Confection de la Jebba traditionnelle : Non assistance à un métier en danger

Le métier de confection de la jebba traverse une crise sérieuse.

«L’Etat n’a aucune vision pour préserver le secteur de l’artisanat. Les artisans sont abandonnés à leur propre sort, et certains métiers sont même menacés de disparition, à l’instar de la confection de la jebba», a déclaré, à l’agence TAP, Mohamed Sabri Bessaâd, artisan confectionneur de jebbas, et propriétaire de la marque «Wahret Zmen by Sabri». La jebba tunisienne, pièce principale du costume traditionnel masculin, est un habit qui couvre tout le corps sans toutefois recouvrir les avant-bras ou les mollets. Elle est fabriquée de différents tissus (soie, toile de lin, lainage…) et se porte généralement, avec le fameux gilet connu sous l’appellation de « farmla », « bedia » ou « sadria » et un serouel (pantalon bouffant), serré à la taille par une ceinture de soie, une paire de balghas (chaussures traditionnelles) et une «chéchia ».

Mohamed Sabri Bessaâd, la quarantaine, a déjà 20 ans d’expérience dans le métier de la confection de la jebba. Un métier qu’il a hérité de son père, feu Hassine Bessaâd, qui y a passé plus de 60 ans de sa vie. Il l’a passionné depuis son jeune âge et le passionne encore aujourd’hui, bien que ses horizons se soient beaucoup rétrécis.

Un métier à la dérive

«Le secteur de l’artisanat tunisien mène, aujourd’hui, une lutte quotidienne pour survivre, dans un contexte des plus difficiles et un total désengagement de l’Etat», a-t-il déploré.

«Les trois piliers indispensables à la réussite d’un projet artisanal sont la main-d’œuvre, la matière première et la commercialisation. Toute défaillance impactant l’un des trois piliers pourrait menacer la pérennité du projet. Aujourd’hui, en Tunisie, ces trois piliers sont défaillants», a-t-il regretté.

Et d’enchaîner : «Dans mon métier, la main-d’œuvre est de plus en plus rare ; les «snaïa» (spécialistes) se comptent sur les doigts d’une main. La grande majorité de ces spécialistes ont abandonné ce métier qui leur est transmis de père en fils, depuis dgénérations, pour une autre activité plus lucrative, qui leur permet de subvenir aux besoins de leurs foyers. Ceux qui s’y accrochent encore le font contre vents et marées et peinent à joindre les deux bouts.

Et si les revenus de ce métier ne cessent de diminuer au fil des années, c’est, entre autres, à cause de la montée faramineuse des prix de la matière première, au point que l’artisan est pris en sandwich, entre les importateurs des matières premières qui nous imposent leurs prix et les consommateurs qui se plaignent de la cherté du produit final ».

Contrairement aux idées reçues, les artisans veulent vendre à des prix raisonnables qui leur permettent de conquérir des clients, d’augmenter leurs ventes et de s’assurer ainsi des revenus suffisants pour couvrir leur charges et maintenir leurs collaborateurs, mais en raison de la cherté des matières premières, l’équation devient de plus en plus difficile», a-t-il poursuivi.

Il a regretté la liquidation de «la Société de commercialisation des produits de l’artisanat (Socopa), relevant du ministère du Tourisme et de l’Artisanat, qui assurait l’approvisionnement des artisans en matières premières à des prix compétitifs et qui contribuait aussi à la commercialisation de leurs produits… Ce qui a laissé les artisans à la merci des importateurs.

Et comme tous les maillons du métier sont intimement liés, la commercialisation de la jebba tunisienne authentique a été impactée par la cherté des matières premières qui se répercute fortement sur les prix de vente.

«Notre jebba traditionnelle est très appréciée par les Tunisiens, mais ses prix sont hors de portée des bourses moyennes. La majorité des Tunisiens optent aujourd’hui pour «une qualité moyenne» que supportent leurs budgets, au point qu’une grande frange de confectionneurs (80%) ont choisi d’adapter leur offre à la demande du marché», a-t-il encore déploré.

«Si cette tendance se poursuit, la jebba artisanale authentique, celle léguée par nos ancêtres, pourrait un jour disparaître ».

M. Bessaâd a fustigé, en outre, le phénomène de location des habits traditionnels. « L’artisanat ne se loue pas, il se vend. La location des habits traditionnels garantit des revenus respectables aux boutiques de location, mais diminue considérablement la demande sur ces produits, ce qui impacte négativement l’activité des artisans/confectionneurs et menace leurs sources de revenus».

Un métier menacé de disparition

Le métier de confection de la jebba traverse une crise sérieuse, a estimé M. Bessaâd. «Les difficultés d’exercer ce métier risquent, à plus ou moins long terme, de pousser ceux qui s’y accrochent encore à se convertir à d’autres activités plus rentables. Ils ne tiendront pas indéfiniment».

Les difficultés, qu’éprouvent aujourd’hui les quelques confectionneurs à passer le flambeau aux jeunes, inquiètent davantage notre interlocuteur quant à la pérennité de son métier.

«Jadis, chaque année, il y avait de nouveaux artisans qui rejoignaient les ateliers de leurs parents, pour apprendre le métier. Ce n’est plus le cas depuis des années, les jeunes boudent de plus en plus l’artisanat, devenu peu rentable à leurs yeux. Et ils n’ont pas tout à fait tort ».

Et de poursuivre : «A un certain moment, pour encourager les jeunes à pratiquer les métiers de l’artisanat, l’Etat a mis en place des centres de formation professionnelle dans les métiers de l’artisanat. Au départ, la formation des jeunes se faisait en alternance, entre les centres de formation et les ateliers de l’artisanat où les jeunes pouvaient apprendre les différentes spécialités artisanales. Puis, il y a eu la décision de se contenter des formations dispensées par les centres, ce qui a beaucoup dégradé la qualité de la main-d’œuvre».

«Aujourd’hui, si l’un de mes collaborateurs décide d’abandonner le métier, il sera très difficile de le remplacer», a-t-il encore souligné.

«Les quelques vrais confectionneurs, qui tiennent encore dans ce métier, le font parce que nous sommes très peu nombreux et non pas parce que la demande est là. Nous travaillons par pièce et nos collaborateurs sont payés, selon la demande».

M. Bessaâd estime que les nouvelles tendances inspirées des habits traditionnels risquent également de nuire à l’habit traditionnel authentique. «Je ne suis pas contre l’innovation, mais en innovant, il faut toujours mettre en valeur la source, car à force de trop innover, on risque de perdre son identité».

Et de convenir amèrement : «Oui, ce métier est menacé de disparition».

Que peut faire l’Etat ?

En évoquant le rôle de l’Etat, M. Bessaâd n’a pas caché une certaine déception. «Cela fait des années que l’Etat est aux abonnés absents. Nos responsables réduisent l’artisanat aux shows folkloriques et aux clichés dépassés reproduits à chaque fois qu’on parle d’artisanat».

Et de poursuivre : «Est-ce qu’un des responsables pourrait me dire à quoi serviraient les 200 dinars accordés aux artisans en tant que soutien contre les répercussions de la Covid-19? Si l’Etat veut vraiment sauver l’artisanat, il doit d’abord mettre les bonnes personnes à la bonne place. Ceux qui parlent au nom des artisans doivent être de vrais connaisseurs de l’artisanat. Il faut, ensuite, écouter les artisans et prendre des décisions en fonction de leurs revendications.

Surtout, il faut être à l’écoute pour agir et mettre en place de véritables stratégies de promotion et de commercialisation de notre artisanat. Notre artisanat est de moins en moins connu, contrairement à celui du Maroc ou d’autres pays, qui réussissent très bien à faire connaître leur artisanat. Le sauvetage de l’artisanat, en général, et du métier de la confection de la jebba, en particulier, passe par des actions concrètes et non par des slogans pompeux. Avant la révolution, le port de l’habit traditionnel était obligatoire dans les administrations le 16 mars de chaque année. Aujourd’hui, il n’y a que les petits dans les jardins d’enfants qui le fêtent », a-t-il regretté.

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