Lettre ouverte au chef du gouvernement M. Youssef Chahed : Vous ne serez plus seul si…

Depuis votre arrivée au pouvoir, j’étais parmi de nombreux intellectuels à croire en vous et à vous encourager dans de nombreuses entreprises que vous avez eu le courage de déclencher, notamment «votre guerre» contre la corruption et les corrompus de tout bord et tout acabit.

Mon article, publié par le journal La Presse «Une hirondelle à elle seule peut-elle annoncer le printemps ?» (publié le lundi 12/06/2019) fait foi.

Vous avez affirmé clairement que vous vous inspirez de l’héritage bourguibien qui éclaire votre voie et vous aide dans vos choix.

Avant de porter à votre connaissance les quelques conditions, qui une fois accomplies à souhait grouperont la majorité du peuple à vos côtés et vous seront d’un large secours dans l’accomplissement de vos différentes actions politiques, nous souhaitons définir de façon presque schématique (espace oblige) les assises essentielles de l’héritage bourguibien.

I- L’héritage de Bourguiba ou les spécificités de l’esprit bourguibiste : ces spécificités sont au nombre de trois

– Le patriotisme de Bourguiba : 

Depuis son entrée en politique, alors jeune avocat, Bourguiba nourrissait pour la Tunisie, son pays, et pour le peuple tunisien, un amour immense, sans limites. Pour la libération de son pays, il a eu le courage d’affronter et de défier tous les dangers et les menaces que faisait peser sur les épaules de tous les patriotes, le colonialisme français : prison, exil, assassinats et autres. Ses collègues dans la lutte contre le colonialisme ont payé de leur vie leur amour pour la Tunisie. Ils sont avec les martyrs du peuple tunisien très nombreux, innombrables même. Mais il suffit de citer feu Farhat Hached, Hédi Chaker, Med Ali El Hammi et d’autres moins connus mais qui ont eu le courage d’irriguer de leur sang les terres sacrées de cette illustre Tunisie.

Le patriotisme qui malheureusement fait défaut à de nombreux acteurs de la vie politique, surtout depuis l’avènement du 14/01/2011, est le moteur essentiel de la démarche du président Bourguiba.

Lui et ses nombreux confrères n’ont ni demandé, ni exigé une quelconque «réparation» pour les préjudices subis durant leur lutte contre la France coloniale, comme l’ont fait les hommes d’Ennahdha lors de leur passage au pouvoir à l’occasion de l’avènement de la triste et funeste «Troïka».

Alors que le pays souffrait sous le poids de l’endettement et des mauvais choix politiques et économiques, ils n’ont pas eu froid aux yeux pour empocher les deniers publics, à titre de réparation de préjudices, et quels préjudices?

Emprisonnés non pas pour des ideaux de liberté, d’amour et de tolérance mais pour avoir semé la discorde entre les différentes catégories sociales, lancé des bouteilles de vitriol sur le visage de gens innocents, brisé  les vitrines des bars et restaurants dans le Sahel pour annihiler toute activité touristique et mettre au chômage des milliers d’ouvriers. Cette loi votée à la hâte et vers deux heures du matin était la première et grande étincelle du déclenchement des vents de la corruption qui sévit jusqu’à aujourd’hui dans notre pays.

2- L’attachement de Bourguiba à la modernité et aux valeurs  de liberté et d’égalité entre hommes et femmes est la deuxième caractéristique du bourguibisme. Depuis trois mille ans le peuple tunisien a connu d’innombrables civilisations carthaginoise, romaine, phénicienne, musulmane, européenne et autres. Ce qui lui a permis d’être un peuple ouvert, bannissant tout aspect de fermeture, de fanatisme quel qu’il soit, religieux ou autre.
Dès son arrivée au pouvoir et même avant la proclamation de la République le 25/07/1957, Bourguiba a veillé à promulguer le Code du statut personnel le 15/08/1956. Une œuvre hautement civilisationnelle qui s’inspirant de l’héritage islamique ouvert, a donné à la femme la place qui lui revient. D’une «éternelle mineure» elle est devenue l’égale de l’homme quant aux droits et aux devoirs. Le président Ben Ali a continué cette tâche et a consolidé cette orientation spécifiquement tunisienne surtout lors de son discours du 25/8/1992. Bourguiba s’inspirait des œuvres des philosophes du siècle des Lumières, notamment J.J. Rousseau, Voltaire et Montesquieu par la construction d’écoles, de lycées et d’universités, a semé le savoir dans ses plus belles expressions partout en Tunisie, même dans les villages lointains du Sud et du Nord-Ouest.

Le savoir, c’est l’ouverture, c’est la tolérance, c’est la lumière, Bourguiba y croyait fermement. Il était un anticlerical déclaré parce qu’il a vu et saisi que les cheikhs de l’ancienne Zitouna semaient la haine entre les riches et les pauvres et fermaient les portes de tout ijtihad, effort intellectuel. L’essentiel pour lui, c’est la libération de l’homme de l’ignorance, des misères matérielles qui attaquent et menacent sa santé et donc sa vie et appelle à l’amour de la vie qui passe inéluctablement par l’amour de l’autre et par l’amour de son pays. Pour ce faire, il faut encourager tous les hommes de culture, de l’art et leur permettre de s’exprimer librement. Dans ce domaine, il faisait appel à des esprits chevronnés tels M. Chedly Klibi, M. Chedly Ayari, ancien ministre de l’Education nationale, M. Ahmed Mestiri, Ahmed Ben Salah et d’autres personnalités politiques qui avaient un tact politique certain et une immense culture dans tous les domaines.

3/ Le troisième aspect de la démarche bourguibienne, c’est le tact politique ou la politique des étapes.

Depuis l’avènement de l’indépendance intérieure et la grande fitna entre les deux grands leaders du Néo-Destour, Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, Bourguiba a excellé dans l’élaboration de sa célèbre théorie des étapes. L’histoire lui a donné raison.

En politique, que ce soit en Tunisie ou ailleurs, le tout ou rien ne peut pas être admis. C’est dans la logique des choses. Et les tenants des politiques du «tout ou rien» se sont vu écraser la tête contre les murs de l’histoire.

Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours et partout dans le monde le tact politique a eu toujours le dernier mot. Que sont devenus les trotskistes, les guévaristes et les révolutionnaires qui voulaient faire appliquer Marx et Engels à la lettre.

L’histoire n’était pas de leur côté, entre le rêve et la réalité c’est le champ qui permet au politique de réussir peut-être sans éclat mais sans perte ni de temps ni d’effort. Il semble que vous avez choisi cette voie de la logique et de l’efficience, loin de tout aventurisme quel qu’il soit. Mais pour que vous puissiez réussir votre action politique, permettez-moi, M. le chef du gouvernement, de soumettre à votre haute attention ces quelques propositions qui sont des réponses à des questions qui occupent, j’en suis sûr, votre esprit.

II- Les conditions de la réussite

Elles sont au nombre de deux.

1/ Primauté de la loi : depuis les événements du 11 janvier 2011 la loi a été bafouée et son empire a rétréci comme une peau de chagrin. Loin de nous de vous présenter les innombrables violations de la loi et le non-respect des décisions judiciaires, notamment du Tribunal administratif, mais il n’est qu’à vous citer le cas de Mme Sihem Ben Sedrine et son refus de respecter et d’appliquer des décisions judiciaires légales et prononcées au nom du peuple tunisien. L’IVD, sur ce point, est une référence. Les exemples des violations de la loi et de son non-respect sont innombrables, partant de la construction de murs sur les rails à Métlaoui, en passant par les fermetures de routes et les incendies perpétrés çà et là au vu et au su des forces de sécurité et en arrivant enfin au non-respect des grévistes des transporteurs des carburants des accords dûment signés.

La loi dans notre pays souffre de son non-respect et de sa non-application. Notre pays en  souffre aussi. Depuis le début des actes terroristes perpétrés dans notre pays et dans mes articles en langue arabe et en français, j’ai appelé à l’application urgente des textes de loi et notamment le Code pénal. Si vous ne retroussez pas vos manches, Monsieur le chef du gouvernement, en vue de faire appliquer la loi de façon urgente, la Tunisie risque de pâtir encore et les espoirs portés en votre personne peuvent s’écrouler comme un mur de paille.

Il semble que votre parti en gestation «Tahya Tounès» regroupe en son sein de nombreux avocats et de nombreux juristes. Je me sens mal dans ma peau qu’ils aient gardé le «silence» devant les menaces de mort proférées contre votre personne par un député. La  menace de mort est punissable selon l’article du Code pénal et nul n’est au-dessus de la loi, ne serait-ce  un député, un ministre ou autres. Le temps court et le vent des menaces de  mort se lève et s’amplifie. La seule issue de sauvetage réside dans la réinstauration de l’empire de la loi et dans les plus brefs délais.  Le mal de la Tunisie réside dans cette tare.  Permettez-moi d’insister M. le chef du gouvernement, parce que la situation est grave.

La  guerre contre la corruption

C’est un des volets que vous avez évoqués vous-même. Continuez cette guerre, sans relâche, abstraction faite des régions et des individus. N’avons-nous pas dit que tous les Tunisiens sont égaux devant  la loi, selon l’article 21 de la Constitution du 27-1-2014 ?

Ils le seront face à la guerre contre la corruption. Vous ne pouvez pas savoir l’enthousiasme et l’attachement à votre personne lors de la déclaration de guerre contre la corruption formulée dès votre arrivée au pouvoir. Ne lâchez pas prise le terrorisme se nourrit des corrompus les mouharribouns, et les clans du marché noir. Il faut sévir à la racine, sans pitié mais sans discrimination régionale ou autres.

C’est seulement à ce prix que vous pouvez dire que vous avez gagné la partie. Le chemin est long. La voie est dure et parsemée de vipères et de cobras.

Vous ne pouvez les vaincre qu’en vous attachant, comme Bourguiba votre guide et mon guide aussi, au sens du patriotisme dans ses plus belles et expressions et au sens de l’intégrité. C’est par votre attachement au sens de l’intégrité et à la droiture que vous pouvez mettre tout le monde de votre côté, et c’est seulement à ce prix que vous ne serez plus seul. Le destin de la Tunisie est entre vos mains et les mains de vos collègues. Une tâche dure, presque insurmontable, prométhéenne mais elle demeure passionnante. Elle réside dans les éléments suivants : faire sortir la Tunisie du carcan de l’endettement qui écrase son économie, réinstaurer dans les plus brefs délais l’empire de la loi, éliminer toute velléité de corruption tant au niveau de l’administration qu’à celui de la société profonde.

Par Maître Med Laïd  Ladeb*
(*)Avocat à la Cour de cassation et universitaire

Notes

Tunisie

Voir notre ouvrage : Une nouvelle stratégie de développement à l’ère de la globalisation, présenté par M. Philippe Séguin, ancien président de l’Assemblée nationale française, et par le doyen Hafez Ben Salah

Sagep 1999

L’article 222 du Code pénal énonce ceci : est puni de six mois à cinq ans d’emprisonnement et de deux cents à deux mille dinars d’amende quiconque aura, par quelque moyen que ce soit, menacé autrui d’attentat punissable de peines criminelles.

La peine est portée au double si les menaces sont accompagnées d’un ordre ou assorties d’une condition quand bien même ces menaces seraient verbales. Cet article a été modifié par la loi n°77-56 du 3 août 1977.            

   

          

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