Documentaire : « Sentir ce qui se passe », d’Olfa Lamloum et Michel Tabet : Voix des « jeunes d’en bas »

Dix ans après la révolution, la stigmatisation sociale se poursuit à Ettadhamen et Douar Hicher. Des jeunes en parlent dans un poignant documentaire d’Alert International, réalisé par Olfa Lamloum et Michel Tabet.

«Sentir ce qui se passe » est le titre d’un documentaire de 45 mn, qui tombe à pic avec l’actualité de ces derniers jours. En particulier avec les protestations des jeunes qui marquent les nuits des quartiers périphériques des grandes villes depuis le 15 janvier 2021. Le documentaire, réalisé par Olfa Lamloum, politologue et directrice du bureau de Tunis d’Alert International ,et Michel Tabet, réalisateur, sur la base d’une enquête d’Alert International, une ONG qui cherche à apporter un éclairage multidimensionnel sur les situations de conflits, en prenant en compte le point de vue des populations vulnérables et marginalisées, a été diffusé dimanche dernier sur le réseau Facebook.

Il offre une plongée dans deux quartiers populaires du Grand-Tunis, Douar Hicher et Ettadhamen, dix ans après la révolution. Cette enquête croise les récits de vie de jeunes pris dans un système de contraintes et de privations, les témoignages des professionnels des services sociaux confrontés au manque de moyens, les discours des représentants des autorités locales et les chiffres démontrant la fracture sociale et économique entre ces quartiers de la marge et les cités les plus favorisées de Tunis. Il en ressort le portrait d’une jeunesse sacrifiée, parfois résignée, parfois résiliente et combative et, surtout, refusant obstinément de renoncer à sa quête de dignité.

Absence d’équipements dans des quartiers surpeuplés

Mais la colère est là, très prégnante et présente dans le film. Elle explique les raisons des heurts entre les populations et la police de ces derniers jours et vient démentir un discours de criminalisation de ces jeunes, en fait dépourvus de tout : équipements de loisirs (le budget municipal pour le sport en 2019 à Ettadhamen s’élève à 10 938 euros. Il est de 146 476 euros à La Marsa), transport (un seul bus dessert un quartier très dense, de près de 84 312 habitants), infrastructures sanitaires (un hôpital et deux centres de santé de base y sont implantés).

A Douar Hicher, il y a bien une maison de la culture, mais avec seulement 9 mille dinars pour budget annuel, dont il ne reste après la paye des salaires des employés que… 1.500 DT pour financer les activités d’animation !

«Heureusement que des associations nous viennent en aide afin de pouvoir concevoir un programme et payer nos quatre animateurs », réplique la directrice.

La fracture entre les institutions de l’Etat, soit « toutes les structures surmontées du drapeau », selon un cadre du Centre de santé reproductive de Douar Hicher, et les jeunes, est amplement consommée. En marge de la Ville de Tunis, ces cités sont également situées en marge de l’Etat, perçu comme répressif, notamment à travers ses agents de l’ordre qui quadrillent les populations. Ces deux quartiers, des cités de la peur, labellisés comme « infréquentables » depuis bien longtemps sont, selon les jeunes interviewés par les deux réalisateurs, un facteur de stigmatisation sociale et même professionnelle: « Trouver un emploi lorsqu’on habite à Ettadhamen ou Douar Hicher n’est pas une sinécure », affirme une jeune femme.

« Harga », zatla et cocaïne

Le documentaire est rythmé par une chanson triste, une belle litanie, signée Ahmed De Fame. Un artiste de Douar Hicher, qui restitue sur les sons de sa guitare la vie des jeunes précarisés, livrés à la marginalité, l’attente, la drogue, la perte de repères…Défilent alors les images d’un urbanisme anarchique, des Himalaya d’ordures d’une cité-ghetto et des graffiti révolutionnaires : « We are not criminals », lit-on sur un des murs.

L’un des témoignages les plus poignants est probablement celui sur lequel s’ouvre le documentaire. Akrout, de Douar Hicher, est un homme de 29 ans, qui en paraît 49. Le jeune homme a connu la prison à plusieurs reprises, les tentatives de la « harga » (départs clandestins vers l’Italie) à trois reprises, la zatla (cannabis) et toutes les drogues qui ont afflué après la révolution : subitex, héroïne, cocaïne…

Or, il n’existe pas de données officielles sur la consommation de drogue dans les deux territoires couverts par l’enquête d’Alert International, ni d’ailleurs aucun centre de désintoxication. «Zine El Abidine nous réprimait à coups de bâton. Ceux qui sont venus après, nous détruisent par la drogue. Ce sont eux qui la ramènent et c’est aux petites gens des cités de la distribuer ».

Il ajoute : « Nous appelons le quartier ‘‘lairia’’, comme l’aire de promenade de la prison. Nous vivons en fait dans une ‘‘airia’’ aux dimensions de la Cité».

Mais Akrout ne peut s’empêcher de rêver à une vie meilleure à la fin du film. Une existence où il pourrait après son retour d’Italie ouvrir un luxueux salon de thé à Ettadhamen où il travaillerait avec ses amis de la « houma » (quartier). Et même le très jeune salafiste du film, dont l’identité est restée anonyme ne s’interdit pas de rêver à des voyages à travers de lointaines contrées et à des soirées dans les «boîtes halal », sur le modèle saoudien.

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