«Hawajess Allayla Al akhira» (Les noires pensées de la dernière nuit) de Mounira Daraoui : Prose de diamant et émotions

A peine finit-on de lire ce prodigieux roman de Mounira Daraoui qu’on a envie d’en reprendre vite la lecture, avec le même engouement et le même ravissement !

C’est que «Hawajess allayla al akhira» (Les noires pensées de la dernière nuit ) est un vrai texte littéraire et que «le texte littéraire, écrivait avec juste raison Georges Molinié, se reconnaît et s’identifie à l’acte qu’il produit à réception : s’il émeut, s’il donne envie de toujours le relire pour en être sans cesse, et par là même, ébranlé et ravi, c’est qu’il a créé un sentiment fort de jouissance, c’est qu’il existe (…) comme littéraire». Et ce texte romanesque de haut niveau produit par cette romancière tunisienne à la plume déjà bien exercée et qui nous paraît maîtriser à merveille l’art de plaire, d’envoûter, de bouleverser par les mots de la langue, existe en effet. Existe pleinement et constitue, à notre humble avis, un bel événement littéraire et éditorial qui mérite attention.

Tout y est admirablement réussi. Tout y est conçu pour ravir jusqu’à la fin le lecteur et le sensibiliser en même temps à la cruelle injustice sociale réduisant de braves jeunes filles, sans appui et sans secours, à la prostitution de luxe, satisfaisant la dévorante concupiscence charnelle d’hommes d’affaires corrompus et rapaces, sans foi ni loi, ne voyant en elles que des choses sans âmes, des objets sexuels asservis à leurs fantasmes d’obsédés du sexe et à leur logique de profit.

Tout y est raconté très habilement par différents narrateurs intradiégétiques, c’est-à-dire qui font eux-mêmes l’objet de la narration et qui se relayent auprès du scripteur, dans un superbe fusionnement narratif, pour mettre en place les divers morceaux de cette construction narrative à plusieurs voix, fragmentairement distribuée et s’articulant autour d’un parvenu crapuleux, à l’identité trouble et à l’esprit calamiteusement obscur et ruineux. Voix narrative centrale, ce personnage-pivot, dont l’autrice tait le nom et qu’elle ne désigne que par l’abréviation arabe de son titre de civilité «Si» (M.), représente en effet un nouveau riche, un homme d’affaires nanti qui ne parvient pas à se libérer des souvenirs douloureux de son passé et en qui se raniment sans cesse ses vieux complexes d’enfant pauvre aux vêtements loqueteux et aux chaussures trouées, constamment poursuivi par les voix goguenardes et humiliantes, fantomales, de ses camarades de quartier : «Ibn essereh…Ibn essereh…Ibn essereh !» (Fils de berger !). Âme damnée, victime et bourreau à la fois, il couve en lui-même une profonde haine qui, chaque jour, apporte une pierre nouvelle au cycle infernal de la vengeance à laquelle il s’est adonné depuis qu’il a commencé à escalader la pyramide d’argent et de pouvoir : détruire l’autre, sadiquement, crapuleusement, sans pitié, afin d’essayer de se reconstruire, d’être et de s’imposer dans la caste des «grands» ! En tenailles entre son besoin morbide de réussite financière qu’il vit comme une revanche sur son passé social, et le souvenir inaltérable de sa blessure d’enfance toujours béante et marquant au fer rouge sa mémoire, cet homme redoutable qui se narre par lui-même, dès le premier chapitre du roman, sans avoir besoin de l’intermédiaire de l’autrice, ressasse son passé, comme on gratte une plaie, et nourrit en lui continûment une hargne décapante lui mettant un bandeau sur les yeux et le poussant dans une passion vengeresse, cynique, dans laquelle il s’enlise et se perd sans retour. Quelque peu schizophrène, il alterne en lui-même le loup affamé et vengeur, avec l’agneau tendre et généreux qui, après toutes les affaires d’argent sale, toutes les traitrises et crapuleries (la pauvre Souâd à qui il promettait monts et merveilles et qu’il a abandonnée à son triste sort après lui avoir volé sa virginité et ses rêves, l’étudiant révolutionnaire Ziyed El Adeb qu’il dénonça injustement à la police pour se venger bassement de lui et lui prendre sa chambre et ses livres, sa femme Narjes dont il divorça, après avoir profité de la posture administrative de son père et de ses relations, l’épouse de son protecteur «le Pacha» dont il a fait son amante secrète, son associé Moussadek Belhadj qu’il poussa à la faillite, puis au suicide, après lui avoir pris son argent, etc.), découvre soudain qu’il est capable d’amour et de sincérité, en dehors de ses calculs froids de gain et de plus-value et de ses coups fourrés : «(…) quand j’ai levé la tête pour voir qui était ma visiteuse, un trouble m’agita et un frisson me parcourut tout le corps (…). Cette visite surprenante m’a rendu heureux et ce sentiment profond d’amour est devenu bien clair. Je ne nie pas l’aimer, car lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, j’ai profondément senti que cette dame n’était pas comme toutes les femmes que j’avais connues (…) et j’affirme même qu’elle est bien la femme qui a synthétisé en elle-même toutes les femmes de l’univers» (pp. 161-162).

«Comme j’ai besoin de pleurer sur la poitrine de la belle «épouse du Pacha», de puiser en elle un peu de force et de lui dire : je t’aime…je t’aime…je t’aime !» (p. 181).

Tel un rouleau compresseur, le passé avec toutes ses noirceurs, ses dérives infâmes, ses complexes et son incrimination se déploie douloureusement dans la mémoire vive de monsieur «Si» et l’écrase péniblement, au moment même où il est en train de vivre sa toute dernière nuit et d’attendre que la main assassine qui lui a déjà annoncé, par une lettre anonyme, son meurtre irrémédiable, sorte brutalement du brouillard de l’incognito et du mystère et lui tire une balle dans la tête. Toute la narration dont se charge majoritairement ce héros-narrateur, puis, en deuxième position, les personnages de second plan («Chrifa» dite «Madame Chouchou», «Safia la brune», «Souâd» et «l’épouse du Pacha»), se passe en ces brefs instants de peur, d’angoisse, de mea culpa tardif et d’attente de la mort, entre le premier et l’ultime chapitre (le 5e) constituant ensemble le magnifique flash-back cinématographique sur lequel est construit tout le roman et qui se met en branle juste après la mort du héros. Une mort lente consignée dans le prélude (pp. 15-16) où l’autrice apprend toute l’histoire de ce héros assassiné du médecin ayant assisté à son agonie. Le chapitre final s’avère être la continuation du chapitre inaugural et révèle la trajectoire circulaire de ce roman surprenant. Sans doute y a-t-il là un puissant système narratif original, délibérément complexifié et que Mounira Daraoui a conçu avec beaucoup d’intelligence et mis en place avec une incroyable dextérité afin d’entretenir le suspense et maintenir en haleine le lecteur le long des 184 pages de ce roman où l’autrice fait preuve aussi d’une aptitude inouïe à parler de la bouche de ses personnages, à narrer l’histoire de son roman à travers leurs voix respectives, sans jamais mettre en action son propre «je» ni la voix-off qui aurait privé les personnages de parole et de narration et empêché l’autrice d’introduire dans son roman cette dynamique narrative toute vivante et savoureuse.

Savoureuse aussi cette prose de diamant où le processus de littérarisation est porté à son point culminant et qui s’élève à la dignité des grands textes littéraires. Écrite dans une langue arabe à la grâce insigne, cette prose romanesque est faite souvent par de longues phrases, riches en images et en descriptions, qui se gonflent comme des vagues, montent en s’exécutant dans un tempo lent, puis déferlent doucement en bas des paragraphes consécutifs, donnant de constantes et belles émotions au lecteur. C’est une prose puissamment expressive se distinguant par le règne quasi absolu de la métaphore neuve et novatrice, jamais usée, et qui sait dire, en émouvant, l’injustice, l’ignominie, le machiavélisme et la violence sociale avec la plus extrême pudeur.

D’une brûlante actualité et merveilleusement écrit, ce roman de Mounira Daraoui est un véritable petit chef-d’œuvre de la littérature féminine tunisienne. Il est à lire absolument.

Mounira Daraoui , «Hawajess Allayla al akhira», Tunis, éditions «La Maison Tunisienne du Livre», collection «Diwan el hikaya», 2019, 184 pages, ISBN 9 789938 942309.
-Mounira Daraoui est professeur des écoles primaires. Romancière, elle a à son actif plusieurs romans dont «Ontha edaou» (La femelle de la lumière) «Holm mostarab» (Un rêve redoutable) , «Azef edhel» (le musicien de l’ombre) , «Kotaf errouh» (l’hirondelle de l’âme), «Madinatou enissaâ» (La ville des femmes), etc. Elle a écrit aussi des livres pour enfants et a obtenu des prix littéraires dont celui de Zoubeïda Béchir, en 2015.

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