C’est un indéchiffrable signe indien qui a poursuivi Ferjani Derouiche tout au long de sa carrière. En effet, disputer quatre finales comme titulaire dans les bois du grand spécialiste de la coupe de Tunisie qu’était l’Avenir Sportif de la Marsa sans en remporter une seule tient vraiment de la scoumoune. Pourtant, remplaçant à l’occasion de son dernier match, il a fini par vaincre la malchance en empochant son premier trophée, et de quelle manière, SVP ! Dominer le Club Sfaxien, truffé de Agrebi, Dhouib et Akid (3-0), n’est pas donné à tout le monde. La doublure d’Attouga au sein de l’équipe nationale remonte le cours de l’histoire pour raconter ses déboires et ses triomphes.
Ferjani Derouiche, racontez-nous vos débuts
dans le football
L’aventure a bien évidemment commencé dans les parties de quartier, à Houmet Lahouech de la Marsa. Je jouais avec les Tahar Aniba, Ali Selmi, Chedly Ben Dadi, Mouldi Mazghouni… Nous avons été admis à l’Avenir Musulman (l’appellation de l’époque de l’Avenir Sportif de la Marsa). Les recruteurs avaient pour noms Omar Ghadhoum, Beji Bouachir, Abdelkader «Fakarett». J’ai signé en 1959 une licence minimes, mais je jouais alors attaquant. Un jour, le gardien s’est absenté, et, de pied en cap, notre entraîneur, l’Algérien Omar Ghadhoum, s’exclame: «J’ai trouvé mon gardien, ce sera Ferjani !». Dans les matches considérés faciles, il m’alignait ailier droit. C’est dire que la notion de plaisir l’emportait encore. Pas comme aujourd’hui où s’impose la religion du résultat à tout prix. J’ai été ramasseur de balle à l’occasion de la finale de la coupe de Tunisie 1960 ST-ESS (2-0). C’était la récompense offerte par la fédération aux lauréats du concours du Jeune footballeur où j’ai été une fois septième, une autre fois neuvième.
En plus d’être un spécialiste de la coupe, l’ASM avait la réputation de posséder d’excellentes équipes de jeunes…
Oui, nous avons, par exemple, battu la grande équipe du Club Africain des Attouga, Jalloul Chaâoua, Abderrahmane Rahmouni, Taoufik Klibi, Hamza Mrad… lors de la finale de la coupe de Tunisie juniors en 1964. Notre équipe se composait alors de Ali Selmi, Hedi Mazghouni, Tahar Aniba, Derouiche…
Quels furent vos entraîneurs ?
L’Algérien Omar Ghadhoum chez les jeunes. Le Hongrois Sandor Pazmandy, Ahmed Belfoul et Taoufik Ben Othmane chez les seniors.
Les techniciens que vous appréciiez le plus en ce temps-là ?
Pazmandy, Rado et Fabio.
Quel a été votre meilleur match ?
Contre l’Etoile du Sahel à El Menzah. Quel spectacle ! Malgré le nul (0-0), tous les acteurs ont sorti le grand jeu.
Quelle était votre idole ?
Mahmoud Kanoun, le gardien de l’Etoile.
Avez-vous reçu des offres de l’étranger ?
Non, en notre temps, cela n’était pas très courant. Pourtant, j’ai passé trois mois à m’entraîner avec le FC Cologne, en Allemagne sur conseil de Hamadi Chihab, l’ancien milieu de terrain de l’ASM qui y évoluait. J’ai trouvé un rythme infernal, un autre niveau. C’était sincèrement très très dur pour moi.
Dans les années 1960, 1970 et même 1980, l’ASM passait pour être un grand spécialiste de la coupe. Ainsi, vous avez disputé cinq finales, dont une seule victorieuse où vous étiez, comble de malchance, remplaçant…
Oui, la scoumoune, nous savons ce que c’est ! Il nous arriva même de perdre une coupe aux corners, en 1970 contre le Club Africain. Pourtant, en 1965, contre le même CA (décidément !), il a fallu recourir à deux éditions pour nous départager. J’ai livré la première (0-0). Dans la deuxième, Kechiche a été aligné à ma place, et nous avons été battus (2-1). En fait, en arrivant chez les seniors, j’ai pris la relève de Kechiche et de Salah Farhat. Dans cette double confrontation très accrochée, notre entraîneur était Pazmandy.
En citant le nom de Pazmandy, vient tout de suite à l’esprit la stratégie du hors jeu piège dont il allait devenir le maître absolu, et l’ASM l’inusable spécialiste…
Je me rappelle qu’une fois, avant une finale de coupe, lors de la présentation des joueurs au président Bourguiba, celui-ci s’exclama: «Ah, l’Avenir de la Marsa, encore une fois en finale! Comme d’habitude, je suppose que vous allez jouer le hors jeu, non ?»….
Le 25 juin 1977, vous prenez une belle revanche en étrillant le favori, le CSS en finale (3-0). Est-ce votre meilleur souvenir ?
Sans aucun doute. Personne ne misait un sou sur notre succès tellement le Club Sportif Sfaxien grouillait de joueurs de grand talent: Agrebi, Akid, Dhouib, Abdelwahed, Habib Trabelsi, Abderrazak Soudani… Nous avons démenti les pronostics, en nous imposant (3-0). C’était d’ailleurs mon dernier match. Y a-t-il en fait plus belle apothéose pour une carrière de dix-sept ans, dont une dizaine avec les seniors ?
Et votre plus mauvais souvenir ?
En 1976 contre le Club Africain, lorsque Ridha Boushih m’a gravement blessé à la main. Sur le coup, j’ai envisagé de mettre un terme à ma carrière. Fort heureusement, j’ai dû attendre un peu, soit un premier sacre en coupe avant de tirer ma révérence. Autre mauvais souvenir, notre relégation alors que j’entraînais les gardiens de l’ASM.
Les crampons rangés, vous avez pris en charge
les gardiens de l’Avenir…
Oui, j’ai entraîné Sofiène Khabir, Tahar Ferjaoui arrivé de Siliana, Naceur Bedoui, Mohamed Mhadhebi… Après l’aventure en Arabie saoudite, où j’ai été l’assistant d’Ali Selmi, j’ai intégré en 1995 le staff technique des jeunes catégories de l’Espérance de Tunis d’où je n’allais plus partir. Les Rami Jeridi, Moez Ben Cherifia, Sami Helal, Bilel Souissi… ont tous été encadrés par mes soins de la catégorie minimes jusqu’à celle juniors. Hamdi Kasraoui était cadet quand il débarqua de Kairouan. Ensuite, j’ai intégré l’Académie de football de l’EST. Compte tenu des exigences de la scolarité des jeunes keepers, je ne peux les avoir sous la main que le samedi où il nous arrive de manquer de terrains pour travailler tellement il y a du monde. Les autres jours, deux ou trois gardiens sont là. Je crois que l’aménagement du temps scolaire s’avère indispensable si l’on veut donner une impulsion à notre football.
Former de jeunes talents est-il vraiment difficile ?
C’est la chose la plus difficile qui soit. Un gardien doit travailler la coordination, la vivacité, la souplesse, le placement et la technique du pied, sachant qu’il ne peut pas aller très loin s’il ne sait pas jouer du pied. Le numéro un du monde, l’Allemand Manuel Neuer, est au fond un excellent joueur du pied, ressemblant à un libéro. En Europe, on confie les jeunes talents à de grands entraîneurs-éducateurs grassement payés parce qu’on a la conviction que la formation, un secteur primordial, n’est pas permise au premier venu. A l’Espérance de Tunis, on fait de louables efforts dans ce sens.
Quelles sont les qualités d’un bon gardien ?
Il doit être grand de taille, vigilant, rusé et un tantinet fou.
Pourquoi notre football ne produit-il plus de grands keepers ?
Cela tient aux entraîneurs des gardiens dans les jeunes catégories. Par mesure d’économie, on engage des gens qui ne sont pas de véritables spécialistes. A l’arrivée, la formation est souvent bâclée et tronquée.
Justement, à votre avis, quel est le meilleur gardien de l’histoire de notre football ?
Attouga, sans conteste. Sa classe et son intelligence l’ont imposé durablement, ce qui eut pour conséquence de «sacrifier» beaucoup d’excellents portiers. En arrivant en sélection, nous avons trouvé les Kanoun, Gharbi… Les spectateurs de notre époque se sont nourris des exploits du quatuor Attouga, Abdallah, Tabka et moi-même.
Et le meilleur joueur de tous les temps ?
Tahar Chaibi, mais aussi Tahar Aniba. Dans une autre génération, il y eut les Tarek, Akid, Agrebi…
Parlez-nous de votre petite famille
Je suis marié depuis 1972 avec Neila Mahdaoui qui travaillait à la Cnss. Nous avons trois enfants: Lamia, conseillère aux affaires sociales, Adel, banquier au Canada, et Ahmed.
Que vous a donné le football ?
L’amour des gens, et ce n’est vraiment pas peu. De notre temps, on n’offrait pas les primes royales d’aujourd’hui. Pour la victoire en finale de coupe de Tunisie 1977, par exemple, chaque joueur a eu droit à 150 dinars. La veille d’un match à Sfax contre le redoutable CSS, notre dirigeant Moncef Douagi m’a montré un billet de dix dinars. A mon grand étonnement, et surtout à mon désarroi, après avoir coupé le billet en deux, il m’a donné la moitié en me disant: «Tu prendras l’autre moitié si tu gagnes le match de demain» !
Enfin, que représente pour vous l’ASM ?
Mes parents. Un peu mon père Chedly que je n’ai pu connaître, car il est décédé alors que ma mère Chérifa était encore enceinte, soit quelques mois avant ma venue au monde.
Alors que j’étais encore très jeune, le dirigeant «sang et or», Ahmed Nachi, m’a proposé un jour de rejoindre l’EST. Je lui ai répondu que je préférais rester à l’ASM qui est plus proche de chez moi.