Sfax – Evocations ramadanesques : Traditions d’antan

Au milieu du siècle dernier, le conseil charaïque se réunissait au siège du tribunal pour recueillir les témoignages de ceux qui venaient annoncer avoir vu le croissant de lune

Certes, le mois saint garde toujours le même charme, la même dimension spirituelle, plus ou moins les mêmes traditions, et, forcément, le même rythme. Mais avec le temps, les mutations sociales et le progrès technologique, de nouvelles habitudes sont venues s’installer aux dépens de la cohésion familiale.

Entre ramadan d’antan et ramadan d’aujourd’hui, si certaines traditions persistent, d’autres ont bien disparu, ne gardant leur place que dans le souvenir des seniors. Le professeur Mohamed Habib Sellami, homme érudit, ancien inspecteur d’instruction civique et plume intarissable, vient de publier une série d’évocations intitulées «Souvenirs ramadanesques», dans laquelle, sans prétendre à l’exhaustivité ni à faire œuvre d’historien, il se remémore certains aspects de la vie familiale et sociale liés au mois saint au cours de la période qui remonte à la fin de la première moitié du siècle dernier.

Dans cette série, les témoignages de l’auteur concernant des scènes vécues personnellement, ainsi que les précisions qu’il apporte concernant l’identité de certains personnages ou les dates de certains événements, sont de nature à ressusciter, telle quelle, l’ambiance d’antan et conférer à son récit un surcroît de véracité qui l’apparente quelque peu à un document historique.

C’est la dimension «historique» — associée à un style plaisant témoignant de l’art consommé de la narration — de ce récit quand bien même anecdotique qui lui confère beaucoup d’intérêt et motive ce travail de traduction.

L’évocation commence naturellement par la nuit du doute, celle de l’observation du croissant de lune. A l’époque, le Tribunal charaïque s’ouvrait avant la prière du Maghreb. Le conseil charaïque, composé de dignitaires religieux, en l’occurrence, le Bach Mufti, ou Mufti en chef (Jurisconsulte, interprète officiel de la loi musulmane,appelée fatwa, qui rend les sentences), le Cadi (magistrat), ainsi que le Mufti, se réunissait au siège du tribunal pour recueillir les témoignages de ceux qui venaient livrer leur témoignage et déclarer avoir vu le croissant de lune, après la prière du Maghreb. Si la description du témoin qui assurait avoir observé le croissant de lune était jugée crédible de la part de l’astronome présent au conseil, et si son intégrité était établie, ou bien si le conseil recueillait un autre témoignage concordant, la certitude en était alors acquise et le Cadi en informait par téléphone, le Cadi El Coudhat (magistrat en chef), à Tunis, lequel publiait un communiqué radiophonique pour annoncer la bonne nouvelle aux Croyants. La nouvelle était également propagée par le Cadi au niveau de son gouvernorat par le biais du traditionnel coup de canon annonciateur du début du jeûne pour le lendemain.

Les choses se déroulaient de la sorte, à l’ère du téléphone et de la radio. Mais auparavant, le conseil charaïque devait se réunir et patienter jusqu’à minuit, car il fallait envisager l’éventualité du cas d’un témoin qui habitait loin et qui devait parcourir une longue distance à pied pour parvenir à la ville et porter témoignage de sa vision personnelle du croissant de lune.

Au cas où la certitude était acquise quant à l’apparition du croissant de lune, outre le coup de canon qui retentissait portant loin ses échos à la faveur du silence nocturne, les «tabbalas» ou tambours, rassemblés devant le tribunal charaïque pour attendre la confirmation de la vision du croissant de lune, partaient chacun en direction du secteur qui lui était désigné pour répandre la bonne nouvelle.

A cette époque-là, vu la lenteur des moyens de communication interurbaine, il arrivait que le début du mois de ramadan diffère d’une ville à l’autre.

A propos des témoins qui viennent déclarer avoir vu le croissant de lune, le professeur Sellami raconte une anecdote assez drôle : «Comme certains Sfaxiens, parmi lesquels figurait un homme dénommé Nahissa Jamoussi, étaient réputés pour leur vue perçante, ils bénéficiaient de la confiance du conseil charaïque qui prenait leurs témoignages pour argent comptant. Or, ne voilà-t-il pas qu’à la grande surprise des Sfaxiens, le coup traditionnel du canon tonna lors d’une nuit du doute marquée par un ciel couvert, ce qui rendait impossible la vue du croissant de lune. Renseignement pris le lendemain, auprès du conseil charaïque, on apprit que le début du mois saint était décrété sur la foi du témoignage dudit Nahissa. Interrogé sur ce «miracle», il leur répondit avec assurance qu’il avait aperçu le croissant de lune à la faveur d’une éclaircie fulgurante. C’est à partir de cet épisode que Nahissa a perdu sa crédibilité auprès des Sfaxiens et, par là-même, auprès du conseil». (à suivre)

 

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