Zied El-Heni à La Presse : «Notre patrimoine historique est en péril»

Zied El-Heni, journaliste et président de la Commission art et culture au sein du Conseil municipal de Carthage, lance un cri d’alarme face à l’absence de mesures drastiques pour faire face aux dangers qui guettent Carthage, la mémoire des Tunisiens, le patrimoine historique de la nation. Il revient sur les projets cruciaux à concrétiser et dresse un état des lieux critique. Entretien. 

En tant que président de la commission art et culture de la municipalité de Carthage, vous dressez un état des lieux alarmant de notre patrimoine historique.

Carthage et sa zone jaune (zone archéologique) ont été dévastés par les constructions illégales. La municipalité de Carthage s’active pour résoudre le problème dans les plus brefs délais pour des raisons multiples et urgentes. En même temps, personnellement, j’ai fait plusieurs propositions pour y remédier en tant que président de la commission culturelle au sein du conseil municipal de Carthage et en tant que Carthaginois, attaché à ses origines, à son environnement et qui croit en un avenir meilleur pour ce site, à sa conservation et à sa valorisation durables. Ces projets peinent à se concrétiser. L’incapacité de la municipalité à agir efficacement laisse ce mal ronger les monuments, les ruines, les musées, tout le patrimoine historique de la région. Notre patrimoine historique fait face à de véritables menaces : il est en péril. Les citoyens ne voient pas de projets se concrétiser, ils s’impatientent et je leur donne raison : le danger des lobbys et des mafias guette le pays. C’est normal d’avoir peur et de douter. Cette colère se transforme souvent en dénigrement personnel, mais je ne réponds pas. Je suis en train de tout faire pour tenir mes promesses.

Des projets cruciaux pour remédier à la région sont donc en attente. Entre-temps, les problèmes s’accumulent dont celui des constructions anarchiques.

En effet ! Le problème des constructions anarchiques, d’après moi, est un problème essentiel d’Etat. Je dirais même que c’est un crime d’Etat. Je sépare entre les causes et effets. Les débordements et les dépassements sont des effets, mais les causes essentielles sont l’absence du Ppmv : Plan de protection et de mise en valeur. Je suis journaliste mais urbaniste également de formation. J’ai un DEA en droit foncier. Les deux tiers de Carthage sont archéologique : 285 hectares de Zone jaune à Carthage. Le territoire de Carthage est protégé par un décret de classement. Des spéculateurs profitent des propriétaires privés : il y a un amoncellement, un grignotage de terrain qui se fait et crée des effets dévastateurs. De nombreuses réunions ont été tenues depuis 2011 jusqu’à nos jours, avec le ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, dont Mohamed Zine el Abidine : des engagements, des promesses se font, mais aucune concrétisation. Tout est à l’arrêt à cause d’une signature entre deux ministres : celui de la Culture et celui de l’Equipement. Il y a un projet finalisé de M.Jalel Abdelkafi qui est constamment retardé, face à l’indifférence des autorités et en l’absence d’un Etat : il s’agit, selon moi, d’une conspiration contre Carthage. Nous attendons avec impatience le nouveau ministre de la Culture et allons mettre ainsi tout le monde face à cette réalité. Les protestations se feront sentir à l’échelle nationale et internationale et prendront de nouvelles formes.

Avez-vous fait appel à l’Institut national du patrimoine ? Est-il intervenu ?

La majeure partie du territoire archéologique est sous la responsabilité de l’INP, mais il n’a pas de moyens. Le problème des moyens s’impose toujours.  Il y a un manque de fermeté dans l’exécution des arrêtés. La gouvernance est faible. Dans la poursuite de l’exécution, il y a des défaillances. L’impunité pose aussi problème : les constructions dans les zones archéologiques sont passibles de prison, rappelons-le. Vendre des terres appartenant à des zones archéologiques sans lotissement agréé est un crime aussi. Tout ça se fait de nos jours et d’une manière effrénée. Le parquet reste inactif face à autant de dépassements.

Quelle est l’implication de la police municipale ?

C’est un problème de plus à soulever, justement : l’affiliation de la police municipale. Avant 2011, cette police était sous le contrôle de la municipalité. Après, elle est devenue affiliée au ministère de l’Intérieur. Elle est composée d’un chef de poste et de deux agents maximum, qui travaillent selon des horaires administratifs et sont absents donc pendant les week-ends et les vacances. Selon moi, il faut les ré-affilier sous l’égide du président de la municipalité. Il y a une nouvelle équipe opérationnelle pour l’instant, qui effectue son travail d’une façon extraordinaire. Carthage a besoin d’une équipe mobilisée, plus grande et qui travaille 24h/24. Il faut changer la réglementation et changer cette loi en cas d’intervention. 

 

Où réside l’urgence d’agir ?

Un début de solution réside dans la sortie du Ppmv. Grâce à ce plan, nous pourrons nous adresser à des propriétaires, détenteurs de lots de terrains. Il existe aussi ce qu’on appelle « La protection fonctionnelle » : qui est un plan de sauvegarde proposé par Azdine Bach Chaouch, spécialiste, qui a déjà opéré dans les sites d’Ankor au Cambodge. Afin de protéger un terrain archéologique,  on lui donne une fonction. Quand c’est un terrain nu, il reste exposé à différentes atteintes et infractions. Avec une fonction, il est protégé. Ce type de manœuvre a été appliqué du côté de Maalga et a montré son efficacité dans la protection de terrains. Sans Ppmv, ce danger guettera toujours Carthage et effacera notre héritage historique. 

D’autres projets sont en attente de concrétisation, principalement ceux liés au port punique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’INP a publié un communiqué en réponse à un post  que j’avais rédigé. Une décision a été mûrement réfléchie concernant le port de Carthage. On a envisagé d’y lancer un projet en collaboration avec l’INP, le ministère de la Culture, l’Anep et l’Unesco. La municipalité n’a pas les ressources nécessaires pour lancer un bureau d’études ou pour élaborer jusqu’au bout un projet, ni l’INP qui manque aussi d’argent. Etant donné que Carthage est un patrimoine mondial, l’Unesco, préoccupée par le sort de Carthage, pourra intervenir. On a l’intention de lancer un projet collaboratif. La municipalité de Carthage est parmi les plus pauvres de la République Tunisienne. Qu’est-ce qui fait la richesse d’une municipalité ? Sa zone industrielle, touristique, sa marina et son patrimoine immobilier. On n’a presque rien de tout ça ! Les trois quarts de nos terres sont une zone jaune, et il n’existe pas de villas en hauteur. Avant 2011, une convention entre l’Anep et la municipalité existait et permettait à la municipalité de bénéficier des entrées des musées et des sites archéologiques. Les pseudo-« révolutionnaires » d’après 2011 ont eu raison de ce décret en accusant la municipalité de pots-de-vin reçus de la part de Ben Ali. Le tiers des revenus de la municipalité s’est évaporé. Une subvention importante qu’on recevait de la part du Palais a disparu aussi après 2011, sous Marzouki. Nous cherchons donc à être partenaires : l’affectation du site doit être bénéficiaire à la municipalité et au ministère à parts égales. La municipalité ne touche plus un millime depuis des années sur les entrées aux sites de la ville et c’est criminel. En lançant un projet au port punique, on ne le déclassera pas et on ne vendra pas ses terrains à des promoteurs privés. On veut que ça soit un site ouvert et exploité. Un projet élaboré par des experts de l’INP et de l’Unesco éclaircira cette vision également ralentie par l’existence d’une école de police sur place et qui pourrait être déplacée. On ouvrira ainsi ce site après 14 siècles de déni de Carthage. C’est un symbole. Carthage est un symbole de souveraineté pour les Tunisiens. L’histoire a prouvé qu’elle n’appartenait à aucune autre puissance. Une civilisation qui a toujours été autonome. Carthage a crée l’union méditerranéenne : le Sud et le Nord méditerranéen doivent être unis. 

La création d’un musée panoramique à Borj Boukhriss a été citée ainsi qu’une école de mosaïque. Ces deux projets sont-ils toujours d’actualité ?

Il s’est avéré que depuis 2017, Borj Boukhriss est devenu une propriété de l’INP. Ce n’est plus un terrain du ministère des Domaines de l’Etat. Je me suis adressé à Moez Achour (à la tête de la direction du Conservatoire de Carthage) qui reste ouvert à la collaboration. On tient à l’instauration de ce monument pour Carthage et on tient à ce qu’il soit panoramique : une histoire retracée avec toute la haute technologie nécessaire et dans l’air du temps. Ce projet verra le jour avec la collaboration de l’INP également dans le cadre d’un partenariat public-privé. Pour l’école de mosaïque, comme on a un cimetière chrétien à Byrsa affilié à la municipalité, on a conclu un accord avec l’évêque de Carthage, remédiant ainsi au saccage des lieux et procédant à la construction d’un caveau. Dans le cadre d’une cérémonie organisée sous la houlette du ministère des Affaires religieuses, des tombeaux seront déplacés dans ce nouveau caveau. A la place, nous construirons une piscine municipale et une école de mosaïque. Les lieux sont actuellement abandonnés, saccagés, fréquentés par de jeunes toxicos, démunis et livrés à eux-mêmes. Un danger pour la jeunesse et les habitants. Tout se déroulera sous les consignes de l’INP en respectant le Ppmv.

Sous feu Béji Caïd Essebsi, une statue d’Hannibal devait voir le jour. Où en sont les faits ?

BCE a constitué une commission rassemblant la municipalité, l’association Hannibal, les ministères de la Défense, de la Culture, du Tourisme, de l’Equipement, du Transport et des Affaires étrangères afin d’aboutir à ce projet. On avait fait appel à un sculpteur de renommée lors des réunions organisées au Palais. Malheureusement, la conception de ce spécialiste n’avait pas plu… et le projet a été abandonné petit à petit. On a deux lieux à proposer : un jardin municipal et la plage de Carthage Byrsa. Nous devons remobiliser la société civile et les institutions concernées et choisir entre deux modèles esthétiques en mettant le symbolique et l’abstrait en évidence et en célébrant une nouvelle date, celle du 22 août, date-clé d’une bataille historique, celle d’Hannibal. BCE était sensible à l’histoire, Paix à son âme. Il était à l’écoute. Je tiens à mettre ces importants projets en œuvre : au moins à les proposer … les léguant ainsi aux générations prochaines.

Laisser un commentaire