Tunisie-FMI | Entreprises publiques – Walid Ben SALAH, Expert-comptable : «Le FMI n’a jamais été aussi ferme et explicite»

Au terme d’une mission effectuée à distance du 9 au 18 décembre 2020 et du 4 au 13 janvier 2021, dans le cadre de la consultation pour 2020 au titre de l’Article IV pour la Tunisie, le FMI a publié, le 23 janvier dernier, un communiqué acéré où il évoque la nécessité d’adopter, par les autorités, un “plan de réforme crédible et bien communiqué afin de bénéficier du soutien fort de la société tunisienne et des partenaires internationaux de développement”. Un accent particulier a été également mis sur le rôle des entreprises publiques dans l’économie. Pour le professeur universitaire et expert-comptable, Walid Ben Salah, l’institution de Washington annonce  la couleur pour les prochaines négociations. Entretien.

Comment interprétez-vous le communiqué publié par le FMI ?

C’est un communiqué qui a été publié à l’issue d’une mission conduite dans le cadre de l’article IV. Pour l’heure,  la Tunisie n’a pas sollicité  un nouveau  programme et le  FMI n’a pas émis de recommandations particulières ou proposé  une feuille de route en vue d’entrer en négociations sur un nouveau plan. Par ailleurs, il faut noter que, pour boucler le budget 2021, l’Etat a besoin de 18,6 milliards de dinars dont 13 milliards sous forme d’emprunts extérieurs. Sur les 13 milliards de dinars, 5,5 milliards devraient être mobilisés auprès des  institutions financières internationales, notamment le FMI, la Banque mondiale, l’Union européenne, etc, sous forme d’appui budgétaire. Je pense que les discussions qui ont eu lieu balisent la voie à un programme de financement auprès du FMI dans l’objectif de financer le budget de l’Etat de l’année 2021. On est dans une phase préliminaire toutefois essentielle.

Une phase préliminaire, c’est-à-dire, une phase de diagnostic?

La mission effectuée par les équipes du FMI s’inscrit, en effet, dans le cadre de la continuité du suivi du programme quadriennal qui a été suspendu en février 2020.

Il n’y a pas eu de rupture au niveau du suivi. Mais la crise du Covid est un élément  important qui vient s’ajouter à la donne. La question qu’on peut, alors, se poser: pourquoi s’adresser au FMI? Tout d’abord, contrairement à d’autres bailleurs de fonds étrangers  qui peuvent imposer des conditions draconiennes ou à des pays qui peuvent exiger des contreparties, notamment politiques, se financer auprès du FMI, dans le cadre d’un programme, permet d’avoir une feuille de route claire. Et le plus important, c’est que l’accord du FMI sur un programme de financement—qui sera publié et communiqué par la suite— constitue un gage de confiance pour les autres bailleurs de fonds internationaux. Rappelons, à cet égard, qu’en 2021 l’Etat a  besoin d’effectuer une sortie sur le marché international pour lever à peu près 6,4 milliards de dinars. Il est très important que le FMI donne son accord, dans la mesure où cela nous permet d’avoir plus  d’aisance à accéder au marché international et à obtenir les financements nécessaires avec des conditions acceptables.

Dans ce contexte, il ne faut pas perdre de vue la situation économique et financière du pays qui ne cesse de se dégrader, comme en témoigne le déficit record de 11,5% qui a été  atteint en 2020. De même pour les notations souveraines qui continuent de dévisser au cours de la dernière période. Et si les agences de notation Moody’s ou Fitch Rating dégradent encore la note de la Tunisie, nous serons sur des notations de très mauvaise qualité en termes de risque crédit. Dans ce cas-là, la sortie sur le marché international sera beaucoup plus compliquée. D’où l’importance de cette mission.

Alors que le gouvernement table sur un déficit budgétaire aux alentours de 6,6% en 2021, le FMI met en garde contre une impasse budgétaire qui pourrait dépasser les 9% au  cas où le gouvernement n’engagerait pas de “mesures spécifiques”. De quelles mesures s’agit-il ?

Avant de parler de mesures spécifiques, il faut s’arrêter sur la question du déficit. Le déficit 2021 sur lequel table le gouvernement (6,6%) est la résultante des estimations budgétaires qui sont construites sur la base d’hypothèses. Ici, c’est comme si le FMI est en train de nous alerter sur les hypothèses qui ont servi de base au budget 2021. Je pense que l’institution a raison, notamment si on considère  les différentes composantes du budget au niveau des ressources propres et des dépenses de fonctionnement, à savoir principalement la masse salariale et la compensation. Commençons d’abord par les hypothèses. Le gouvernement table sur un taux de croissance de 4% en 2021, laquelle croissance est basée sur une récession de 7,3% en 2020. Or, le FMI estime que la croissance a chuté de 8,2%. La Banque mondiale, quant à elle,  parle de 9,2%. D’entrée de jeu, on est parti du mauvais pied. Ensuite, tabler sur une telle croissance en 2021 est très hypothétique, compte tenu de l’évolution aussi bien  de la situation économique que de la croissance dans les pays partenaires, en l’occurrence l’Union européenne. La croissance dépend également de la situation épidémiologique et de la campagne de vaccination. C’est pour cela que le FMI estime le taux  à 3,8%.

La deuxième hypothèse est  celle du prix du baril de pétrole.  Alors qu’on table sur une moyenne de 45 dollars sur l’année, le prix du baril a dépassé les 50 dollars, au cours des premières semaines du mois de  janvier. Si cette tendance haussière du cours de pétrole va se poursuivre tout au long de l’année 2021, le budget va accuser un déficit supplémentaire  sachant qu’un dollar coûte 142 millions de dinars pour le budget de l’Etat. Si on corrige la  moyenne du prix du baril à 50 dollars (au lieu de 45) cela donnera lieu à un déficit de 700 millions de dinars. De même pour les autres hypothèses relatives à l’importation et à l’exportation qui sont  assez optimistes, étant donné que ces deux variantes sont liées à l’évolution de la situation économique à l’échelle internationale, notamment en Europe.

Pour les rubriques du budget, il y a aussi des problèmes qui subsistent. Il sied de rappeler, à cet égard, que plusieurs dispositions fiscales intégrées dans la loi de Finances 2021, après l’adoption  du budget, vont, d’un côté, amputer les recettes fiscales et, de l’autre côté, alourdir les dépenses. On cite, notamment, la baisse des taux de retenues à la source, l’exonération de la TVA sur les médicaments et les produits pharmaceutiques, la suppression de l’augmentation du prix du carburant (une telle augmentation aurait rapporté 160 millions de dinars), le report des échéances des acomptes provisionnels, le report des échéances de la déclaration de l’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice 2020, la prise en charge par l’Etat des cotisations Cnss au bénéfice des établissements du secteur touristique, l’octroi de l’indemnité du chômage (200 dinars) au profit des employés du secteur du tourisme sur une durée de 6 mois… etc, sans oublier les accords sur les augmentations salariales qui ont été conclus, après l’adoption du budget, notamment au profit du secteur de la justice et l’adoption du fameux article 12 de la LF 2021 qui dispose  le recrutement de 10 mille chômeurs. Si on prend en considération toutes ces données, on peut conclure que le déficit budgétaire va se creuser davantage et qu’il peut  dépasser facilement les 9%.

C’est pour ça que le gouvernement compte élaborer une loi de finances rectificative au mois de mars? 

Je ne pense pas que la loi des finances complémentaire sera élaborée au mois de mars. Et à mon sens, il est prématuré de le faire en cette période. A la limite, on peut élaborer une loi de Finances complémentaire au mois de mars dans l’objectif de corriger certains paramètres qui sont clairement erronés, mais non pas pour établir de nouvelles estimations qui servent à boucler le budget 2021.  Il faut, au moins, disposer des résultats et des indicateurs macroéconomiques du premier trimestre et voir l’évolution de la situation sanitaire. Ensuite, il faut se pencher sur une stratégie pour boucler l’exercice. Cela nécessite un travail appliqué. Or, le premier mois  du trimestre  s’est déjà écoulé et la moitié du gouvernement s’en est, déjà, allée.

Dans le communiqué, l’institution financière appelle à adopter un pacte social “dans l’objectif  de bénéficier du soutien fort de la société tunisienne et de ses partenaires internationaux de développement”. Pensez-vous que dans ce contexte d’instabilité politique, les acteurs socioéconomiques peuvent parvenir à conclure un tel pacte?

C’est là où le FMI a déjà fait l’expérience de la Tunisie. Il est en train de nous alerter qu’on doit changer de paradigme et de mode opératoire pour  éviter que le scénario des cinq dernières années ne se répète. Le FMI considère que, pour sortir de la crise des finances publiques et également  de l’économie, il faut se pencher sur sept  principaux axes qui figuraient dans le plan précédent ainsi que dans les mémorandums communiqués par l’institution, à savoir la maîtrise de la masse salariale de la fonction publique, la réforme des subventions, le secteur informel, l’équité fiscale (le fonds ne parle plus de réforme fiscale), les réformes anticorruption, l’environnement des affaires et la révision  du rôle des entreprises publiques. Il faut souligner que, sur ce point-là,  le FMI ne parle plus de restructuration des entreprises publiques, mais plutôt de la révision de leur  rôle dans l’économie. Là on est passé à un autre palier, où l’institution se montre  plus incisive qu’auparavant. Le fonds appelle désormais à  booster le secteur privé et la concurrence, à faire le diagnostic pour identifier  les entreprises publiques viables financièrement et définir la nature des activités gérées par l’Etat. Sur la question des entreprises publiques, le FMI n’a jamais été aussi ferme et explicite. A travers ce communiqué, l’institution financière a annoncé  la couleur pour les prochaines négociations qui doivent porter sur les divers axes précédemment mentionnés. Et c’est à ce niveau-là que le pacte social a été évoqué dans la communication. En effet, le FMI sait pertinemment que la maîtrise de la masse salariale dans la fonction publique ainsi que la révision du rôle des entreprises publiques dans l’économie sont des décisions qui doivent passer par des négociations et des compromis difficiles qui n’ont pas eu lieu au cours des cinq dernières années. Il est en train d’anticiper sur la gouvernance des réformes dont l’aboutissement est tributaire de l’adhésion de l’ensemble des acteurs politiques et sociaux.  Le communiqué trahit les préalables des prochaines négociations, au cas où le gouvernement voudrait entrer en pourparlers avec le FMI. Il s’agit d’un consensus assez clair sur tous les points évoqués. Mais cela dénote que notre crédibilité en matière de gestion du programme avec le FMI a été, en quelque sorte, altérée. Cela aura probablement un impact sur les prochaines négociations.

Par rapport au pacte social, il faut dire que nous n’avons pas le choix. Il ne faut pas oublier que l’instabilité gouvernementale a beaucoup affecté la bonne marche des négociations. En l’espace de seulement 13 mois, quatre gouvernements se sont succédé. Et à chaque fois, le gouvernement en place invoque les engagements de celui qui l’a précédé. Une situation instable qui a poussé le FMI à exiger une feuille de route impliquant  tous les partenaires sociaux et politiques. Après, les modalités pratiques de la mise en place du pacte social sont à discuter.  Par ailleurs, nous n’avons pas d’autre choix  que de négocier un pacte social  parce que si la crise s’enlise, la situation sociale risque d’exploser.

Selon le communiqué, le vaccin est une condition pour redynamiser la croissance. Quelles sont les conséquences économiques d’un éventuel retard dans le lancement de la campagne de vaccination ?

La vaccination est une question importante qui doit être résolue, sans plus tarder. En l’absence de vaccination ou en retardant le lancement de la campagne, on va encore traîner pendant des mois ces mêmes problématiques économiques et financières. Pour redynamiser l’économie, il faut que les gens reprennent leurs activités, que la consommation revienne à la normale et que les mesures restrictives soient levées. Si la pandémie persiste, les effets économiques vont s’alourdir davantage. Le vaccin permet de fluidifier la mobilité notamment pour les entrepreneurs et les commerçants, d’ouvrir les frontières.. etc. Il permet d’assurer la reprise dans le secteur touristique, surtout que des destinations concurrentes ont déjà lancé la campagne de vaccination.

Le FMI met, également, en garde contre un financement monétaire de l’Etat en raison des risques qu’il peut induire  notamment  sur l’inflation.          

Le problème du financement monétaire de l’Etat se posait avec la LFC 2020. Le budget 2020 a été bouclé grâce à un financement direct de la BCT à hauteur de 2,8 milliards de dinars. Quant au  budget 2021, il  ne prévoit pas d’intervention de la part de la BCT. Sauf que le FMI n’a pas raté l’occasion pour rappeler qu’il faut éviter de recourir dans le futur au financement du déficit par la BCT. Le FMI est en train d’anticiper, sur une situation qui peut avoir lieu si les mesures spécifiques ne sont pas engagées. Lorsque le financement du déficit par la BCT devient une opération récurrente avec des montants très importants, la valeur de la monnaie sera affectée et l’inflation repart à la hausse. Aujourd’hui, tout le monde est conscient de la nécessité de la bonne gestion et d’une meilleure affectation des financements de l’Etat, parce qu’on est en train de s’enfoncer dans la spirale de l’endettement, lequel endettement sert à rembourser des dettes antérieures. C’est une spirale suicidaire. En 2021, le service de la dette devrait augmenter d’un  tiers pour passer de 11,7 milliards de dinars à 15 milliards. Pour pouvoir créer de la croissance il faut que les crédits obtenus soient  affectés à l’investissement et à l’amélioration des conditions sociales. Je pense que, dans les prochaines revues, le FMI va revenir sur la question, parce qu’il l’a déjà esquissé dans la partie relative au  financement des entreprises.

Est-ce que la Tunisie risque un défaut de paiement?

On n’a pas le droit à cela. Compte tenu de la situation actuelle, si on continue de réagir selon la même approche, le risque devient important. Aujourd’hui, il  n’existe pas mais il peut se concrétiser. On est en train de s’endetter pour solder les crédits antérieurs et payer les dépenses courantes, au lieu de s’endetter pour créer de la valeur ajoutée. Parce qu’au final c’est la valeur ajoutée qui va permettre de créer la richesse, produire de l’impôt, renflouer, ainsi, les caisses de l’Etat et in fine rembourser les dettes. Le risque devient de plus en plus important, donc on doit changer obligatoirement, d’une manière radicale, les méthodes de  gestion des dépenses publiques, de la vision stratégique et économique et respecter  les équilibres macroéconomiques. Il faut œuvrer à réduire le gaspillage des compensations, notamment  énergétiques et alimentaires,  à ne plus laisser filer les dépenses oisives en devises..etc. Selon la direction générale des participations relevant du ministère des Finances, il faut injecter 8 milliards de dinars pour rééquilibrer les fonds propres de quarante entreprises publiques classées des plus importantes. Il faut remettre, impérativement, sur la table le dossier des entreprises publiques. Je pense qu’aujourd’hui, il est judicieux d’instaurer un FREP (Fonds de restructuration des entreprises publiques,) qui sera financé par des partenariats stratégiques, notamment avec les plus grandes entreprises publiques. et qui traite les établissements au cas par cas. Il faut, avant tout, relancer la croissance. Et rien qu’en redynamisant des secteurs comme le phosphate, le textile, l’export,l’innovation, et la digitalisation, on peut avoir une belle croissance.

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