Tribune: Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République

Dans cette lettre ouverte, un collectif d’ONG plaide pour la dépénalisation des chèques sans provision et demande au Président de la République d’exercer son pouvoir d’accorder l’amnistie au profit des condamnés.

Monsieur le Président de la République

Nous, les soussignés, vous prions de bien vouloir décréter une amnistie générale à l’égard de toute personne condamnée pour émission de chèques sans provision, qu’elle soit détenue ou en liberté, et arrêter toutes les poursuites en cours suscitées par la même raison.

Les raisons de la nécessité de cette amnistie sont, si vous permettez, nombreuses et nous en citons :

Le respect de l’article 11 de la charte internationale des droits de l’Homme, ratifiée par la Tunisie, qui stipule ce qui suit : « Il n’est pas permis d’emprisonner quiconque parce qu’il est dans l’incapacité d’honorer un engagement contractuel». L’impossibilité d’honorer le chèque, qui n’est que la trace de cet engagement contractuel dans le cadre d’une opération commerciale, ne devrait donc pas conduire à priver l’Homme de ce qu’il a de plus cher: sa liberté et sa dignité.

En dépénalisant le chèque sans provision, on ne fera que rejoindre l’écrasante majorité des pays (France, Angleterre, Canada, Soudan…) qui l’ont déjà fait par respect à la loi internationale et du bon sens qui nous recommande, à nous, les musulmans, d’agir en symbiose avec les préceptes de notre religion qui a toujours appelé à aider, voire à pardonner, l’endetté qui est dans l’incapacité d’honorer ses engagements financiers.

Le bon sens devrait aussi nous faire réaliser que toute personne emprisonnée ne pourra plus jamais rembourser ses dettes à la personne à laquelle elle doit de l’argent, puisqu’elle sera définitivement dans l’incapacité de travailler pour générer des revenus.

Emprisonner, donc, lèse et l’endetté et le créancier, sans que cet acte barbare ne puisse réellement dissuader la majorité d’émettre des chèques sans provision. Les chiffres démontrent cela : malgré la très forte répression des émetteurs des chèques sans provision, les procès sanctionnant cet acte sont passés de 126.000 en 2016 à 213.000 en 2020, et cette augmentation n’est pas près de décélérer avec les effets catastrophiques de la crise sanitaire que nous vivons.

En réalité, quelle que soit la répression, lorsque le système économique génère les faillites, l’acte d’émettre un chèque sans provision reste, pour les patrons de petites et moyennes entreprises, le dernier recours désespéré pour sauver leur gagne-pain au risque de perdre ce qu’ils ont de plus cher : leur liberté après avoir été spoliés de tous leurs biens. Loin d’être des escrocs qui méritent la prison, les chefs d’entreprise, dans leur écrasante majorité, sont des victimes auxquelles on doit, plutôt, des réparations. Comment peut-il en être autrement lorsque l’Etat ne paie pas des entrepreneurs qui lui ont assuré leurs services les acculant ainsi à être dans l’incapacité d’honorer leurs chèques ? Comment peut-il en être autrement lorsque les autorités permettent à un secteur parallèle de s’accaparer plus de la moitié des clients de ces mêmes entreprises ? Ces mêmes autorités politiques ont aussi, ces dernières années, porté le coup de grâce aux petites et moyennes entreprises productives, en facilitant l’importation des produits chinois et turcs dont les prix défient toute concurrence.

Aux premières années de la «Révolution», l’Etat a aussi permis aux groupes terroristes de recruter, devant les caméras, des élèves sortant de leurs lycées, de s’entraîner à la lutte armée dans les montagnes pour que cela aboutisse à la fin aux opérations terroristes de Sousse et du Bardo qui ont mis à genoux plusieurs hôteliers et le grand nombre de petits métiers qui tournent autour du tourisme. La liste est encore longue des méfaits de l’Etat qui expliquent le gonflement des rangs de cette armée des victimes des chèques sans provision qui s’est encore plus renforcée ces derniers temps avec l’interdiction du travail de la nuit, le ralentissement ou l’arrêt de la restauration…

D’après plusieurs recoupements, le nombre des condamnés pour chèques sans provision de ces dernières années et qui n’ont pas encore été incarcérés (10.800 seraient en fuite à l’étranger), pourrait atteindre les 30.000 personnes.

En 2016, le nombre global de détenus était de 23.553 personnes. Les normes internationales exigent que chaque détenu ait une surface de vie d’au moins 4 m2. Dans les prisons de ce pays que vous gouvernez, Monsieur le Président, un détenu ne dispose pas plus de 1,20m2 ! Je vous prie d’imaginer, Monsieur le Président, ce qui arriverait si l’on rajoutait à cette population carcérale les 30.000 condamnés pour chèques sans provision en liberté ! Vu le nombre faramineux des procès déclarés pour ce «crime», on peut très bien croire les évaluations de certaines sources qui parlent de l’existence, dans nos prisons, actuellement, de 8.600 personnes incarcérées pour chèques sans provision (voir La Presse du 21.02.2001).

Cet Etat que vous gouvernez, Monsieur le Président, et qui a du mal à payer convenablement ses médecins et équiper ses hôpitaux pour sauver des vies, paierait, quotidiennement, 302.634 DT pour maintenir des hommes et des femmes d’affaires derrière les barreaux au lieu d’être auprès de leurs familles à travailler et employer un grand nombre de chômeurs afin de vivre dignement et payer leurs dettes. C’est ce qui se fait dans le reste du monde !

C’est finalement ce qu’on vous demande Monsieur le Président: ne plus permettre la criminalisation de la vie civile, ne plus permettre à cette situation aberrante de perdurer.

Vous, qui vous sentirez concerné par le sort d’une mule en Irak, vous ne pouvez être indifférent aux souffrances de milliers de familles et personnes détenues pour un acte qui ne les priverait aucunement de leur liberté sous d’autres cieux. Vous parlez souvent d’intégrité, de bravoure et de compassion à l’égard de votre peuple, nous sommes sûrs que vous en ferez preuve à cette occasion. C’est ce que «le peuple veut», et nous sommes certains que vous serez à son écoute.

Collectif d’ONG

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