Théâtre | «Martyr» de Fadhel Jaïbi : Explosion nihiliste dans une structure morte (IV)


«Martyr»… le spectacle

Il paraît que Jaïbi, dans sa croyance habituelle en la rhétorique du vide et de l’espace nu, s’est transformé en scénographe, en maître de plateau habile qui a su investir la lumière en démontrant son efficacité narrative dans des œuvres précédentes, dont essentiellement la pièce «Familia» quand il a conduit le temps dramatique à travers la lumière et le noir d’une manière qui nous rappelle le théâtre épique de l’interruption et du montage cinématographique de Brecht. Comme l’indique Walter Benjamin dans son fameux texte «Qu’est-ce que le théâtre épique?»(4), même si Brecht était fan de la lumière, pleins feux pour introduire la clarté du jour sur scène et dans la salle. Nous avons remarqué que Jaïbi se base à chaque fois sur cette rhétorique visuelle qui se base sur l’espace vide de la scène, non pour une finalité esthétique ou une économie stratégique du symbole théâtral, mais parce qu’il a besoin, dans son pari sur le rôle olympique de l’acteur, d’un espace mental abstrait lui assurant une rhétorique du discours théâtral, nous voulons dire le contenu textuel dramaturgique face au récepteur, qui se base sur la transmission de la prise de position comme but suprême de l’œuvre théâtrale.

Scénographie de l’austérité stérile

Il a toujours eu besoin d’un espace théâtral nu, avec tout ce que cela comporte de sens de multiplicité et de hiérarchie. Un espace comme une page blanche sur laquelle tout discours est inscrit, peu importe le thème. Ce choix a été le choix de l’espace vide comme étant une page blanche, efficace dans les années qui ont précédé la révolution tunisienne dans des œuvres exceptionnelles comme «Junun», «Khamsoun» et «Yahia y3ich» et, à un degré moindre, dans les œuvres précédentes à celles-ci. Les discours de ces contenus, des discours révolutionnaires, presque protestants, trouvent leur légitimité dans la marge étroite de liberté sous l’ancien régime. Le discours théâtral dans les œuvres de Jaïbi était une sorte de percée dans le contexte général du discours théâtral commun dans ces années (bien entendu il n’était pas le seul) dans lequel il a persévéré à présenter un discours théâtral alternatif.

Il paraît que ce choix scénographique, l’espace vide, est devenu un choix permanent dans les œuvres d’après la révolution comme «Tsunami», «Violences» «Peurs» et «Martyr». Ce choix est devenu comme un jeu avec une boîte d’allumettes vide, utilisée comme gadget scénographique passe-partout dans les œuvres théâtrales que produit la «fabrique» ou la «manufacture» de Jaïbi. Et il est amusant de noter que l’une des définitions de «gadget» dans les dictionnaires est l’objet (dispositif et objet) fabriqué astucieusement mais non-utile éternellement.

Jaïbi lui-même a une phrase élégante et connue quand il fait ses déclarations à la presse et quand on lui demande les secrets de la profession de la mise en scène, il indique ces savoir-faire qu’il appelle «pierres d’elmakhlah» (pierres de la bourse), cachant et protégeant les secrets de la profession et les solutions qui se trament dans la cuisine interne de la mise en scène, «pierres d’elmakhlah» est une expression tunisienne élégante dans le patrimoine tunisien qui exprime l’habileté et la ruse, vu que, dans son origine, elle se réfère à la magie et à la voyance des charlatans et vaudous.

Revenons à la scénographie. Au début il faut noter que ce penchant de Jaïbi vers l’espace vide, submergé de gris et de plomb, est influencé par l’esthétique des propositions scénographiques de Kaïs Rostom qui a travaillé avec lui en tant que scénographe dans de précédentes œuvres. Ce choix scénographique est basé sur des principes plastiques principaux du minimalisme architectural, qui trouve ses origines au Bauhaus et aux propositions architecturales de l’allemand-américain Ludwig Mies Van der Rohe, qui a construit sa philosophie architecturale sur la création d’espaces neutres sous les deux slogans principaux «Less is more» et «The god is in the details».

Ce minimalisme qu’on perçoit dans les œuvres de Jaïbi, dans son traitement de l’espace, est déjà dominant dans les scénographies occidentales, J.Grotowski l’a même présenté en tant que thèse quand le premier expérimente «l’extrême austérité visuelle» dans ses grandes œuvres surtout dans sa fameuse pièce «Le prince constant» dans laquelle la scène est devenue un espace nu entouré par le public, de toutes parts, avec au centre une estrade en bois de laquelle  émanent les événements et y retournent.

Il faut rappeler que le minimalisme de Jaïbi est, au fait, une partie du choix esthétique au niveau de la mise en scène, et aussi une prise de position esthétique contre l’encombrement arbitraire qui présente un danger visuel et dramatique au théâtre, comme c’est une prise de position contre le théâtre commercial représenté par quelques productions théâtrales banales qui reproduisent le «kitch» sous l’influence de l’esthétique de la télévision et du lyrisme vulgaire, qu’on continue à voir sur les scènes de théâtre de ce qu’on nomme le monde arabe. C’est un choix stratégique qu’on peut résumer en la citation simple de «décor minimum, impact maximum», comme celui que proclame la revue «Manifesto XXI» se proclamant comme culture alternative contre toute typologie de genre.

Mais dans le cas de Jaïbi, on est loin de l’espace vide qu’a proclamé et expérimenté le «théâtre pauvre», car le paradoxe est dans le fait que ce «minimalisme» visuel est situé dans le cadre de la boîte. Cela est une description exacte du mur du fond de la scène généralement transpercé d’une ouverture verticale étroite qui le divise en deux, avec deux murs qui se font face, faisant office d’ouvertures vers les coulisses transversales. Ce n’est vraiment qu’une boîte. Comme on ne doit pas oublier que la scène de la salle «Le Quatrième art» n’est qu’une scène à l’italienne basée sur la frontalité et que Jaïbi a répété cette structure scénographique dans ses œuvres précédentes, dans «Violences» et «Peurs» à en devenir presque un stéréotype.

Et il paraît que ce modèle scénographique répétitif a perdu de son efficacité organique en rapport avec le discours visuel. On peut percevoir cette limite de l’effet lorsque Jaïbi transforme le sol de la scène rectangulaire en piscine dans «Martyr». Ce n’est ni une piscine imitative dans le sens classique de l’imitation, ni une proposition dans le sens de l’austérité, ni une réduction pour une substitution du tout en une partie. La preuve est dans l’une des scènes «plouc» de «Martyr», celle où les acteurs s’agitent comme s’ils sont des élèves en train de nager dans la piscine de l’école à la séance de sport, cette «nage à sec» est une action de jeu non convaincante au niveau visuel et au niveau du jeu de l’acteur.

Cela ne veut pas dire que l’espace de la boîte est limité, et Jaïbi fait partie de ceux qui ont conscience de cela, connaissant les notions de «l’abri» et «l’édifice» d’Antoine Vitez. Il me confiait que quand il représentait ses œuvres au Théâtre municipal, que la scène du théâtre n’est pas une scène traditionnelle comme le croient la plupart, mais une scène avant-gardiste encerclée de feu, et il exprimait toujours sa fascination face au rideau de fer.

Dans le cadre de la boîte italienne, nous savons qu’un metteur en scène artiste tel Giorgio Strehler, un des rares élèves de Brecht, a prouvé les grandes possibilités illimitées de l’efficacité du cadre de la scène à l’italienne même quand c’est la scène du «Teatro Piccolo».

Je crois que Jaïbi, inconsciemment, à cause de son installation dans la salle du «Le Quatrième art» en tant que directeur de l’institution du Théâtre national, est devenu prisonnier mentalement de l’atmosphère de cette salle, présentant ces visions scénographiques dans le cadre de sa limite, car il ne faut pas oublier que la salle «Le Quatrième art» était à l’origine une salle de projection cinématographique des années durant.

Mais en vérité, la question n’est pas dans la salle, mais dans les choix esthétiques.

Je pense que la question concerne une «illusion» formelle qui a dominé Jaïbi dans sa vision scénographique tout au long de cette relativement longue période de mise en scène de ses quatre œuvres, de «Tsunami» à «Martyr», ce qui veut dire qu’il s’est installé dans un modèle formel fermé, qu’on peut appeler le «modèle de la boîte d’allumettes» vide. Ouverte et fermée sur le vide et le néant, jusqu’à ce que cette vision scénographique mentale et abstraite soit devenue une expression de ses limites lorsque le discours théâtral —et là on veut dire l’écriture dramaturgique— est devenu impuissant et son impuissance apparaît dans l’architecture de l’espace dramatique qui reste en marge de toutes surprises ou glissements dramatiques secouant le spectateur par la sensation de  contradiction, qui est un principe que Jaïbi a laissé tomber ou lui a échappé.

La preuve est que la platitude du drame «Martyr», qui peut être la platitude du texte de Mayenberg, et la courbe d’évolution du drame, ainsi que la platitude de sa structure, permettant de prévoir ce qui va se passer d’une scène à une autre dans une série d’actes fades, rend la réalité que cette œuvre est la réalisation de Jaïbi inconcevable malgré la maîtrise technique parfaite au niveau du son et de la lumière.

Je me permets de dire que la maîtrise technique stricte et minutieuse de Jaïbi, en tant que metteur en scène professionnel qui n’a besoin d’aucune attestation, a nui à la poétique visuelle ouverte liée organiquement à la poétique ouverte du texte théâtral, manquant de ce qu’appelle Umberto Eco de trous d’aération.

L’art est un don divin puissant, le Christ (ou la divinité) selon Salvador Dali est un morceau de fromage, c’est ainsi que Dali emprunte cette métaphore au père Augustin, que le Christ est une montagne de fromage. C’est pour cette raison qu’il est demandé à l’œuvre artistique, en tant qu’expression de l’âme divine par l’âme humaine, d’être trouée pour survivre. Avant lui, Walter Benjamin a prévenu contre la technicité et la reproductibilité technique pour que l’art préserve son aura, d’une autre manière sa sainteté, le Soi divin incarné par le Soi humain.

Observant ce minimalisme dans «Martyr», le retrouvant dans d’autres œuvres précédentes, je crie sourdement : «Où sommes-nous de ces percées vivantes de l’espace scénique que j’ai pu observer lors des précédentes pièces quand Jaïbi était “nomade” ne s’installant dans aucun lieu ni espace. Est-ce que l’artiste a besoin du nomadisme pour exister à l’intérieur de l’univers et de l’art ? Est-ce que le confort de la stabilité est prédicateur de la mollesse et de l’impuissance?».

Exercices et natation à sec

Ce qui est incroyable aussi dans la pièce de Jaïbi, comme spectacle, est le jeu des acteurs. Après la foule d’acteurs exceptionnels qui se sont succédé sur la scène du théâtre de Jaïbi tout au long de son parcours de mise en scène et de sa judicieuse direction d’acteurs qui est une des constituantes principales de son professionnalisme, on se retrouve dans le spectacle de la pièce «Martyr» devant des croquis de rôles, des esquisses de personnages fades, de par les caractéristiques et le jeu, malgré les capacités évidentes chez les jeunes acteurs et leurs conditions physiques juvéniles.

Comme si nous nous retrouvons devant une répétition incomplète.

L’acteur avec Jaïbi, de coutume sans prendre en considération ses capacités de jeu, quand on le voit dans ses pièces, on remarque que sa performance est le fruit d’un effort sculptural d’un directeur d’acteur, lors des répétitions et de recherche minutieuse des caractéristiques spécifiques du personnage. Ce qu’on ne perçoit pas chez les acteurs de «Martyr», leur jeu manquant de conviction nous met devant des exercices de théâtre scolaire. Ou plus exactement devant des acteurs dans un choix délibéré de jeu appliqué pour des raisons pédagogiques, référant aux atmosphères du théâtre de l’intégration sociale que pratiquent quelques associations de la société civile, ou du théâtre immersif qui appelle la participation du public pour des raisons thérapeutiques, ce qui n’est pas arrivé, le jeu est resté dans le cadre du quatrième mur invisible que la scénographie a préalablement tracé. Il est là pour exécuter les phrases du texte (le texte traduit avec le malaise de la platitude poétique de l’écriture de Mayenberg).

En vérité, on ne trouve pas de justificatif à une telle platitude dans le jeu, surtout avec un metteur en scène et un directeur d’acteurs tel que Fadhel Jaïbi. Ce qui attire l’attention aussi, c’est la multiplicité des dialectes dans la pièce. Le dialecte syrien, le dialecte libanais et le dialecte tunisien prononcé à l’orientale qu’on ne trouve pas justifiables. Ce ne sont pas des détails que Jaïbi peut ignorer de cette manière arbitraire et sans justification dramatique. C’est clair que le metteur en scène n’a pas investi dans les capacités réelles des acteurs en dehors du tohu-bohu que la pièce écrite inspire. Il a sacrifié tout pour assurer la transmission du texte de Mayenberg que sa prononciation inspire pour le récepteur un sentiment d’aliénation. Ce texte théâtral avec le vide austère et stérile de la scénographie a donné cette sensation que quelque chose est en train de disparaître et de se dissoudre sur la scène du théâtre de Fadhel Jaïbi.

«Martyr» ou le piège des contournements

On revient maintenant à la question des contenus dans la pièce «Martyr». Il paraît que ces contenus reviennent à l’auteur du texte Mayenberg, Jaïbi les a adoptés intégralement, sans essayer de les changer ou traiter selon un autre point de vue. Comme a fait Brecht, par exemple, devant Shakespeare ou devant le texte de Molière (avec une comparaison relative entre Brecht et Jaïbi). Nous sommes devant une exécution de mise en scène professionnelle d’un texte prêt, traduit à l’arabe en dialecte tunisien de la version française traduite de l’allemand. Ce peut être suffisant pour déduire que Jaïbi pense que ce qui est dans le texte de Mayenberg est capable d’exprimer ce qui intéresse le récepteur tunisien ; ou proche de celui-ci sur la base de l’unicité de la langue, la culture et surtout la religion ; puisque la question ici concerne le fanatisme religieux qui est un sujet actuel des sociétés se balançant encore entre la fantaisie et le Saint.

L’emprunt fallacieux

Il paraît que Jaïbi considère, et d’une manière impulsive et mécanique, que le fanatisme religieux (monothéiste surtout) mène sûrement aux catastrophes, aux crimes et au terrorisme. Il présente cette pièce en tant qu’empreinte de l’état de fanatisme et d’extrémisme dans les sociétés arabo-musulmanes dont la société tunisienne. Je pense qu’il ne fallait pas tout cet effort qui a poussé Jaïbi à adopter des contenus d’un texte étranger qui a ses propres contextes et se convaincre qu’ils sont aptes à exprimer ce qui est local, culturel, religieux et spirituel sur la base de la responsabilité universelle des religions monothéistes à produire l’extrémisme, la purification et la notion de Salut.

Et si c’était juste un emprunt, il faut signaler que c’est fallacieux et s’arrêter sur ce point.

Il n’est pas possible de comparer le christianisme occidental, dont le christianisme allemand (protestant luthérien et catholique), comme il n’est pas possible de comparer les sociétés chrétiennes connues pour leurs réformes religieuses , l’acquis de l’expérience de la sécularisation de la vie sociale, ainsi que leurs maîtrises du phénomène religieux grâce au pouvoir de la loi positive, la neutralité des institutions, la sécularisation du statut personnel, la consécration de l’individuation et la liberté d’expression et de conscience, avec des sociétés dans la nostalgie profonde du passé, une nostalgie présente et en veille dans le politique, la loi islamique et la société.

L’extrémisme ne peut être de la même nature ni pour les mêmes raisons ni avec les mêmes résultats, la différence est grande entre les deux visions du monde, différentes et contradictoires, la vision chrétienne et la vision islamique.

On ne peut, sous la notion de «l’universalité» du phénomène religieux, dans le sens anthropologique comme étant phénomène du Sacré, cacher cette différence. Comme l’unité des religions monothéistes ne peut rendre les raisons, les résultats et les justifications identiques dans la nature et les finalités.

Cela est suffisant pour rendre l’emprunt qu’a voulu Jaïbi, à travers le questionnement du sacré chrétien comme questionnement emprunté au sacré islamique, surtout qu’il s’adresse au public tunisien, et si on accepte cet emprunt, on avouerait une compréhension plate du problème religieux, du problème de l’extrémisme et du problème du terrorisme.

(A suivre…)

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