Reportage — Hors lits #10 à Kairouan: L’art étalé dans les territoires

Après un passage remarquable à Gafsa, à Kasserine, au Kef, l’équipe d’Al Badil, initiatrice du Hors Lits Tunisie, a choisi de se poser à Kairouan. C’était l’avant-dernière escale avant celle de Ben Arous. Retour sur un Hors lits synonyme de libération post-Covid pour les organisateurs, les artistes et surtout les spectateurs présents.


Il est 16h00, à Kairouan, le 26 mars 2021. Le public commence à affluer face à Dar Almadanya, nouveau lieu de savoir, d’arts et de culture qui va abriter le Hors Lits à Kairouan et ses 4 performances programmées. Du théâtre, de la chorégraphie, une chorale/orchestre d’enfants et de jeunes virtuoses en devenir, et même du graffiti fusionné à de la poésie.

Munis de leurs pancartes Hors Lits, les organisateurs accueillent le public présent. Des Kairouanais, pour la plupart, excités à l’idée de découvrir ce mini-circuit-festival, organisé d’habitude dans des habitations privées et éclatées. Pour des raisons sanitaires et logistiques, cette année, le concept a été vu et vécu à Kairouan et à Radès dans différents coins et recoins d’un centre culturel. Les artistes invités devaient, à chaque fois, s’adapter à l’espace proposé afin de mener leur performance, de 30 minutes chacune, jusqu’au bout.

Curiosité et bavardage font échos avant le début du top départ: adultes, adolescents, enfants, parents et leurs bébés, et  quelques étrangers ont fait le déplacement. Un groupe de trois personnes touristes ont déclaré suivre le Hors lits depuis quelques années en Tunisie. «Ça nous permet et de découvrir les lieux, les régions, et les performances artistiques généralement très attrayantes. Sans oublier les belles rencontres qu’on peut faire», déclare Jannet, Franco-Tunisienne de 49 ans, qui avait fait le déplacement de Nabeul spécialement pour le Hors Lits Kairouan, profitant ainsi de la ville et de l’événement. «Ma petite fille m’avait demandé de venir», nous déclare souriante une grand-mère, fatiguée mais enthousiaste à l’idée d’y assister. Le public au rendez-vous est certes diversifié mais manque tout de même de discipline: la foule est bouillonnante.

Performances permanentes et artistes locaux invités

Pour cette 10e édition, les trois principaux artistes qui ont mené la tournée de bout en bout sont Marwen Errouin et Feteh Khiari: le duo a présenté «Ala Kifi». Essia Jaïbi, elle, a présenté  Klash !  Un monologue théâtral créé spécialement pour ce 10e Hors Lits et dans lequel la metteuse en scène et scénographe s’essaie pour la première fois à l’acting. A Kairouan, comme dans les autres gouvernorats, des artistes locaux s’ajoutent avec une ou maximum deux performances.

Le premier arrêt à Dar Almadanya pour cette foule d’invités s’est fait face à un camion/vanne abandonné, servant initialement de décor à ce centre. La poétesse Sondoss Baccar s’embarque dedans : munie d’un micro, elle récite sa poésie en arabe qui chante la vie, la patrie, l’appartenance. Sondoss donne des cours et gère des clubs culturels au sein Dar Almadanya : elle a choisi la musique qui accompagne la performance et souligne ce dialogue intergénérationnel « qu’il faut nourrir dans ce genre d’événements ». Selon ces dires. Elle rappelle aussi la présence importante de jeunes chorégraphes à Kairouan d’où son appel à un jeune chorégraphe qui a mené la danse sur le toit de ce véhicule délabré pendant toute la performance. Il s’appelle Wael Habli, la vingtaine, et ne manque pas de rappeler son amour pour cet art qu’il préfère faire à Kairouan, sa ville natale. D’autres jeunes se sont joints au spectacle en taguant ce véhicule transformé en scène insolite à l’occasion.

Le 2e point de rencontre pour les invités est une salle de lecture, transformée en scène de théâtre par le tandem féminin : l’artiste Essia Jaibi et Mouna Djebby, l’assistante technique présente en permanence sur Klash ! , une performance / monologue théâtral de 25 min. Klash ! est une réflexion sur le regard que peut porter le public sur le théâtre. C’est aussi le questionnement que s’inflige l’artiste-créatrice de Klash ! à elle-même. Ce travail scénique est une autoréflexion de la créatrice sur son statut d’artiste. Elle met en/sur scène ses doutes, ses peurs, parfois son hésitation à concrétiser son travail dans une phase critique que connaît l’art en Tunisie spécifiquement. Elle remet en question sa manière de s’adresser au public, à comment relever ce goût de la masse pour l’art, et incite même, via ce monologue, d’autres artistes à interroger leur travail, en les dissuadant de s’embourber dans le populisme, la culture du buzz et le non-édifiant. Klash ! vise à effacer ce schisme existant qui sépare le public de la dite «Elite» (Tant repoussée de nos jours) et s’en prend à l’existence même du théâtre dans une époque où la haute technologie est en train de prendre le dessus. Jaïbi pense la pérennité du 4e art sur le long terme: quelle forme devrait-il prendre ? Doit-il être remodelé ou ses enfants devraient-ils bannir la scène classique et statique existante depuis des siècles et revoir ainsi leur façon d’attirer le public ? Où est ce que le théâtre se situe par rapport à son époque ? Le tout présenter dans un lieu qui change et dans un format, qui combine musique, danse, théâtre. Klash ! porte bien son nom : C’est un cri d’alerte, une interrogation scénique criante de sincérité, exprimée en dialecte tunisien corsé et forcément perceptible par chacun(e) et à la portée de tout.es. Essia Jaïbi devrait la laisser vivre en dehors du Hors Lits ou dans un format digitalisé afin de toucher un public plus large.

Musiciens et musiciennes de 10 à 25 ans, munis de leurs instruments de musique, chorale, chant, piano, issus de Kairouan ont assuré, sur une vingtaine de minutes, la 3e performance 100% locale au programme. Mme Hamida Hlioui, directrice du conservatoire public de Kairouan, est à la tête de cet orchestre : elle dit s’être fixé un objectif, celui d’encadrer les jeunes assoiffés de culture et de musique en particulier et ne rate pas l’occasion de collaborer avec des manifestations comme celle du Hors Lits. Elle est ravie, via cette performance, de satisfaire un public qui a soif de culture surtout après les confinements liés à la Covid-19. Le répertoire présenté valorise le patrimoine musical tunisien. Un zeste de musique classique est ajouté via la touche d’une enfant-pianiste.

La 4e et dernière performance Hors lits de l’après-midi, est celle du spectacle chorégraphique réalisé par le duo Marouen Rouine/Feteh Khiari nommé «Ala Kifek», et qui avait vu le jour initialement lors d’une résidence d’artiste à l’Art Rue. «Ala Kifek» est une détresse qui a émané en plein enfermement lié à la Covid-19. Via la gestuelle, l’expression corporelle et l’aspect vestimentaire qui brouille les genres, les deux artistes sont parvenus à transmettre une charge émotionnelle, incitative à la réflexion sur le rapport d’un citoyen lambda ou artiste, au pays, au monde, à l’espace où il se trouve cloitré. Le duo a usé d’un lit en guise de scène pour mettre en scène une échappatoire à la détresse sociale, politique, culturelle, économique… en vain ? La performance est porteuse d’un message universel et s’adresse à l’Humain.

Selon Riadh Farhani, chef de projet du centre Dar Almadanya, le partenariat s’est fait systématiquement avec Al Badil puisque Dar Almadanya vise à créer des formations et a travaillé sur des événements culturels et des festivals. «Avec le Hors Lits, la collaboration est fructueuse et fédératrice d’artistes locaux, de Kairouan et d’ailleurs», cite-t-il. Almadanya est une fondation tunisienne active sur terrain depuis 2011. Elle lance des projets liés à l’éducation des enfants, du transport des écoliers et des élèves dans des régions défavorisées. La fondation Almadanya aménage des coins de lecture dans différents points du même nom, lancés dans les gouvernorats de Tatouine, Sousse. Le prochain ouvrira au Kef.

Hors Lits #10 s’est achevé les 27 et 28 mars à Radès. Un duo de jeunes musiciens prometteurs de la scène musicale tunisienne, Selim Arjoun et sa sœur Noor Arjoun, ont envoûté le public de Ben Arous en tant qu’invités locaux. Le projet Hors Lits Tunisie a été initié à Tunis en 2014 et ne cesse de grandir depuis : plus de 75 jeunes ont été formés aux managements cultuels. 15 gouvernorats tunisiens ont été conquis et plus de 2.000 spectateurs touchés.

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