«Chants de femmes», un ouvrage de Salma Jelassi: Questions de mémoire

Une œuvre patrimoniale documentaire qui comprend plus d’une centaine de chansons de femmes à travers laquelle la journaliste et chercheuse Salma Jelassi retrace un parcours et un univers de femmes à travers leurs voix et leurs chants.


Ce livre est un acte qui vise à préserver une mémoire collective de la dispersion car la plupart des chansons qui ont été collectées de la bouche de femmes âgées de plus de quatre-vingts ans et qui ont mémorisé la majeure partie du corpus ce sont des chansons qui n’ont jamais été enregistrées auparavant et qui n’ont pas été incluses dans la mouvance des chansons du patrimoine mises sur le marché et commercialisées.

Salma Jelassi, du haut de son statut de journaliste qui s’est nourri tout au long de sa carrière de déplacements, de rencontres et de travail de terrain, n’a pas hésité à mettre son savoir-faire au service d’une recherche académique.

À propos de ce travail empirique qui a vu le jour sous la forme d’un beau bouquin de 280 pages élégamment édité, Salma Jelassi nous avoue : «Chacun de nous garde, au fond de lui, une part de sa terre, et ma part à moi est une partie de la mémoire d’un petit village du gouvernorat de Sousse qui porte le nom si particulier d’«El Kanayess», qui signifie les églises. Mon village est un riche terroir patrimonial fait de cette mémoire collective qui se traduit dans les chants de ces femmes qui nous accompagnaient partout où nous allions, les chants soufis masculins, le savoir-faire des femmes et des hommes paysans, la fabrication du savon, la teinture traditionnelle et le travail de la laine… Ma mémoire personnelle est faite de cette simplicité. Le plus gros défi qu’il me fallait relever était la distance scientifique nécessaire à prendre entre la recherche du sujet et le sujet de la recherche ».

Revenons au corpus collecté et à la méthodologie suivie pour ce Mémoire de Master réalisé à la Faculté des Lettres, des Arts et des Sciences Humaines de La Manouba qui se poursuivra dans le cadre d’une thèse doctorale.

Sous le prisme d’une approche genre, les chansons collectées, lors d’entretiens directs dûment préparés avec ces femmes et qui a duré une année, sont divisées en thématiques : des chants d’amour, des chants érotiques avec des images sensuelles, des chansons de fierté et de sagesse, des chansons de travail et de labeur, des chansons de mariage, des chansons de danse et de l’humour.

Ces chants transmis et perpétués témoignent de la marge de liberté dont jouissent les femmes qui contribuent à la prise de décision familiale, et révèlent aussi un précieux corpus de vieilles chansons qui n’ont pas toutes été transmises aux générations suivantes. Ce qui a rendu une grande partie du stock vulnérable à la disparition.

Une fois la collecte et l’enregistrement faits, une étape ardue a commencé qui consiste en l’explication du vocabulaire qui n’est plus utilisé et qui commence à sombrer dans l’oubli comme les noms des bijoux anciens, des vieux vêtements, des outils de décoration… Puis vient l’étape de la vérification des événements et des personnages historiques cités dans les chansons pour finir avec un processus d’investigation qui fera concorder les sources et aboutir à une unité cohérente. Sans oublier cette étape essentielle, quand il s’agit d’un patrimoine oral, qui est de saisir la prononciation exacte des mots utilisée par les femmes du village «Kanayess».

Magnifique travail de longue haleine sur un héritage anthropologique et ethnographique que Salma Jelassi poursuit  au niveau d’une thèse de doctorat dans laquelle elle a élargi le champ de la recherche géographique pour tendre l’oreille à d’autres femmes dans les différents villages et zones rurales du gouvernorat de Sousse.

Retenons les paroles de Dr Raja Ben Slama qui a écrit à propos de ce travail : «Ce livre est à l’origine un travail académique que j’ai encadré dans le cadre du Master Genre et Culture, mais il est du niveau d’une thèse… C’est un travail qui sauve, de l’extinction et de la dispersion, un répertoire de chansons qui n’ont pas été enregistrées, dont certaines ont été liées à des événements historiques comme la révolution côtière au milieu du XIXe siècle».

«Chants de femmes», qui est disponible dans les librairies, est un bel écrin pour un trésor encore plus inestimable dont il sera urgent et primordial que les autorités publiques et les institutions spécialisées pensent à entreprendre l’enregistrement audio et vidéo de ce corpus afin de donner de la vie à un patrimoine orale, immatériel menacé d’oubli.

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