Des juristes et politologues y voient un passage obligé pour sauver les meubles et rétablir la situation. Selon eux, il s’agit d’un nécessaire coup de balai, afin que la justice puisse se remettre sur les rails.
La séance est levée! Le verdict a été, alors, prononcé, annonçant la création d’un Conseil supérieur provisoire de la magistrature, édifié sur les décombres de son prédécesseur qui vient d’être dissous, en vertu d’un décret présidentiel déjà paru au Jort. Mais la nouvelle n’a pas été aussi surprenante, puisque le Président de la République l’avait, maintes fois, dit à demi-mot. Aujourd’hui, elle devient bel et bien une décision en vigueur. Et le CSM de Youssef Bouzakher serait un pan de la justice qui s’est écroulé sous les pieds d’une horde de magistrats impliqués dans des assassinats politiques et accusés de corruption et de complicité de crimes contre la sûreté de l’Etat.
A preuve, les documents présentés, la semaine écoulée, par le comité de défense des martyrs Belaïd-Brahmi ont résonné comme des révélations explosives, levant le voile sur un pouvoir judiciaire aux ordres des lobbies nahdhaouis. Soit un pouvoir qui n’est pas digne de ce nom. Dix ans durant, la justice tunisienne n’a jamais été indépendante. Et encore moins diligente et ferme dans ses jugements, ainsi s’indignent nombre d’avocats, fervents défenseurs de la cause humaine. Certes, la vérité dérange, mais la réalité en dit aussi long sur un colosse aux pieds d’argile. Son état désastreux n’est guère un secret pour personne. Sous nos cieux, rendre justice aux justiciables est une traversée du désert. L’affaire de nos martyrs, mais aussi les milliers de procès de droit commun dont le processus juridictionnel traîne en longueur ne sont que la partie visible de l’iceberg. Dans les couloirs des tribunaux, une véritable foire d’empoigne ! Selon les informations relayées par le comité de défense des deux martyrs, corporatisme et complotisme ont pris en otage l’Etat tunisien une décennie durant, conduisant aux assassinats politiques, à l’envoi des jeunes vers les zones de conflits, au martyre de nos soldats et sécuritaires victimes du terrorisme.
Et jusque-là, on n’arrive pas à trancher cette multitude d’affaires judiciaires qui préoccupent encore l’opinion publique. Qui peut nous éclairer sur les liaisons dangereuses entre politique et justice ? Qu’a-t-il fait le défunt CSM, censé être une autorité indépendante, pour remettre de l’ordre dans la maison? Rien, absolument rien. « Il n’était qu’un conseil de façade, rien de plus », ainsi le qualifie maître Abdennaceur Laâouini, membre dudit comité de défense. Et de marteler que son président, Bouzakher, lui, n’est qu’un pantin témoin des coulisses du palais et des manœuvres des juges. Et les cas sont légion. L’ancien procureur de la République, Bechir Akremi et Taieb Rached, suspendu de son poste de premier président de la Cour de cassation, sont, tous les deux, mis sur la sellette pour avoir été inculpés de dissimulation de preuves liées aux affaires Belaïd et Brahmi. Pourtant, le président du CSM dissout n’a jamais agi leur encontre. Il continue à se taire, comme un diable muet.
Sous l’emprise d’Ennahdha
Entre-temps, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Depuis son règne, en 2012, le parti Ennahdha avait étendu ses tentacules partout dans les rouages de l’Etat. Il tire les ficelles et fait tout pour rafler la mise. Comme une pieuvre toujours à l’œuvre. Son chef spirituel, Rached Ghannouchi, avait, lui, du sang sur les mains. L’homme a toujours été accusé de blanchiment d’argent, d’espionnage et d’allégeance à l’étranger. Son second, Noureddine Bhiri, actuellement assigné à résidence surveillée, a été arrêté, selon le ministre de l’Intérieur, pour de véritables soupçons de terrorisme et de corruption relatifs à la délivrance de certificats de nationalité tunisienne et de passeports d’une manière illégale. Ex-ministre de la Justice, son passage à ce département régalien avait fait couler beaucoup d’encre. Et c’est lui qui avait limogé 82 juges dont certains n’ont pu reprendre leurs fonctions qu’après son départ. Certes, l’instrumentalisation de la justice était pour beaucoup dans la situation actuelle. «La justice est encore sous l’emprise du mouvement Ennahdha et des lobbies de la corruption qui gangrènent la Tunisie depuis dix ans», déclare à visage découvert Zouheir Maghzaoui, secrétaire général du Courant populaire. Pour lui, la dissolution du CSM est plus que nécessaire. Mais les nahdaouis et leurs alliés ne l’entendent guère de cette oreille.
Et maintenant que les dés sont jetés, ils ont manifesté pour l’indépendance de la justice. Mais, aussi, pour une fausse démocratie qu’ils croyaient réussie. Sans se rendre compte que leur mode de gouvernance a viré à une autocratie inavouée. Tout fut soutenu par un Parlement, souvent assimilé à un bazar politique aux shows folkloriques. Un pouvoir législatif qui saigne à blanc. Il fallait, alors, attendre le 25 juillet dernier, lorsque le Président Kaïs Saïed a usé de ses prérogatives conformément à l’article 80 de la Constitution, pour mettre fin à ce cercle vicieux. Un coup d’éclat qu’Ennahdha et ses partisans qualifient de coup d’Etat. Puis, vint la dissolution du CSM, comme un pas sur la voie de la réforme judiciaire. Soit une justice équitable, où tous sont égaux devant la loi. « Celui qui se tait face à l’injustice en devient complice, c’est la raison pour laquelle le CSM a été dissous et sera remplacé par un autre provisoire, afin de mettre un terme à l’impunité », explique Saïed.
L’avis des juristes
N’empêche ! Ce décret présidentiel a créé une polémique et suscité des déclarations et contre-déclarations. Et mêmes des échos viennent de l’outremer, sur fond d’une vive préoccupation à bien des égards. A l’intérieur, des hommes de loi se tirent dans les pattes, jugeant anticonstitutionnelle une telle décision. Contre quoi s’indignent les magistrats, craignant de se voir privés des profits indus et passés à l’arrière-plan. Anas Hmaidi, président de l’AMT, appelle le Président de la République à revenir sur sa décision de dissolution et à rouvrir le CSM à son personnel. Il garde toujours espoir que la situation reviendra à la normale. Comme si on était dans un paradis ! Mais, le Chef de l’Etat, semble-t-il, continue à aller de l’avant, plus déterminé à engager un grand chantier d’assainissement. Il a toujours dénoncé l’Etat des juges, considérant la justice comme une fonction et non pas un pouvoir en tant que tel. « D’ailleurs, même dans des pays présumés démocrates, la justice n’a jamais été un pouvoir, mais plutôt une autorité judiciaire sous la tutelle de l’Etat », partage Sghaier Zakraoui, homme de droit et professeur à l’université d’El Manar.
Sur la même lancée, des juristes et politologues y voient un passage obligé pour sauver les meubles et rétablir la situation. Selon eux, il s’agit d’un nécessaire coup de balai, afin que la justice puisse se remettre sur les rails. «Le Président Kaïs Saïed est encore dans la loi. Il a agi conformément à ce que lui permet l’article 80 de la Constitution qui légitime un état d’exception si péril imminent il y a », commente Amine Mahfoudh, spécialiste en droit constitutionnel, arguant que l’Etat est le garant de la justice. Un rôle normalement confié au CSM, lequel avait, selon lui, échoué dans la bonne gestion du secteur et l’instauration d’une justice digne de ce nom. « A force de protestation et de grèves, déjà interdites par la loi, il a fini par mettre au ralenti le processus de justice et violer gravement les droits des justiciables. D’autant plus que certains magistrats avaient failli à leur mission, sans qu’ils n’aient fait l’objet des sanctions ou poursuivis en justice à temps», révèle-t-il. C’est là que le bât blesse ! Et pour cause. En vertu de l’article 80 précité, le Président de la République ne doit pas, à l’en croire, rester les bras croisés, étant le garant de la sécurité du pays. A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Ou ce que Pr Zakraoui appelle « légitimité de crise ».
Indépendance, dites-vous !
Faut-il craindre pour l’indépendance de la justice ? Mahfoudh n’y croit pas. Sa réponse se justifie, à titre comparatif, par le fait que certains pays dans le monde (USA, Grande-Bretagne) n’ont pas un Conseil supérieur de la magistrature. Les juges y sont désignés et révoqués par le pouvoir exécutif ou celui législatif. Droit de grève, qu’en est-il? L’article 9 du nouveau décret présidentiel portant création d’un CSM provisoire l’interdit, déjà, à tous les magistrats. Le but étant d’assurer un bon fonctionnement normal des tribunaux dans l’intérêt des justiciables. Cela n’est pas une hérésie, étant donné, rappelle-t-il, que les lois 1967 et de 1972 interdisant les grèves des magistrats, toutes catégories confondues, n’ont jamais été abrogées. Elles sont encore en vigueur. « Qu’ils soient un pouvoir ou une fonction, les magistrats n’ont pas droit à faire grève, quitte à provoquer des troubles ou perturber le déroulement des audiences. Ce qui pourrait porter atteinte aux droits des justiciables », explique-t-il encore. Pr Zakraoui est aussi du même avis : « Le pouvoir ne doit, en aucun cas, débrayer.. ». Toutefois, il y a d’autres manières de s’exprimer ou de manifester. Porter le brassard rouge en est une.
Alors, pourquoi pleure-t-on sur le sort d’un CSM jugé corrompu? Il a échoué où il devait réussir. « Il n’a jamais été indépendant de l’exécutif et sa composition était toujours soumise à des tiraillements politiques. Certes, l’ingérence du parti Ennahdha y était pour quelque chose », confirme M. Zakraoui. L’indépendance de la justice n’a été, en fait, qu’un slogan creux. A cela s’ajoute un corporatisme de trop. Le CSM est-il un pouvoir ou une autorité ? « Et cela me semble un faux débat. L’essentiel est que cette indépendance de la justice soit vraiment une culture personnelle», estime-t-il. Ce qui n’est pas le cas du CSM. D’où la solution réside, à ses dires, dans la dissolution. Parlons-en ainsi, le Président Kaïs Saïed a, alors, raison.