Une finale pas comme les autres, mais qui respecte le signe distinctif de Dame coupe, à savoir les suprises. Ce 25 juin 1977, Abdelaziz Ben Dadi, demi défensif, ouvre le chemin de la surprenante (surtout par son ampleur : 3-0) victoire de l’Avenir de La Marsa aux dépens d’un Club Sfaxien, au départ donné largement favori.
«Suite à un renvoi de la défense sudiste, la balle rebondissant vers moi, j’ai senti mon cœur battre la chamade. Comme un pressentiment. Le but le plus important de ma carrière s’offrait à moi !», raconte-t-il, 45 ans plus tard.
Abdelaziz Ben Dadi, comment êtes-vous venu au football ?
Tous les jeunes de mon époque n’avaient que le football comme exutoire. A La Marsa, comme toute cité côtière, on pratique pourtant d’autres disciplines tel que le volley et la natation. Chacun finit par choisir son sport. J’ai suivi mes copains en allant signer au football malgré l’éloignement du stade. J’ai vécu du côté de Marsa-Plage. Le stade Cherif, à côté de la Maison des Jeunes, voyait tous les footballeurs de la capitale invités à s’y produire l’été. Nous avons appris les ficelles en les voyant jouer. L’apprentissage se développe chez le jeune tout seul par l’observation.
Vos parents vous ont-ils encouragé à épouser une carrière sportive ?
Non, ils ne connaissaient rien au sport. Toutefois, ils ont laissé mes frères Mouldi et Hassen pratiquer le foot. Hedi a fait du basket, et Jelloul du judo. Au début, ils avaient peur de voir le sport déborder sur les études au point de nous voir les abandonner. Mais, à la longue, ils s’étaient dit que le sport était mieux que de se livrer à de mauvaises fréquentations. Ils ont fini par saisir ses vertus. Il n’y a pas mieux que le sport pour former un jeune, surtout les sports de combat et le basket, un sport très «propre» que j’affectionne particulièrement.
Et vous personnellement, avez-vous encouragé vos enfants à pratiquer le sport ?
Mon fils Mohamed Aymen a joué un peu le basket et l’athlétisme. Ensuite, il s’est rabattu sur les sports de combat.
Avez-vous toujours été demi défensif ?
J’étais du genre polyvalent et je pouvais assurer trois ou quatre postes. Il faut dire que cadet, je faisais également de l’athlétisme. J’appartenais même à l’équipe nationale de saut en hauteur et de triple saut. Un joueur comme Tahar Chaïbi n’était pas très fort techniquement seulement, mais aussi physiquement. Mes qualités physiques me permettaient de remplacer un titulaire qui manquait à la défense. Mais j’étais avant tout pivot. Notre entraîneur Taoufik Ben Othmane me demandait souvent d’avancer en attaque quand l’adversaire cadenasse le jeu. Et cela m’a permis d’inscrire beaucoup de buts.
Quelles sont les qualités d’un bon pivot ?
Clairvoyance, bonne technique, résistance, des poumons d’acier. On dirait un rond-point : il doit être là en phase défensive et en phase offensive. En passant du WM au 4-2-4, le foot allait charger les deux milieux de tâches surhumaines. Aujourd’hui, avec trois ou quatre demis, l’effort est moindre.
A propos, quel est le meilleur pivot tunisien de tous les temps ?
Nejib Ghommidh, sans conteste. Le Clubiste n’a pas son pareil.
Comment avez-vous vécu votre première rencontre seniors ?
Cela s’est passé durant la saison 1970-1971 contre le Stade Sportif Sfaxien. Je me rappelle d’une anecdote, si on peut appeler cela anecdote. J’ai inscrit un but malgré la pression terrible que je sentais: cela part dans tous les sens, chaque fois que j’ai le ballon, chacun de son côté m’appelle pour lui transmettre le cuir… Je n’étais pas habitué à toute cette folie. J’ai demandé à mon entraîneur algérien Ahmed Benelfoul de me remplacer.
Et de votre dernier match, quel souvenir gardez-vous ?
C’était en 1984. J’étais blessé. Je devais être opéré, mais les médecins n’étaient pas d’accord sur le diagnostic. Notre médecin à l’Avenir, Tijani Meddeb qui exerçait au Kassab, parlait de ménisque. D’autres prétendaient que c’étaient les ligaments croisés. Notre entraîneur, l’Algérien Abdelhamid Kermali, m’a aligné en me disant : «Voici votre cadeau !». Il savait que cela allait être une sorte de jubilé pour moi. Je ne voulais pas prendre de risques en me faisant opérer d’autant que je travaillais professeur d’Education physique et sportive.
L’histoire de votre club semble bégayer. Après 1961 et la surprenante victoire (3-0) en finale face au Stade Tunisien qui était à l’époque quasi-intouchable, vous voilà piéger en 1977 un autre favori, le Club Sportif Sfaxien par le même score (3-0)…
Oui, et c’est d’ailleurs mon seul titre. Depuis 1961, l’ASM a perdu quatre finales. Forcément, quand vous participez à chasser le signe indien et à faire renouer votre club avec les sacres, vous ne pouvez sentir qu’une immense fierté. En 1977, nous n’étions pas les favoris, mais nous avons eu la chance de tomber sur un club qui aime produire du jeu et se livrer à découvert. Face à des clubs comme le CSS ou l’ESS, nous nous sentons toujours à l’aise parce que c’est le genre de clubs «joueurs». Nous étions pour eux leur bête noire.
Qu’est-ce qui a fait la différence ce 25 juin 1977 ?
Les Sfaxiens étaient trop confiants. Ils ne s’étaient pas suffisamment méfiés d’un ensemble qui n’est pas au fond faible. Au début, nous n’avons pas bien joué. Toutefois, ils n’ont pas su exploiter notre entame timide. Et puis, la chance a été de notre côté.
Y a-t-il eu un joueur qui a fait à lui seul la différence ?
Non, c’était la victoire du groupe, chacun apportant sa petite contribution. Certes, en attaque, Abdessalam Chammam, Ahmed Ben Chaâbane et Taoufik Jebali ont fait des misères à la défense d’Abdelwahad Ben Abdallah. Néanmoins, le triomphe a été collectif.
Vous avez montré la voie du succès en ouvrant le score à la 48e minute. Vous rappelez-vous encore de ce but ?
Je crois beaucoup en la chance qui a voulu que ce soit moi à la place qu’il faut pour reprendre un ballon renvoyé par Habib Trabelsi. Le ballon ne traîne pas beaucoup, mais effectue un rebond. De tout mon soul, je «rentre» dedans pour décocher du gauche une frappe imprenable, le ballon allant mourir pleine lucarne. Au moment où je vois le ballon arriver vers moi, je sens mon cœur battre la chamade. C’est la première fois que je le dis : Dieu m’a envoyé un signal ! C’est comme si je n’avais marqué de toute ma carrière que ce but-là de la fameuse finale. Pourtant, j’en ai inscrit un bon paquet. Mais, que voulez-vous, les gens ne se rappellent que ce but à l’évocation de mon nom. Rien qu’hier, en sortant de la mosquée, quelqu’un m’appelait pour me demander si jamais on marquerait encore un but comme celui-là. A la brésilienne, insistait-il. Il m’a dit avoir suivi la finale au stade d’El Menzah.
Est-ce votre meilleur match ?
Non. Le meilleur a été notre victoire (2-0) contre l’Etoile Sportive du Sahel à La Marsa, en 1975. J’ai réussi un but. Sans le brio du gardien étoilé Lamine Ben Aziza, le score aurait pu être plus lourd encore.
Pourquoi l’ASM n’a-t-il remporté de votre temps que la coupe de Tunisie 1977 ?
Parce qu’on se faisait dominer chaque fois que l’on jouait à Bizerte, à Kairouan, au Kef… Or, celui qui veut remporter le titre doit se montrer régulier et avoir du souffle. On partait fort en début de saison avant de rentrer dans les rangs. Nous manquions également de moyens. Pourtant, notre génération aurait pu faire beaucoup mieux. Peut-être que, tout compte fait, nous constituions un ensemble moyen…
De qui se composait cette génération ?
En débarquant chez les seniors, j’ai trouvé le keeper Ferjani Derouiche, Slaheddine Berrouba, Hamadi Bouaziz, Chedly Jebali, Abdessalam Chammam… Puis, les Amor et Taoufik Jebali, Abderrazak Aniba, Hamouda Damoussi allaient nous rejoindre. En finale 1977, il y avait également Boukhris dans les bois, Hicheri, Maâroufi, Ben Abdallah, Ben Chaâbane…
Quel a été l’apport de votre frère Feu Mouldi Ben Dadi qui a joué les deux finales perdues contre le Club Africain, en 1970 et 1973 ?
J’avais un grand respect pour mon frère aîné. On ne se parlait pas beaucoup. Même à la maison, on ne parlait presque jamais de nos matches et de nos prestations. Pourtant, j’ai joué à ses côtés cinq bonnes saisons sur les sept où il a figuré dans l’effectif seniors. Quelques jours avant sa mort, il m’a dit : «Sais-tu, Abdelaziz, que nous n’avons jamais pris de photo ensemble ? Même dans les photos d’équipe, nous posons toujours l’un loin de l’autre». En tout cas, le fait de jouer avec un frère galvanise. Il est toujours le premier à vous féliciter quand vous marquez un but. Il est également là pour vous remonter le moral quand vous ratez une sortie.
Quel genre de joueur était Mouldi Ben Dadi ?
C’était l’avant-centre qui ne marquait pas beaucoup, mais qui gavait les autres de passes décisives. Les assists qu’il offrait à ses coéquipiers ne se comptent pas. D’ailleurs, le plus gros problème à l’ASM est l’inexistence d’un buteur patenté. A part Ammar Merrichko, il n’a jamais eu des buteurs comme Moncef Khouini, Moncef Ouada, Zoubeir Boughenia, Hassen Baâyou, Ezeddine Chakroun… J’ai beaucoup appris de lui. Il était très fort, avec de grandes qualités naturelles.
Pourquoi n’a-t-il jamais appartenu à l’équipe nationale ?
Une fois, on l’a convoqué pour le tester, mais on s’est rendu compte qu’il avait la nationalité algérienne. Depuis, on ne l’a plus rappelé. Car il faut savoir que mon père Messaoud, qui a travaillé cuistot chez les Beys, est d’origine algérienne. Avec ma mère Halima, l’hiver, il suivait Moncef ou Lamine Bey au Palais d’Hammam-Lif; l’été, il était au palais de La Marsa.
A votre avis, quel est le meilleur joueur du football tunisien ?
Hatem Trabelsi parce qu’il a évolué au plus haut niveau, disputant la Ligue des champions avec l’Ajax. Il a été aussi champion d’Afrique. Je ne peux pas retenir un nom qui n’a joué que dans le cadre étriqué de notre championnat lequel est tout juste moyen, pour ne pas dire autre chose.
Qui citeriez-vous comme joueur le plus représentatif de l’ASM ?
Taoufik Ben Othmane, un pilier à l’efficacité et au rayonnement remarquables. Il allait également marquer de son empreinte d’entraîneur l’histoire du club.
Vous a-t-il entraîné ?
Oui. Il a perpétué l’héritage du Hongrois Sandor Pazmandy, apôtre du hors-jeu et de la défense en ligne. Ces deux noms-là ont marqué de leur empreinte l’histoire de l’Avenir. Depuis, le club a perdu son style et amorcé la dégringolade. Au point qu’il est devenu un simple club anonyme sans aucun style de jeu qui se traîne dans les divisions inférieures.
Quels furent vos autres entraîneurs ?
Chez les jeunes, Abdelkader Mokrani Fakaret et Béji Bouachir. Chez les seniors, Taoufik Ben Othmane, les Algériens Ahmed Benelfoul, Omar Ghadhoum et Abdelhamid Kermali, mais aussi Ali Selmi et Baccar Ben Miled.
N’avez-vous jamais été tenté de suivre leur exemple et de vous reconvertir en technicien?
J’ai connu une expérience d’entraîneur-joueur qui n’a pas duré plus de deux ans. Elle m’a complètement vidé. Entre-temps, l’idée m’était venue d’ouvrir un magasin d’articles de sport grâce aux encouragements de Foued Mbazaâ et Hamouda Belkhodja. J’ai fini par oublier complètement la fonction d’entraîneur, aujourd’hui source d’humiliations. Mon éducation m’empêche de les accepter.
Quel a été le joueur le plus difficile auquel vous avez eu à faire ?
Tarek Dhiab, un joueur imprévisible et très fort tactiquement qui vous fatigue énormément. D’autant qu’il ne tient pas longtemps le ballon. Et puis, il est relativement petit de taille alors que j’ai 1,80 m.
Que vous a donné le football ?
Le sport a beaucoup de bienfaits, personne ne peut le nier. J’ai fait le sport pour le sport. J’ai gagné la sympathie des gens. Si je n’avais pas joué au foot, qui aurait entendu parler d’Abdelaziz Ben Dadi ? Car, financièrement, nous n’avons pas gagné grand’chose. Ma première prime a été de cinq dinars. Après notre victoire en coupe de Tunisie 1977, chaque joueur a bénéficié d’une prime de 300 dinars.
Pourtant, dans la carrière de footballeur, les sacrifices sont énormes ?
Il faut respecter une hygiène de vie rigoureuse. J’appartiens à une famille de la classe moyenne. Je n’ai ni fumé ni bu de l’alcool ni veillé tard. Or, l’argent a bousillé le sport.
Comment avez-vous réussi à allier sport et études ?
J’ai suivi des études à l’Institut national supérieur des Sports à Ksar Saïd. Cela m’a, à certains moments, condamné à faire un choix douloureux. Par exemple, lors de la demi-finale de la coupe 1973 face au Stade Tunisien, j’ai dû déclarer forfait parce que j’allais passer mes examens de première année à l’Ineps. Idem quelques jours plus tard en finale face au Club Africain. Ces sacrifices m’ont permis de décrocher mon diplôme de Prof de Sport. J’ai exercé entre 1975 et 2013. Durant ces 38 ans de loyaux et bons services, j’ai eu la chance de travailler dans des lycées situés près de chez moi, à Carthage et au Kram, principalement.
Nourrissez-vous quelques regrets pour une carrière internationale modeste ?
Non. Si je n’ai pas appartenu à l’équipe de Tunisie, c’est tout simplement qu’il y avait de meilleurs joueurs que moi. Je n’avais pas besoin de les gêner ou les déstabiliser. J’ai tout juste été testé en sélection «B».
Comment trouvez-vous l’ASM aujourd’hui ?
L’Avenir ne fait plus peur aux autres. Le manque de moyens financiers fait qu’il ne peut plus s’appuyer sur les quatre ou cinq gros talents de jadis, tous enfants du cru. Maintenant, avec l’installation prématurée et catastrophique du professionnalisme, les mentalités ont changé. Un joueur change de club comme il change de chemise. Il n’a plus faim. Par conséquent, il ne se donne plus à fond.
Qu’est-ce que l’Avenir a représenté dans votre vie ?
Une école de la vie qui m’a appris le respect. Nous étions quelques familles représentées au sein de l’équipe seniors: les Jebali, Aniba, Berrouba, Jebali, Ben Dadi… C’était le signe distinctif de l’ASM.
Quels sont vos hobbies ?
La marche et la mer. A un certain moment, j’ai dirigé l’association des vétérans de l’ASM. A l’occasion du jumelage de notre club avec l’AS Monaco, nous avons joué contre les anciens du club de la Principauté. A la télé, je regarde les documentaires, et suis assidûment le championnat allemand, représentatif d’un peuple sérieux et discipliné. J’aime aussi écouter le blues et le gospel.
Parlez-nous de votre famille…
J’ai épousé en 1986 Leila Belakhal, qui vient de Ras Jebel. Nous avons deux enfants : Naima, titulaire d’un master d’ingénieur. Elle a une adorable fille, Molka. Notre deuxième enfant est Mohamed Aymen, ingénieur établi en Allemagne.
Que représente l’argent pour vous?
Un simple moyen permettant de bien vivre. J’ai vendu mon magasin d’articles de sport, et vis actuellement de ma seule retraite.
Justement, que pensez-vous de la retraite ?
Un bien délicieux moment de la vie. Pourtant, certaines gens la redoutent, surtout s’ils n’ont pas de vrais amis.
L’amitié ?
Une denrée rare. Elle a disparu avec l’évolution des mœurs. L’hypocrisie l’emporte présentement.
Et la ville de La Marsa ?
Le nid qui nous a appris la vie. On ne sortait pas de chez nous les lendemains de défaite. C’est dire combien nous aimons notre ville.
Etes-vous optimiste pour l’avenir de notre pays ?
A quoi servirait-il de se montrer pessimiste ? Avec moins d’égoïsme et plus d’intelligence et de générosité, cela ira mieux.
Enfin, racontez-nous une anecdote…
Nous jouions à El Menzah contre le Stade Tunisien. Il pleut des torrents. Avant la pause, alors que nous menons (1-0), Nejib Limam échappe à Amor Jebali qui l’accroche, en dehors de la surface sous mes yeux. Mais l’arbitre Hamadi Barka signale sans hésiter penalty. Je cours vers lui pour lui dire que la séquence s’était passée en dehors de la surface de réparation. Mais il refuse d’écouter quoi que ce soit. Furieux, je prends le ballon et le mets sous mon maillot. Malgré l’insistance de l’arbitre, je refuse de le lui rendre. La partie est arrêtée un bon moment. Craignant le pire, c’est-à-dire mon expulsion, notre entraîneur Taoufik Ben Othmane court de son banc pour venir me dire de rendre le cuir à l’arbitre, ce que je fais tout de suite. Le ST égalise. Mais à la fin, nous allons gagner (2-1). J’aimais beaucoup Feu Hamadi Barka qui a dirigé plusieurs de nos rencontres. Après le match, nous rigolions ensemble. Notre foot était ainsi fait…