour le spectateur réduit à un consommateur aliéné, c’est toujours la même rengaine. « Il n’y a plus de temps, il n’y a plus de lutte, il n’y a plus ni points de vue ni sujets », entend-on souvent dire et répéter.

En pleine transition, de nombreux Tunisiens pensaient que ce que vivait la Tunisie aurait été semblable à une esquisse, une esquisse qui soit l’ébauche de quelque chose, d’une nouvelle condition humaine dans ce beau pays trois fois millénaire.

Aujourd’hui que la traversée du désert semble perdurer, que de nombreux acteurs continuent à être les tam-tam d’un monde déréglé, même « esquisse » semble loin d’être le mot juste. Car ce qu’a vécu et vit le pays ces derniers temps serait une esquisse de rien. Pourtant, l’on continue à tirer gloriole de réalisations incomplètes.

Dans cette interview, l’universitaire et académicienne, spécialiste en esthétique et philosophie de l’art Rachida Triki revient sur les dysfonctionnements du paysage actuel et propose des pistes de réflexion pour échapper à la « misère symbolique ». Laquelle misère symbolique constitue une menace pour « l’éducation du goût et l’exercice de la pensée ».


Les maux de la société tunisienne semblent être divers et multiples aujourd’hui. Du point de vue social et culturel, on retient que les gens font preuve d’un cynisme aveugle et irrationnel envers des sujets que les médias manipulent, des propagandes et des informations télévisées hyperboliques. Comment interprétez-vous cet état de fait ?

Il est vrai que depuis 2011, il y a eu une libération de la parole  dont on ne peut que se réjouir et c’est probablement le plus grand acquis démocratique de la révolution. Mais en même temps, la liberté d’expression et conséquemment la liberté d’opinion dont jouissent les médias dans leur droit d’informer peut dévier jusqu’à nuire à la recherche de la vérité, voire jusqu’à devenir une fabrique de fausses vérités. Dans la période de crise que nous vivons actuellement, avec ses incertitudes et l’absence de discours clair et responsable de la part des gouvernants, la voie est ouverte à toutes les dérives pour capter un public qu’on s’évertue à rendre crédule. C’est la scène originelle du sophiste : moins on accède à la vérité, plus il y a place pour l’exercice de la manipulation  des opinions. Dans le flot des paroles et de faux débats, cela peut aller de la désinformation à des formes de propagande ou de diffamation sans souci de déontologie journalistique.

D’un autre côté, cela est tout à fait normal, car c’est la première fois, pour au moins  quelques générations, qu’il y a cette libération de la parole renforcée par les nouvelles technologies de l’information ; et comme aujourd’hui, par le fait de la diversification des pouvoirs,  l’autorité ne s’exerce plus de façon directe et centralisée comme c’était le cas dans les régimes précédents, avec les appareils coercitifs ou idéologiques d’État, il s’opère en quelque sorte une délégation de cette fonction idéologique  aux chroniqueurs, aux journalistes, aux nouveaux experts en tous genres, pour discuter et diffuser des idées opératoires sur les plateaux de télévision et les espaces numériques. A partir de là, tout devient possible, y compris l’irrationnel. Il est clair que devant cette situation, le rôle des intellectuels serait capital, car ils peuvent intervenir pour développer une éthique de la discussion qui se fonde sur une critique constructive dans la confrontation et le respect du jugement d’autrui.

Sur les écrans, ceux des médias classiques comme ceux des nouveaux médias, la somme des sujets tenus à distance et des non-sujets matraqués en permanence étend le royaume de la pensée conforme. Les conséquences ne sont autres que platitude, suivisme et absence de créativité à tous les étages de la société. Pour l’auteure de « L’image, ce que l’on voit, ce que l’on crée » que vous êtes, quel plan d’action pour corriger la trajectoire, développer la créativité et l’esprit critique ?

C’est vrai qu’il y a un déficit de créativité, du moins dans les médias classiques où l’on a l’impression que le temps s’est arrêté depuis longtemps. Or, en ces temps de confinement et donc de grande écoute, la misère symbolique est une menace pour l’éducation du goût et l’exercice de la pensée. Le risque pour l’individu citoyen est d’être pris dans un conformisme massivement alimenté par les mêmes représentations souvent médiocres. Cette consommation culturelle médiatique menace sa personnalité en le privant de la singularité de son expérience sensible et de l’autonomie de son jugement de goût ; elle affaiblit même sa capacité créatrice et son aptitude à une socialité effective.

Au nom du grand public et sous forme de démocratisation d’une culture qui prétend se fonder sur l’exclusion de l’élitisme pour une égalité des goûts, on offre au téléspectateur, de manière anarchique, un patchwork de soi-disant arts visuels et de musique qui font pratiquement fonction d’intermède entre les émissions dites d’information.  Il est clair que tout cela travaille à perturber les références d’un public dans l’appropriation de son imaginaire. De même, sous le couvert de libéralisme, dans certaines émissions, parfois de grande écoute, on exploite le domaine des émotions en exhibant l’intimité et la douleur des gens en suscitant le voyeurisme et en tuant subtilement tout esprit critique. D’ailleurs, ni le tragique, ni le comique ne se trouvent respectés dans certaines plateaux dits participatifs.

Cet état de fait  relève d’un parti pris, car nous ne manquons ni d’œuvres remarquables, ni de créateurs, ni même de critiques dans différents domaines artistiques. Ce qui est remarquable, c’est aussi l’absence quasi totale des intellectuels qui peuvent développer de « vrais sujets » et intervenir avec objectivité sur la chose publique pour confronter leur éclairage à celui des journalistes et des décideurs politiques. Il serait aussi bénéfique, dans le respect du téléspectateur et des participants, de les faire intervenir dans des débats culturels ; c’est là où la liberté d’expression  se manifeste au mieux dans le respect et  la  reconnaissance en l’autre d’un potentiel d’invention de sens (nouveau) qui peut permettre un partage et une intensification de la vie sociale.

Contre la culture des animateurs et des experts en tous genres, il faudrait solliciter des artistes capables de parler de leur démarche ainsi que des critiques spécialisés dans tel ou tel art pour présenter des œuvres intéressantes. La scène artistique tunisienne est riche de créations intéressantes dans plusieurs genres à qui il faut donner une visibilité dans le respect des œuvres, en leur consacrant un temps de grande écoute. Cela permettrait de sortir de la représentation de l’art comme simple divertissement et d’en montrer la dimension existentielle, sociale et même universelle. La « formation du regard » passe par une pédagogie du voir qui révèle l’intensité des œuvres.

De même, la Tunisie est riche d’un patrimoine très diversifié qui mérite d’être connu par des émissions qui réunissent l’esthétique et le scientifique et qui peuvent tout à fait intéresser le grand public et nous avons pour cela d’excellents documentaristes. Ces initiatives ne peuvent que réconcilier le public avec son environnement culturel et elles relèvent du droit au savoir.

La télévision tunisienne, dans l’acception la plus large du terme, fait la part belle au mercantilisme. Le critique cède en effet la place au chroniqueur, à l’attaché de presse, au porte-parole, l’œuvre devient produit, le public audience et le spectateur consommateur. Pourtant, nos élites « peu militantes », de l’avis de certains analystes, semblent avoir bu l’eau des nouilles, se montrant silencieuses et inertes, à un moment crucial. Qu’en pensez-vous ?

C’est un phénomène contemporain que la culture de l’audimat. La course au scoop, au sensationnel, aux anecdotes constitue, en quelque sorte, le fonds de commerce des chaînes télévisuelles. Ce qui explique l’importance prise par le chroniqueur qui capte l’événement et arrive à maintenir l’attention dans le flux des nouvelles  qui alimentent la curiosité et finissent en fait par désorienter le téléspectateur. Contrairement au journaliste qui trouve un lien de temporalité historique à l’événement pour lui donner un sens, le chroniqueur se satisfait de l’effet d’immédiateté en émettant s’il y a lieu des hypothèses sans fondements.

Quant à l’absence des élites dont vous parlez, soit ils sont, comme je l’ai dit, quasiment évitées dans l’espace télévisuel, soit ils choisissent eux-même le retrait en jugeant de l’inefficacité de leur contribution dans des espaces biaisés. Cela dit, on ne peut plus parler après 2011 de « la télévision tunisienne » car il existe maintenant  des chaînes avec des lignes éditoriales diversifiées qui sollicitent des penseurs, des écrivains, etc. peut-être pas toujours,  je pense, dans un cadre qui retienne un public. C’est là où intervient la question de l’image car ne l’oublions, pas la télévision est une boîte à images ; il faut le prendre au sens large : le discours lui-même nécessite un décorum, une mise en image qui touche bien sûr la mise scène, une forme de respiration qui aide les mots à faire sens.     

Renoncer à la critique lui substituant la chronique, la publicité et autres produits puisant dans le sensationnel n’est-il pas selon vous un acte suicidaire si l’on parle constitution d’une conscience, celle de la différence des points de vue, des styles et des idées ?

Oui, le sensationnel, l’émotionnel sont de l’ordre de l’immédiateté et ne peuvent pas donner à penser. A l’heure où les images se succèdent massivement et sont livrées sans soutien préalable, le risque est bien sûr celui de la consommation passive, une sorte d’addiction qui rend possible toutes les mystifications ; la critique est fondamentale pour qu’il y ait doute, distance, médiation par le raisonnement. La critique constructive est celle qui respecte le dialogue et la différence, celle qui permet la culture du regard et est capable de défaire, par l’argumentation, la fascination des images sur les corps regardants. Une des finalités de la didactique socratique a consisté à mettre en place cette médiation dialectique qui puisse défaire les images de leur usage passionnel. C’est pourquoi on ne peut pas considérer comme critique  la posture qui se réduit à un jugement sans fondement et au dénigrement des opinions d’autrui.

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