Mohamed Salah Kchok appartient à ce fabuleux millésime cabiste qui trusta dans les années 1980 les premiers trophées de l’histoire du club phare du Nord. Son tempérament offensif prononcé fait de lui un des tout meilleurs latéraux de sa génération.
«Le CAB a changé à 180 degrés toute mon existence, avoue-t-il près de 40 ans après le premier (et jusque-là unique) championnat du CAB. Sans lui, je serais aujourd’hui peut-être ouvrier, peut-être un petit commerçant. Il a joué pleinement sa fonction d’ascenseur social».
Mohamed Salah Kchok, ce CAB des pionniers dont vous avez fait partie, de qui se composait-il ?
J’ai été intégré en même temps que Ezeddine Ben Said au sein d’un effectif truffé de grands joueurs comme le gardien Ghazi Limam, Ben Gouta, Joulak, Youssef Dridi, Abderrahmane Ben Hassine, Lotfi Ghouaïel, Ridha Mokrani, Khaled Gasmi, Youssef Zouaoui et j’en passe.
On vous a connu latéral droit. N’avez-vous pas été aligné dans un autre poste?
Si. Tout jeune, j’ai commencé avant-centre ou ailier droit. En 1974, le coach yougoslave Alexander Gzedanovic m’a reconverti arrière droit.
Quel était votre modèle de latéral ?
Le champion du monde 1974, l’Allemand Paul Breitner qui évoluait pourtant côté gauche alors que moi je jouais côté droit. Complet, très offensif, le joueur du Bayern de Munich, puis du Real Madrid, reste le genre que j’ai toujours aimé être. J’apprenais beaucoup en le voyant à l’œuvre.
Et c’est pour cela que vous avez fait œuvre de latéral au fort tempérament offensif, ce qui n’était pas si évident à votre époque ?
Absolument. Quand le CAB joue à domicile, je joue à 80% en attaque au point que l’ailier que je suis censé marquer finit par courir derrière moi pour me marquer à la culotte. Hors de Bizerte, c’est du 50-50, car tout dépend de l’attitude du milieu de terrain et de la zone de récupération que nous choisissons.
A qui faisiez-vous attention le plus ?
J’ai eu affaire à des attaquants aussi dangereux que Mustapha Sassi et Ezeddine Chakroun (SRS), Abdessalam Chammam (ASM), Samir Bakaou et Taoufik Hadiji (ESS), Nejib Limam et Abdelhamid Hergal (ST), Temime Lahzami (EST)…
Mais le plus dangereux reste à mon avis le Mahdois Khaled Hosni, une vraie force de la nature. Il allait d’ailleurs goûter au foot professionnel avec La Louvière, en Belgique. Son gabarit et son travail physique anéantissaient en fin de compte le défenseur le plus costaud.
Quelles sont les qualités requises chez un bon latéral ?
La lecture du jeu, le timing et le placement. Etre un homme de zone qui sait assurer ses tâches défensives, car celles offensives viennent en second lieu. La possession de la balle est décisive. Le Barça joue comme au flipper. Jadis, j’adorais l’équipe du Brésil. Très forte en attaque, sa défense commettait pourtant des erreurs primaires et encaissait au moins un but presque à chacune de ses sorties. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
A votre avis, quel est le meilleur latéral droit de l’histoire du foot national ?
Mokhtar Dhouib, Neji Dziri et Ahmed Zitouni. Côté gauche, le Clubiste Gouchi était au départ promis à une très grande carrière. Abdelmajid Chetali l’appelait pour mettre la pression sur Ali Kaâbi. Malheureusement, il n’était pas très sérieux. De plus, son hygiène de vie laissait à désirer.
Et le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Volet technique et changement de vitesse, Tahar Chaibi n’avait pas son pareil. Il aurait pu faire carrière dans les plus grands clubs européens. Temime lui a succédé. Tarek Dhiab était peut-être le footballeur plus complet, car il avait un rendement constant, outre des qualités humaines incomparables. Je le trouve plus régulier que Hamadi Agrebi, par exemple.
Quels sont les meilleurs footballeurs de l’histoire du CAB ?
Driss Haddad, Mokhtar Ben Nacef, Abdeljelil Mahouachi, Larbi Baratli, Ali Mfarrej, Khaled Gasmi, Hamda Ben Doulet, Moncef Ben Gouta…
Quel est votre meilleur souvenir sportif ?
La coupe de Tunisie 1982 obtenue contre le Club Africain en finale (1-0), but de Hamda Ben Doulet. Tout simplement parce que c’était le premier trophée de l’histoire cabiste. Pourtant, qu’est ce nous avions trimé cette année-là ! Nous avons connu la pire phase aller de toute notre histoire. Il y eut une succession d’entraîneurs: après Radojica Radojicic vinrent Youssef Zouaoui et Mokhtar Tlili. Forcément, chaque match de championnat se transformait en finale de coupe. L’effectif ne pouvait s’appuyer que sur treize joueurs parce que les autres ne tenaient pas la route. Eh bien, une fois notre maintien assuré suite à notre victoire à Kairouan (3-1), nous avons reporté toute notre énergie sur Dame coupe. La veille de la finale du 2 juin 1982, le CA partait nettement favori. Cette année-là, il a terminé le championnat juste derrière l’Espérance Sportive de Tunis. Dans l’esprit des copains de Gommidh, le match était gagné d’avance. Mais si près du but, nous ne pouvions pas rater l’aubaine. L’envie qui habitait notre groupe solidaire a fait la différence. Le mérite revient à Mokhtar Tlili, mais aussi à Larbi et Youssef Zouaoui, ce dernier en tant qu’adjoint. Ce succès a eu le don de donner au CAB l’appétit…
Et le plus mauvais ?
Notre relégation en division 2, en 1988. Cela a été très très dur à digérer car personne ne pouvait imaginer que le CAB serait un jour rétrogradé. Il a péché par excès de confiance. Heureusement que Youssef Zouaoui a débarqué et que le club a su conserver le même groupe. Car il pouvait facilement se disloquer, se désintégrer, chacun allant chercher ailleurs. Toute la ville a vécu cette relégation comme une catastrophe, un cauchemar. Surtout que la même année, le CAB a apporté à la Tunisie sa première coupe d’Afrique.
Le quartier a-t-il été le passage obligé au début de votre carrière ?
Oui. Au quartier Lahouech de Zarzouna, j’avais pour compagnon l’avant-centre Ali Mfarrej. Ezeddine Ben Said, originaire de Metline et qui a été interne au lycée de Bizerte, a également joué dans notre quartier. Dès les jeunes catégories, Chedly Ouerdiane m’a tout appris. Tous les joueurs du club lui doivent beaucoup. C’est tout simplement un pan entier de l’histoire du CAB.
Quel rôle ont joué vos parents dans votre carrière ?
En fait, j’ai perdu mon père Slimène alors que je n’avais que six ans. Il a fallu que ma mère Mannana déploie des trésors de sacrifices et d’abnégation afin d’élever ses deux enfants, ma sœur Cherifa et moi-même. Elle demeure pour moi un symbole de courage. Les soirs de défaite du CAB, il lui arrivait de pleurer.
Avez-vous communiqué cet amour du club à votre fils Slimène, l’ex-latéral gauche du CAB, CA, ST et Saint-Gall en Suisse ?
Oui, depuis ses débuts, je lui sers d’entraineur supplémentaire. Je l’ai pris en charge, au même titre que son frère Yassine.
N’avez-vous pas le sentiment que la carrière de Slimène, qui a tout de même 27 ans peine à décoller ?
Je lui ai souvent dit de ne pas brûler les étapes. Son départ au Parc «A» a constitué pour lui un dépaysement total tant au point de vue de l’environnement que du public. Il a quitté le CAB alors qu’il était au top. Malheureusement, son chemin a été truffé d’obstacles. L’essentiel consiste pour lui à garder intact son niveau de jeu, et qu’il ne se décourage pas.
Qu’est-ce que vous vous êtes dit en rejoignant l’équipe seniors: ça y est, je touche au but, par exemple ?
Non, pas cela exactement. Plutôt un mélange de fierté et d’extase du fait que je côtoie désormais un tas de joueurs qui me faisaient jusque-là rêver: les Youssef Zouaoui, Joulak, Mellouli, Jerbia, Ridha Mokrani, Khaled Gasmi… Eh bien, maintenant, me voilà jouer avec eux. Quand je rentre aux vestiaires au milieu de tant de mythes, je me fais tout petit. Ouerdiane a été leur entraîneur aussi. Il nous appelait à garder les pieds sur terre et à gravir tout doucement les échelons. Je crois que c’est grâce à ses conseils que je n’ai pas éprouvé beaucoup de difficultés pour m’adapter à mon nouveau statut.
Quelle a été votre première prime ?
Cinq dinars pour un nul obtenu en 1973-74 à Bizerte contre l’Espérance de Tunis. Mokhtar Ben Nacef était alors notre entraîneur.
Hormis Ouerdiane qui, on le comprend, vous a beaucoup marqué, quels furent vos autres entraîneurs ?
Larbi Zouaoui parmi les jeunes. Les frères Youssef et Larbi Zouaoui, Mokhtar Ben Nacef, les Yougoslaves Ozren Nedoklan, Radojica Radojicic, Alexander Gzedanovic et Petar Knezevic, et Taoufik Ben Othmane chez les seniors. Mais c’est Si Taoufik qui m’a marqué le plus. Avec lui, nous avons battu l’EST et le ST. Je garde d’excellents souvenirs de lui.
Réussir n’est jamais simple, non ?
Oh non, que de sacrifices ai-je dû consentir ! Cela fait partie du respect qu’on doit à son club, et à soi-même, en fait. L’hygiène de vie n’est pas un luxe. Je me réveillais tôt le matin pour effectuer six kilomètres de course, de Zarzouna jusqu’à Menzel Abderrahamane. Après un Hammam réparateur (puisque les maisons n’étaient pas généralement équipées en salles de bain), je m’en allais au boulot. L’été, avec Ali Mfarrej, nous parcourions un trajet jusqu’au Rimel. Et cela faisait une vingtaine de jours de travail physique supplémentaire avant même que ne commence la préparation de la saison avec le club. Nous nous retrouvions de la sorte en avance par rapport à tous nos coéquipiers.
Une fois les crampons raccrochés, qu’avez-vous fait ?
J’ai exercé une petite carrière d’entraîneur: au SS Zarzouna d’abord, puis avec les jeunes du CAB. J’étais ensuite revenu à Zarzouna avant de prendre en main El Alia. Dans les années 1990, j’ai coaché avec Ali Khemila le club saoudien Arraed. Avant de mettre sur pied un projet de matériaux de construction. Cela m’a contraint à abandonner ma carrière d’entraîneur. Pourtant, Youssef Zouaoui m’a souvent conseillé de passer le second degré d’entraîneur. Toutefois, j’ai préféré me consacrer à mes enfants. Deux jouent au football, je suis un peu leur entraîneur. Je leur consacre mon temps. Je n’ai plus de patience pour entraîner dans un club. Et puis, quand vous voyez le travail qui se fait au niveau des jeunes avec quatre catégories à se partager un plateau, vous ne pouvez pas vous attendre à ce qu’ils soient bien formés.
Comment trouvez-vous le CAB actuellement ?
Malheureusement, à défaut de moyens financiers importants, il n’appartient plus au gratin des grands clubs du pays. Quand vous ne trouvez pas de quoi payer vos joueurs qui sont, après tout, des professionnels, il est inutile de vous faire des illusions et de croire que vous pouvez jouer d’égal à égal avec les grands. Il lui manque la stabilité et la continuité. Chaque joueur qui débarque ici fait de notre club un simple tremplin.
Que vous a donné le foot ?
La santé et l’amour des gens. Sinon, par rapport à ce qu’elles sont aujourd’hui, les primes étaient tout à fait symboliques.
Est-ce là la différence la plus importante que l’on peut retenir en comparant le foot d’hier et d’aujourd’hui ?
Oui. En tant que professionnels, les footballeurs gagnent de l’argent mais n’ont plus la même envie ni le même rendement.
Parlez-nous de votre famille
Je me suis marié avec Dalila en 1982. Nous avons cinq enfants: Dalila, Safa, Slimène, Yassine et Sarra.
Vos hobbies ?
J’aime passer du temps dans ma petite ferme à pratiquer les métiers simples mais ô combien prenants de cultivateur. La mer ? Non, pas vraiment. Le café, non plus. A la télé, je suis les sorties du Real, mon club préféré.
Et en Tunisie, quel est votre club préféré après le CAB ?
Tout simplement, le CAB !
Continuez-vous à aller au stade ?
Non, le CAB, je le suis uniquement à la télé. Si je vais au stade, c’est plutôt pour voir les matches des jeunes.
Ressentez-vous des regrets en pensant à votre carrière internationale qui n’a pas été, on le suppose, à la mesure de vos ambitions ?
Non, pourquoi d’ailleurs aurais-je des remords ? Durant toute ma carrière, j’ai été rigoureux et sérieux de bout en bout, j’ai tout donné au foot. J’ai suivi trois stages avec la sélection du temps de Taoufik, Chetali et Hmid Dhib. J’ai joué contre France «B». En Syrie, j’ai inscrit un but. J’ai été remplaçant en Libye. Mais je crois que tout cela suffit largement à mon bonheur.
Enfin, quel rôle a joué le CAB dans votre existence ?
Il a représenté pour moi une seconde famille, le foyer où je me sens comme chez moi. Le CAB a fait accomplir à ma vie une évolution à 180 degrés. Sans lui, je serais aujourd’hui peut-être bien un ouvrier, peut-être bien un petit commerçant.
Au lieu de quoi, j’ai été chef de bureau dans une société de céramiques grâce à l’intervention de mes présidents Mhamed Belhaj et Larbi Mallakh.
J’ai pris une retraite anticipée en 1994. Bref, le CAB a pleinement tenu sa fonction d’ascenseur social, celle que savaient jadis jouer les associations sportives.