Ahmed Karam — Ancien président de l’Association professionnelle tunisienne des banques et institutions financières (Aptbf): “Pour une rupture à la fois réglementaire, fonctionnelle et technologique”

Selon les estimations des experts, la moitié de l’économie nationale évolue dans l’informel. Près de 15,5 milliards de dinars de billets de banque circulent en dehors des systèmes bancaire et postal et plus de 40% de la population sont exclus du système financier. Une situation  qui, selon  Ahmed Karam, coûte cher au pays, entrave l’atteinte de l’objectif du développement inclusif et ne peut être palliée qu’en mettant en œuvre une stratégie nationale de decashing dont la réussite “dépend de l’engagement effectif et durable des premiers décideurs au sommet de l’Etat”. Entretien.


Qu’est-ce que le decashing et quel est l’objectif derrière ce programme national ?

Le decashing est un mot générique qui couvre plusieurs réalités. L’idée fondamentale est d’orienter les moyens de paiement vers les instruments autres que les billets de banque. Les avantages qu’il présente sont évidents: un moindre coût du traitement des moyens de paiement, plus de célérité dans l’exécution du paiement et du transfert des fonds, une plus grande transparence dans les opérations et surtout une intégration dans les rouages de l’économie d’une partie de la population qui en est actuellement exclue. Le decashing, dans ce cas-là, sert des objectifs d’inclusion financière qui sont nécessaires pour diffuser le développement économique et pour améliorer le niveau de vie des couches les plus déshéritées. En Tunisie, le decashing acquiert une importance capitale quand on sait, aux dires des experts, que la moitié de l’économie tunisienne évolue dans l’informel et que 1,5 million de Tunisiens travaillent dans l’informel et donc n’utilisent que les billets de banque comme instrument de paiement.

Cette situation a fait que près de 15,5 milliards de dinars de billets de banque circulent en dehors des systèmes bancaire et postal. Cette somme est détenue par  40% de la population tunisienne qui n’ont pas de compte ni bancaire  ni postal. De plus, 750 mille patentés travaillent sans aucun recours au moyen de paiement autre que la monnaie fiduciaire. Cette situation coûte très cher au pays. Elle entrave l’atteinte de l’objectif du développement inclusif et elle exige un plan d’action national, qui permet de maintenir les proportions de la monnaie fiduciaire en harmonie avec les exigences du développement comme c’est le cas dans des pays émergents et parfois dans des états de développement inférieurs à ceux de la Tunisie.

Cette œuvre est d’autant plus urgente que la technologie moderne, grâce, entre autres, à internet et aux téléphones mobiles, permet l’accélération exceptionnelle du decashing. Certains pays, notamment africains, ont réussi à développer des moyens de paiement modernes tout en sautant l’étape de présence physique dans les agences bancaires ou postales.

Le decashing ne repose pas uniquement sur les solutions technologiques, il implique également le paiement par chèque. Quelles sont les mesures qui ont été prises dans ce sens?

Le plan d’action pour réduire le cash doit impliquer toutes les parties prenantes et influentes dans la gestion de la sphère économique et sociale. Il faut commencer tout d’abord par examiner différemment  la question du marché informel qui ne reconnaît que le cash comme moyen de traitement des opérations. Si nous mettons de côté les criminels et les trafiquants, je ne pense pas que les 1,5 million de  Tunisiens qui travaillent actuellement dans l’informel souhaitent le rester éternellement. Ils y sont parce que les formalités administratives sont complexes, tatillonnes et rébarbatives. Ils y sont parce que les systèmes d’imposition sont lourds et pénalisants et parce que la finance ne s’est pas occupée d’eux pour proposer des produits conformes à leurs attentes et à leurs situations. Ils y sont parce que les conditions de l’exercice de l’activité sont difficiles à respecter d’une manière permanente.

Donc, l’urgence est de lever tous ces handicaps et de rendre le formel séduisant, pour ceux qui hésitent à utiliser les instruments de paiement autres que les billets de banque.

L’administration fiscale semble le comprendre de plus en plus. Ne vient-elle pas de réduire le taux d’imposition pour le ramener à 15%? Ne vient-elle pas de limiter à 5.000 dinars le règlement par billets de banque des impôts et autres taxes dues à l’administration ?  Ne vient-elle pas d’exiger, pour les accepter, le paiement par des instruments non fiduciaires de la plupart des transactions contractuelles présentées aux différents fournisseurs des services administratifs ? Ce sont là des efforts louables.

Mais il faut persévérer, aller de l’avant et bannir toute utilisation des billets de banque à l’occasion du recours à n’importe quel service assuré par l’administration et les entreprises publiques. Les citoyens seront ainsi  amenés à utiliser dans leurs rapports avec l’administration, exclusivement les chèques, la carte et le paiement électronique, notamment via internet et mobile.

Il faut également  faire sortir très rapidement les textes d’application de l’intéressante loi instituant les régimes de l’auto-entrepreneur, ainsi que les règles régissant l’économie sociale et solidaire, vu leurs effets positifs sur l’intégration économique et sociale et par voie de conséquence sur le decashing. Il faut également  profiter de la baisse du taux de l’imposition pour décréter une amnistie des billets de banque, incitant tous ceux qui détiennent du cash hors circuit formel à les intégrer dans des comptes bancaires, moyennant un quitus fiscal et douanier et en appliquant un système léger d’informations sur l’origine du fonds.

De même une amnistie de change peut être décrétée pour réorienter vers le système bancaire et postal une partie de l’important montant des billets de banque étrangers  circulant sur le marché tunisien. L’objectif de ces amnisties est d’améliorer la bancarisation de ceux qui travaillent dans l’informel et d’ouvrir la voie à une dynamique généralisée de decashing.

Qu’en est-il du paiement mobile et des établissements de paiement ?

Le système financier a également un rôle très important à jouer en la matière. Tout d’abord les initiatives de la microfinance gagneraient à être développées en multipliant les sociétés de microfinance pour qu’elles touchent toutes les régions, tous les quartiers du pays avec des formules de financement, d’assurance et demain de collecte de l’épargne convenablement étudiées. Les banques auront dans ce cadre à apporter le soutien financier nécessaire pour permettre aux sociétés de microfinance de  développer sensiblement des interventions et pour les aider à mettre en place des solutions technologiques avancées de transfert et de règlement.

Il est impératif dans ce cadre que les banques investissent sérieusement dans la création des établissements de paiement, de préférence en partenariat avec les opérateurs téléphoniques. Les établissements de paiement ont fait leur preuve dans plusieurs pays en présentant des solutions complémentaires des services bancaires. En effet, ces établissements assurent des services dans des comptes de paiement touchant les opérations sur espèces, le transfert, le prélèvement et le paiement électronique. Ils évoluent selon un business model spécifique avec des règles de fonctionnement légères et souples, pour rendre des services aux petits établissements qui ne sont pas touchés par les banques mais avec des interventions couvertes par des assurances ou des garanties bancaires. Leur crédibilité est prouvée et les solutions technologiques permettent, maintenant, des réductions de coût, des rapidités de paiement et de sécurité de transfert qui sont de nature à séduire ceux qui travaillent dans le marché informel.

Avec leur gouvernance légère et leur conditionnalité adaptée, les établissements de paiement vont jouer un rôle important dans la divulgation du paiement électronique et par téléphone mobile. Il est également indispensable de mettre en place une solution nationale de paiement par téléphone mobile.

L’Association professionnelle tunisienne des banques et des établissements financiers (Aptbef) a déjà proposé aux décideurs une solution, concoctée par les informaticiens des banques et approuvée par le conseil de l’association pour une solution nationale, de règlement par téléphone mobile. Cette solution garantit l’interopérabilité dans le sens qu’elle est ouverte sans restriction à tous les opérateurs téléphoniques. Elle garantit l’interbancarité, en englobant toutes les banques et la poste pour des paiements neutres et collectifs.

La solution est assise sur une technologie moderne appliquant les normes actuelles de la sécurité informatique conformes aux standards internationaux et permettant une ouverture technologique afin que les fintechs puissent l’utiliser pour proposer différentes solutions  modernes des services bancaires et financiers. Malheureusement, ce projet national  est à l’arrêt depuis plusieurs mois et gagnerait à être examiné  favorablement par les décideurs pour le mettre en application rapidement, et ce, d’autant plus que les consultations ont permis de retenir des solutions technologiques des plus intéressantes qui ont fait preuve de leur réussite dans d’autres marchés de pays partenaires et amis.

De quoi est tributaire la réussite de la stratégie nationale de decashing ?

La réussite d’une stratégie semblable  dépend tout d’abord de l’engagement effectif et durable des premiers décideurs au sommet de l’Etat. C’est que la matière est complexe et implique plusieurs intervenants. L’avancée de sa mise en place exige de nombreux arbitrages, de couper court à des comportements anciens et d’opérer une rupture, à la fois réglementaire, fonctionnelle et technologique.

Le decashing a affaire à des questions sensibles touchant le fonctionnement au quotidien des transactions économiques. Il doit être traité avec le maximum d’efficacité et avec l’engagement à tout instant des différentes parties prenantes. Ce qu’il faut signaler, c’est que les banques sont des parties prenantes essentielles de cette dynamique grâce à leurs capacités humaines et technologiques, elles sont prêtes à s’engager fortement dans cette dynamique l’important est que les autres structures fiscales administratives, techniques, apportent le soutien nécessaire pour la réussite de cette œuvre commune, ô combien salutaire et indispensable.

 

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