«Cheikhs en confidences», roman en français de Monia Mouakhar-Kallel: Une écriture d’une souplesse radieuse

De l’ouverture à la clôture  de cet attachant roman récemment écrit en français et publié par  la nouvelle romancière tunisienne,  Monia Mouakhar-Kallel, «Cheikhs en confidences», le personnage principal ou, si l’on veut, «le héros positif», comme les spécialistes de narratologie l’auraient appelé, ce vieux cheick zitounien,   directeur d’une école coranique privée, lors de la période ultime de la colonisation (1946-1956), est omniprésent. Sans nom particulier, mais amplement défini et présenté plutôt sous un beau jour, il s’annonce dés l’incipit comme le pivot autour duquel se construit tout ce roman qu’il domine et parcourt de part en part. C’est de lui, du bon père qui présidait consciencieusement  aux destinées de sa famille, se saignant aux quatres veines pour subvenir à ses besoins, et du gentil patriarche qui s’en tenait à un conservatisme de bon ton,  mais qui ne s’interdisait pas quelque ouverture à une modernité balbutiante, qu’il s’agit principalement et par-dessus l’histoire, toujours intéressante,  de cette époque importante. Epoque de combat pour la libération nationale, de rêves d’indépendance, d’ appels, encore informes et timides,  à l’émancipation de la femme (Tahar Haddad, cité nommément, par deux fois), époque décisive où  l’avenir d’une Tunisie indépendante et souveraine  commençait à se dessiner  et que l’auteure de ce roman a su évoquer par intermittence et sans beaucoup s’y attarder comme l’aurait fait un historien. Car tout prête à croire qu’elle ne cherche point à faire un roman historique, mais qu’elle veut juste situer son personnage central qui lui est cher, dans l’ époque et la ville (Sfax) où il avait vécu, afin de mieux l’identifier,  et d’organiser autour de lui l’ univers spatio-temporel de son récit, sa diégèse.  En parallèle ou en deuxième position, il y a l’autre Cheikh, le plus jeune, zitounien aussi et dont le vieux cheikh avait accepté de  faire son beau-fils, le préférant à son frère aîné, le militant nationaliste en cavale,  et  écoutant la voix secrète du «Maktoub»,  comme s’il avait deviné que, devenant un jour aveugle, ce gendre serait « le compagnon de ses jours perdus» (p. 209), que « c’est par lui qu’il continue (rait),  à avoir une part au soleil » (Ibid.) et que  ce serait lui enfin qui viendrait un jour, quand il passerait de l’autre côté de la vie, «baisser délicatement ses paupières» (p. 217). Celui-là, instituteur de son état qui s’improvisait aussi arboriculteur à ses heures, il le tenait entre tous en haute estime et l’adoptait comme son propre enfant. Les deux, spontanément et comme s’ils étaient déjà rencontrés dans «une vie antérieure »,  s’étaient pris d’affection l’un pour l’autre  et une profonde histoire d’amitié s’était nouée entre eux. Et c’est bien le bilan de cette belle amitié dans laquelle les deux cheikhs mettaient beaucoup de complicité et d’espoir, que Monia Mouakhar-Kallel, vient faire dans ce roman, en mobilisant dans son texte un narrateur «hétérodiégétique» qui raconte à l’imparfait,  retranché dans « un point de vue omniscient », c’est-à-dire dans la posture de cet « être de plume » qui sait tout et voit tout, les deux vies à la fois parallèles et confondues de ces deux cheikhs trouvant en eux-même assez de puissance généreuse pour plonger dans leur quotidien,  en dépit des  difficultés, des peurs et des incertitudes,  et dont le second semblait se préparer, à son insu, pour être la prolongation du premier, celui qui, bien enraciné dans sa culture, accompagnerait la marche de la Tunisie indépendante vers le progrès.  Deux âmes d’encre enclose dans l’imagination ou, peut-être, dans la mythologie ou la nostalgie  de l’auteure évoquant ce qu’on lui aurait raconté sur la Tunisie de la fin des années quarante et du début des années cinquante et qui se battait pour sa liberté, tout en continuant  à vivre, dans la simplicité,  son quotidien traditionnel,  avec des mariages, des vacances à la campagne, du travail, de la débrouillardise, des nouvelles de résistants traqués, emprisonnés ou assassinés par la police coloniale, des peines et des joies. Tout est raconté à la 3e personne, avec une froide «objectivité», celle d’un narrateur extradiégétique, c’est-à-dire extérieur aux personnages et aux événements dont il se veut un simple témoin. Seulement,  à écouter  attentivement cette voix narrative ou cette «voix de papier», on ne pourrait ne pas y soupçonner, ou même appréhender, une tacite affectivitivité qui transparaît,  de temps à autre, au travers de cette «neutralité» apparente ou feinte cherchant à cacher l’intérêt particulier de l’auteure pour ces deux cheikhs qui semblent lui tenir à cœur et qu’elle aurait peut-être puisés dans son histoire personnelle en préférant brouiller les pistes et dissimuler les traces, par pudeur. En effet, nous inclinons à penser que ce roman cache dans sa «génétique» quelque chose de bien personnel et que l’auteure parle de cheikhs qui lui étaient familiers ou proches, qu’elle ne connaissait que trop et dont elle connaissait même le langage quotidien (toutes ces expressions, tournures et dictons arabes qu’elle introduit dans son texte en les traduisant en français littéralement et en les écrivant en italique et qui révèlent une part de la subjectivité enfouie dans la narration), et qui seraient, pourquoi pas  ses propres grands-pères ou oncles ayant peut-être profondément marqué son enfance et dont elle tait délibérément les noms, par discrétion. Et il y aurait alors dans ce roman comme un hommage rendu, implicitement, à leurs mémoires respectives, par-delà l’histoire décisive de cette époque. Mais là, il n’ y a aucun mal, bien au contraire, il y a l’indice d’une habile manœuvre littéraire permettant d’investir dans la création romanesque des souvenirs personnels ou des images obsédantes, tout en échappant à l’écriture ouvertement  autobiographique que l’auteure a sabotée délibérément en métamorphosant les «confidences» que ces deux cheikhs sont censés avoir faites (cf- le titre du roman) en un discours narratif aux troisièmes personnes (« Il » et « Ils ») où ces deux personnages ne sont pas narrateurs, mais narrés et ne deviennent sujets qu’à travers de rares séquences dialogales souvent très courtes ou leur discours intérieur rapporté par le narrateur («Que faire ? Informer son frère ? Ramener son neveu chez ses parents ? Ou patienter encore ? Laisser la chose dans la main de Dieu ? Sa Rahma est vaste», p. 55. «Que serais-je devenu si j’étais resté en tête à tête avec la Maréchale ? » p. 209) dans sa longue narration linéaire, régulièrement ponctuée par des pauses se situant entre les 28  chapitres qui composent ce roman et auxquels l’auteure aime à donner différents titres afin de mieux marquer ces pauses et aiguiser ainsi l’impatience du lecteur qu’elle parvient à tenir en haleine. Tout dans ce roman de Monia Mouakhar-Kallel coule tel « un long fleuve tranquille » : le temps de  la vie simple de ces deux cheikhs comme la narration et comme aussi la langue que l’auteure manie avec une maîtrise, une clarté et une élégance remarquables, dignes d’une spécialiste universitaire de littérature française. Ni trop longues ni trop courtes, les phrases de ce texte, jamais alambiquées ni lourdes,  sont très souvent bien charpentées  qui suivent un rythme soutenu et régulièrement marqué par  une variation ponctuative bien maîtrisée. De ces phrases et de quelques mises en relief, ellipses, parataxes ou encore interrogations et exclamations, sort une écriture d’une souplesse radieuse, très bienvenue,  qu’on lit non sans beaucoup de plaisir.

Monia Kallel, «Cheikhs en confidences», Tunis, éditions «Arabesques»,  2020, 220 pages.

-Monia Mouakhar-Kallel est professeur de l’enseignement supérieur et chercheuse en littérature françaises à l’Université de Tunis. «Cheikhs en confidences» est son premier roman.

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