Théâtre | « Martyr » de Fadhel Jaïbi : Explosion nihiliste dans une structure morte (II)

 

C’est quoi la fable de « Martyr » ?

Avant tout, il nous faut signaler que Fadhel Jaïbi n’a jamais, tout au long de son parcours en tant que metteur en scène, traité un texte dramatique prêt, que ce soit des textes tunisiens ou bien arabes. On ne trouve dans son parcours aussi aucun traitement d’un texte dramatique du répertoire mondial,  tel Shakespeare par exemple ou Tchekhov ou même Brecht, ni des textes dramatiques arabes. Il a toujours justifié cela, comme c’est connu, par le fait que ces textes ne racontent pas notre réalité tunisienne, malgré son rêve qu’il ne cesse de répéter de mettre en scène le « Roi Lear » de Shakespeare comme a fait Brecht avec le répertoire théâtral classique.

On pense que c’est la première fois que Jaïbi se base, tout au long de son parcours théâtral, sur un texte théâtral prêt, écrit, traduit du français au dialecte tunisien après sa traduction de l’allemand au français, c’est-à-dire un texte qui ne naît pas de l’effort fourni de l’improvisation de groupe comme dans « Comedia » et « Les amoureux du café désert ». Ou bien de l’inspiration dans les grandes lignes d’un texte théâtral comme dans la pièce « Familia », inspirée de la pièce « L’île aux chèvres » de l’écrivain théâtral italien Ugo Betti — sans que Jaïbi déclare ceci —. Ou bien d’un effort d’adaptation d’éléments dramatiques et d’autres cinématographiques comme c’est le cas de « Soirée Particulière»   inspirée de deux petits fragments de deux textes de l’écrivain suédois Auguste Strinberg « Père » et « Danse de mort », ou du scénario du film du réalisateur Ingmar Bergman « Scènes de la vie conjugale » et du scénario du réalisateur américain Woody Allen « Husbands and wifes ». Ou bien d’un effort d’adaptation clair et annoncé basé sur la synthèse dramaturgique comme c’est le cas de la pièce « Junun » (d’un texte de recherche «Journal d’un schizophrène » de Nejia Zemni). Ou bien d’un effort d’écriture spéciale comme celui commencé avec son associée Jalila Baccar depuis l’expérience du monodrame orphelin « A la recherche de Aida » et d’autres œuvres.

On ne sait pas pourquoi il s’intéresse aujourd’hui à un texte dramatique prêt, un texte allemand traduit en français, puis traduit en dialecte tunisien. Pourquoi choisir un texte allemand édité et plusieurs fois mis en scène depuis son apparition en 2012, malgré que ce soit un texte d’un écrivain dramatique allemand moyen, si on le compare avec d’autres grands dramaturges dans l’écriture allemande, tels Peter Handke, Fassbinder, Heiner Muller et Boto Strauss et Tankred Dorst, ou même Lothar Troll ? Pourquoi toute cette abstinence de traiter des textes d’autrui tout au long de ce parcours plein de réalisations scéniques, avec des textes théâtraux tunisiens oubliés dans l’archive de l’institution théâtrale qu’elle dirige aujourd’hui, l’institution du Théâtre national, dont on peut citer à titre d’exemple le texte théâtral de feu Abdelwaheb Jemli et les textes du critique et écrivain dramatique Mohammed Moumen, et d’autres écrits par une jeunesse théâtrale, dignes d’être considérés, remarqués et mis en scène ?

Nous pensons que Jaïbi, en s’intéressant à un texte dramatique prêt, exprime une inquiétude qui lui est propre. Cette inquiétude se matérialise en sa conviction implicite que la méthode qu’il a choisie depuis des années, basée sur l’improvisation, est épuisée. Se basant sur un synopsis théâtral ou sur un canevas qu’on couvre d’improvisations et de propositions durant de longues répétitions fatigantes, où improviser, supprimer et ajouter mène à un résultat final, ou bien se basant complètement sur la synthèse complice avec Jalila Baccar. Surtout, et il le sait, que l’écriture sur scène ou par la scène (ou la méthode rhapsodique) dans l’écriture théâtrale n’est plus efficace ni fonctionnelle dans les expériences théâtrales occidentales qui ont épuisé d’une manière quasi claire les aventures de l’écriture postdramatique avec l’attestation de leur parrain Hans-Thies Lehmann.

Le retour devient évident vers le drame en général et le drame moderne en particulier, en plus des revisites des metteurs en scène en Occident pour traiter les plus grandes œuvres théâtrales, les remanier dans des contextes nouveaux en laissant le superflu, le simili-drame, le documentaire, l’épique (récit) et la prose à d’autres formes d’art voisines du drame théâtral s’ouvrant sur la « performance », le « happening », le « Art street » et les manifestations cérémoniales.

On pense que Jaïbi s’est retrouvé victime de son propre piège concernant la notion de « l’auteur » (avec la définition flagrante) qui le domine d’une manière qui ne manque pas de narcissisme, et qui l’a mis dans un état d’« autisme pathologique » ne lui permettant de voir qu’une seule touche de style unique auquel il s’est consacré pendant de longues années en une « culture dominante » sur le théâtre tunisien, et en poussant toute une génération à l’imiter dans la forme, la mise en scène et même dans sa vision sur le théâtre, jusqu’au point de répéter quelques termes de la  «Nomenclature Jaibienne » dans leurs discours courants autour du théâtre, ainsi il s’est fait des copies monstres, victimes d’un vampirisme, à l’âme et vision sucées.

Le plus important dans tout cela, et c’est le plus grave à notre avis, c’est la question de la conscience qu’a Jaïbi concernant la liaison du théâtre avec la vie sociale et communautaire. Toutes ses œuvres ont été toujours mises au bord du danger imminent, c’est ainsi qu’elles furent toujours imprégnées, du point de vue de la vision, d’une prudente prédiction unique. Ces œuvres sont nées de la pression d’une conscience de l’urgence, portant un engagement envers des causes sociales  mises dans son discours sous l’enseigne, empruntée et séduisante, de la fameuse notion « la mythologie quotidienne ».

Jaïbi a investi, avant la révolution, dans l’ambiance générale oppressante du pays pendant le pouvoir de Ben Ali, répresseur de tout souffle de liberté d’expression et de réflexion, avec une monopolisation de lumière autour de ses œuvres qui ont été une sorte d’évènement culturel exceptionnel, assurant une sorte de connivence implicite avec le pouvoir qui considérait l’existence de ce genre d’œuvres « audacieuses » comme une forme de brillance de la façade sombre du système culturel. Même si Jaïbi le nie, cela reste une situation où les deux parts trouvent leurs comptes. Il lui fut possible de contourner cette ambiance de plomb afin que ses œuvres deviennent une sorte de tâches de lumières dans un tableau culturel général du théâtre, en contournant la censure officielle avec une tactique tout à son honneur. Mais il paraît que cette conscience de la liaison entre le théâtre et la vie sociale et communautaire est devenue confuse après la révolution qui a changé le champ de vision de la liaison entre théâtre et réalité d’une manière radicale.

Il paraît que les dernières œuvres de Jaïbi, après la révolution, avec leur mollesse évidente expriment un état d’hébétude, et une incapacité à produire une forme théâtrale nouvelle devant tout ce flot de la réalité quotidienne tunisienne, aux niveaux politique et social, avec une théâtralité au-dessus de la théâtralité du théâtre même. Comme si les outils de la boîte de jeu ont été appauvris du mystère en ces périodes transitoires qui surviennent après les révolutions et que Jean Duvignaud appelle dans « Sociologie du théâtre » de « révolution sans théâtre et théâtre sans révolution». Comme si le théâtre en sa vérité ne croit pas profondément en le changement, mais vit dans cette relation implicite avec le pouvoir dont il a besoin pour construire son accent protestant et séduisant.

« Martyr » la fable c’est quoi ?

La pièce « Martyr » de Markus Von Mayenberg raconte l’histoire de Benjamin Südel, un élève de secondaire allemand, un jeune qui passe par une crise d’adolescence aiguë qui l’a mis dans un état de semi-isolement de son milieu scolaire.

La pièce commence par une scène de piscine scolaire, on y voit cet élève adolescent isolé, seul et absorbé dans la lecture d’un livre qu’on découvre plus tard que c’est l’Evangile. Benjamin refuse de se joindre à ses camarades dans les activités scolaires au lycée, ne tenant pas compte des directives des professeurs d’histoire et d’éducation sportive, Markus Dorflinger, qui lui a demandé, en vain, de se joindre à ses amis à moitié nus au cours de natation. Devant l’obstination de Benjamin, ses amis l’accusent, lorsqu’il refuse de se mettre nu et se baigner, d’anomalie. Sa pudeur et sa résistance à leurs yeux cachent un handicap ou une distorsion ou même une transsexualité, expliquant son abstinence à se montrer nu et faire les exercices de natation. Tandis qu’on avance avec les actions de la pièce, on découvre qu’en réalité, son abstinence est due à une croyance religieuse idéologique qui lui interdit la nudité puisque son corps est une consignation divine selon les prescriptions de l’Evangile et de la parole du Seigneur.

Cette phobie du corps se dévoile clairement dans sa relation avec la gent féminine quand il résiste hystériquement aux avances d’une de ses camarades Lydia Weber qui est amoureuse de lui et n’hésite pas de le harceler pour affronter sa résistance. Cette peur maladive du corps féminin, qui incarne pour lui tout le mal démoniaque, nous dévoile le parcours du protagoniste de cette pièce à travers une série de relations et de stations sous l’égide du paradigme du sacré et de l’interdit. Sa relation tendue avec sa mère, Inge Südel, et l’incapacité de celle-ci à l’aider à s’intégrer à la maison et à l’école dévoilent l’étendue du rejet de Benjamin face à la vie de sa mère, en l’absence absolue du père, et son sentiment de honte quand il la traite comme une femelle noyée dans le péché, une célibataire libertine.

C’est la même femelle, symbole du mal absolu, avec qui il se disputera en classe, incarnée par le personnage de Erika Roth, la professeure de biologie, chimie et géographie. Protestant contre les thèses scientifiques autour de la genèse de l’Homme, — se basant sur le texte et l’argument qui prouvent la grandeur du rang de l’humain biblique, refoulé à cause de son péché et sa désobéissance du Seigneur vers ce monde —,  il porte un masque de gorille avec une dérision caricaturale en classe lors de la leçon de la théorie de l’évolution de Darwin. Ou se met nu devant elle, dénonçant le toucher de la sainteté du corps, s’opposant au libertinage sexuel, lors de la leçon d’éducation sexuelle, en se confrontant avec les consignes de protection sexuelle, l’utilisation du préservatif, en  les considérant comme encouragement au vice, réclamant comme argument la mise à nu de la professeure devant les élèves en classe d’une manière provocante et embarrassante.

Et sous l’influence de sa dépendance à l’Evangile, Benjamin a commencé sa « croisade » folle contre tout ce qui est contre l’Evangile, ses croyances ainsi que sa piété purificatrice l’ont poussé à provoquer une dispute entre le directeur du lycée Willy Batzler et la professeure de biologie afin de l’obliger à ajouter l’histoire biblique de la création dans le cours en parallèle avec les thèses scientifiques pour expliquer la genèse de l’Univers.

C’est ainsi que Benjamin provoque son entourage, à l’école et en dehors, par des questions embarrassantes à quoi il a des réponses manuscrites dans son Évangile, continuant ses affrontements infinis commençant par la professeure de biologie, passant par la directrice jusqu’à atteindre le professeur d’éducation théologique, le père Dieter Menrath, qu’il bat dans sa propre cour de croyance avec une interprétation plus radicale du Texte Saint, critiquant sa mollesse intellectuelle et dogmatique.

Au cours de ce parcours en crescendo, Benjamin remarque la force de son arme qu’il commence à maîtriser grâce aux discussions et aux argumentations, dans sa campagne missionnaire, prenant conscience en profondeur des points de faiblesse et des trous laissés par le manque de responsabilité. Face aux contradictions des autres et la faiblesse de leurs arguments, la fragilité de leurs formations intellectuelles et spirituelles, ou bien à leur sentiment profond du péché, il réussit à dominer.

On le voit clairement quand il réussit à dominer son camarade George Hansen, le handicapé, afin de l’utiliser pour se venger de la professeure de biologie à cause de sa résistance argumentaire face à son dogme en raison de son origine juive. Découvrant les tendances sexuelles de son camarade, Benjamin le frappe et le chasse se conformant aux enseignements de l’interdiction de l’homosexualité. Tous ces faits poussent ce jeune adolescent, sous l’influence du dogme purificateur, à représenter l’image du « Martyr » prêt comme le Christ à la rédemption des pêchés de l’humanité avec son corps, son sang et sa chair, en se fabriquant une croix pour se crucifier symboliquement au summum de ce dévouement purificateur, malgré les supplications de sa mère et ses professeurs d’arrêter ces extravagances. La mère tente en vain de secourir son fils en versant sa colère sur l’institution scolaire qu’elle considère comme responsable de sa déviation atroce. La pièce se termine, comme couronnement de la folie de cet adolescent transformé en fanatique, en une extermination qu’exécute Benjamin en tirant sur tout le monde, ses professeurs et camarades, pendant une cérémonie qu’organise le lycée à la fin de l’année scolaire.

(A suivre…)

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