« Marjan », comme on l’appelle dans la vie et dans l’univers des artistes européens, est exactement Mounir Marjan Amara. Il est français, de père tunisien. Il est cet artiste-peintre qui ne cesse de faire sensation à Paris et qui gagne de plus en plus en notoriété et en rayonnement.
Révélé soudain au grand public, d’abord grâce au film « Marjan La lucarne » que le réalisateur Patrice Velut a consacré à son œuvre et son parcours, puis ensuite grâce au grand commissaire des expositions Didier Benesteau qui a exposé, en décembre 2018, sa collection personnelle au prestigieux musée de Laval qui garde maintenant de lui 3 œuvres majeures, Marjan rappellerait un peu, par ses peintures presque parlantes qui vous secouent de l’intérieur et vous interpellent avec une savoureuse puissance, Van Gogh, Henri Matisse ou encore Pablo Picasso. Seulement il n’y aurait là que de vagues similarités sans importance, car Marjan, par ses lignes et courbes frappantes, par ses captivantes couleurs, ne ressemble qu’à lui-même et il est « unique et inclassable », comme les connaisseurs en la matière l’ont déjà jugé et comme l’aurait trouvé Alexis Péron, l’ancien administrateur du Musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art Brut de Lille (LaM) qui fut le premier à acheter l’une de ses œuvres picturales.
Issu d’un couple mixte très vite cassé par un quotidien violent et dur, il a l’esprit profondément marqué par la souffrance, la sienne propre et celle des autres, la solitude et le souvenir de la violence du milieu où il grandissait avec des peurs, des angoisses et des larmes retenues ou enfouies entre des blessures mal fermées et des ombres fantomales obsédantes affluant du plus profond d’une mémoire grise. Une mémoire d’où tout son art semble jaillir au point que ses toiles qui, remarque-t-il, « ont pleuré à l’intérieur de lui-même », deviennent un peu comme le livre de sa vie. Un livre ouvert et avec plein d’enfants aux yeux tristes et aux regards hagards qu’il aurait tant aimé écrire avec tous ces mots merveilleux dont il est bien capable, lui qui se rêvait d’abord écrivain, mais qui a enfin écrit surtout avec son pinceau, toujours inspiré par une miraculeuse lumière naissante, comme chez les soufis, de ses ardentes prières qui s’élèvent en son âme, dans le silence de ses incessantes méditations. En octobre dernier, après différentes expositions, ses toiles ont atterri, au bonheur des lecteurs et des amateurs d’art, à la grande « Librairie la Lucarne » de Paris où son succès fut grand. Interview.
Dans la préface du livre comprenant les photos des toiles de votre première grande exposition au Musée d’Art Naïf et d’Arts Singuliers » (Manas), de Laval, la directrice de ce Musée, Antoinette Le Father, écrit que votre univers pictural « rappelle que l’art peut être un exutoire à la souffrance ». Est-ce que votre travail d’artiste s’arrête à l’accueil de votre souffrance intérieure dans vos formes et couleurs, ou il va plus loin. Comment ?
Quand on a grandi et que l’on s’est développé dans un environnement où il y a eu de la violence et des manques essentiels, on projette assez facilement nos propres traumatismes intérieurs sur des personnes et des scènes qui réactivent inconsciemment nos ressentis de l’époque. Ainsi, on entend chez l’autre l’urgence de sa peur, de sa solitude ou de ses manques ! Je crois que, sur un plan psychologique, les êtres qui ont porté les mêmes blessures vivent sur une longueur d’onde identique et se reconnaissent. Je ne peux peindre que ce qui me traverse et que je porte dans mon être. Ma propre histoire que j’ai commencé à peindre pour m’exprimer, je la retrouve chez ceux qui me touchent et que je porte quelques heures, parfois quelques jours dans mes méditations et mes prières. Les peindre et les faire exister — pour ne pas que ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent, tombent dans l’oubli — me soulage moi-même ! Ma propre solitude se prolonge dans celle d’un autre homme qui peut prendre vie dans l’une de mes peintures.
Quand on sait que les enfants aux regards hagards et à l’air perdu figurant dans la plupart de vos toiles ressemblent peu ou prou à vous-même et rappellent votre enfance pénible, votre solitude, votre quête de vous-même, pourrait-on parler, en ce qui concerne l’artiste-peintre que vous êtes, de peinture « autobiographique » ?
Il est surprenant de l’entendre, mais je n’ai jamais peint par moi-même, consciemment, des enfants aux regards désolés qui semblent vivre dans un isolement terrible ! C’est ce qui m’interroge et me bouleverse tout autant ! Ces enfants sont nés, je dirais, presque d’eux-mêmes ! Comme s’ils étaient apparus sur ma toile pour dire au monde leur souffrance et leur agonie profonde. Et je crois, après réflexion, que Marjan a été un de ces enfants et qu’il y a en lui la sensibilité idéale pour amener leur cri à se faire entendre !
Vous êtes entré dans l’art d’abord par l’écriture, puis, avant de trouver vraiment votre voie dans la littérature, vous avez découvert la peinture et êtes devenu un peintre important ?
Je n’ai pas découvert la littérature ou l’art en général, par un choix rationnel ou une décision personnelle. J’ai découvert l’écriture ou la peinture et j’ai continué à marcher avec ces disciplines dans ma vie quotidienne car elles me mettaient en contact avec une source transcendante.
Vous avez écrit dans vos mémoires : « Soit, je trouvais ma voie dans ce qui ne pouvait que faire partie de ma vie : écrire ! – Soit je pouvais mourir. Car je ne pourrais jamais vivre et m’adapter au monde en étant une autre personne ». Comment expliquez-vous ce rapport viscéral, existentiel, à l’écriture, et comment se fait-il que la peinture vienne soudain prendre dans votre vie bien plus de place que l’écriture que vous croyiez être votre destin ?
Ce que je souligne ici, c’est la différence que je ressentais entre le monde extérieur où j’évoluais et ce que je devenais moi-même, transformé par une vie psychique qui était intense, urgente et qui m’absorbait continuellement dans ses charmes et son amour. Mes aspirations peu communes et peu comprises autour de moi créaient une solitude nouvelle. L’écriture qui devenait un ciel sacré ne pouvait être que mon seul chemin car c’est à travers elle que je retrouvais la clé de mon monde spirituel. Plus tard, lorsque j’ai commencé à prendre le pinceau, je n’imaginais pas, qu’à travers la peinture, cette présence spirituelle s’y trouverait. L’amour ressenti alors est si fort et si viscéral que je ne pouvais que poursuivre sur cette route. En définitive, ce n’est pas le support qui importe le plus, c’est ce qui le traverse ! Ecrire, peindre ou prier c’est une même chose pour moi ! Une même aspiration !
Vous avez illustré le recueil de poèmes de Aline Recoura « Banlieue Ville ». Pensez-vous que les livres — en plus des expositions — sont un moyen plus simple pour faire parvenir l’art pictural au public qui fréquentent les livres mais pas les galeries ?
En effet, il y a beaucoup plus de personnes qui lisent des ouvrages qu’il n’y en a qui visitent des galeries d’art ! J’ai reçu des témoignages très émouvants de la part de lecteurs qui ont lu le livre de l’auteure Aline Recoura « Banlieue-ville » dont j’ai fait l’imagerie et qui ne songeaient aucunement qu’une peinture pouvait susciter autant de mouvements émotionnels en soi. Pour la plupart d’entre elles, elles m’ont confié avoir eu ensuite le désir de poursuivre leur initiation dans le domaine de la peinture.