L’Afrique brade ses terres, dénoncent les uns; les investissements agricoles étrangers stimulent le développement, admettent les autres.
Entre ces deux thèses, le débat semble être tumultueux et les salons internationaux de l’agriculture et de l’agroalimentaire, organisés dans les quatre coins du continent, relancent souvent le débat.
Les chiffres relatifs à la location et, ou à la vente des terres arables africaines laissent peu indifférent, d’ailleurs. Des données provenant de plusieurs études nationales et de rapports de l’Union africaine, de l’ONU et de la Banque mondiale (BM) font savoir que l’Afrique a, depuis l’an 2000, cédé des terres arables à hauteur de 100 milliards de dollars américains.
Dans la même optique, un récent rapport de l’Organisation internationale de droit du développement (organisation intergouvernementale qui promeut la bonne gouvernance dans les pays en développement) souligne que : «La plupart des transactions conclues ces dernières années l’ont été en Afrique, où 39,7 millions d’hectares ont changé de mains, soit plus que les surfaces cultivées de la Belgique, du Danemark, de la France, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Suisse réunies».
Le journaliste britannique spécialiste des questions environnementales et agricoles, Fred Pearce, écrit dans son livre «Les accapareurs de terres arables» : «De toutes les terres agricoles du monde, aucune n’est aussi abordable que celle de la savane guinéenne». Il y évoque «une vaste étendue de pâturages à cheval sur 25 pays, entre la forêt et le désert», rapportant que «la Banque mondiale estime ce territoire à 600 millions d’hectares» et le qualifie de «dernière grande réserve de terres sous-exploitées dans le monde».
Le journaliste fait, de surcroît, observer que : «Tout cela n’explique pas pourquoi, malgré une histoire coloniale marquée par les expropriations, les Etats africains cèdent si volontiers des terres aux investisseurs étrangers». Il souligne, ensuite, que ces mêmes investisseurs étrangers usent d’«euphémismes» pour parler de leurs acquisitions et activités présentées comme génératrices de développement agricole, de transferts de technologie et d’opportunités d’emploi.
Parmi les pays les plus prisés par les «prédateurs» étrangers, selon une récente étude de Thinking Africa (Réseau de jeunes chercheurs, d’universitaires confirmés et d’experts), figurent Madagascar avec 3,7 millions d’hectares cédés, l’Ethiopie avec 3,2 millions d’hectares, la République démocratique du Congo avec 2,8 millions d’hectares, la Tanzanie avec 2 millions d’hectares, le Soudan avec 1,6 million d’hectares, le Mozambique et le Bénin avec 1 million d’hectares pour chacun. S’y ajoutent consécutivement le Ghana, le Liberia et le Cameroun avec 0,7 million d’hectares pour chacun, le Kenya avec 0,6 million d’hectares cédés, le Mali avec 0,5 million et le Malawi avec 0,4 million d’hectares.
Les prédateurs sont là
Dans le camp opposé, les plus grands acheteurs et ou locataires sont la Chine, totalisant 4,5 millions d’hectares, les Etats-Unis 3,2 millions d’hectares, la Grande-Bretagne et la Malaisie disposant chacun de 2,5 millions d’hectares, la Corée du Sud 2,3 millions, l’Arabie saoudite 2,1 millions, l’Inde 1,8 million, la Suède 1,1 million, l’Afrique du Sud 0,9 million d’hectares, Singapour 0,7 million, la Norvège, l’Italie et le Qatar 0,6 million pour chacun et le Japon 0,4 million d’hectares.
Si l’accaparement des terres est un phénomène qui fait mal à l’Afrique et à ses populations peu loties, donnant à lire une «recolonisation du continent», de l’avis de plusieurs chercheurs de Tkinking Africa, pour d’autres analystes cet état de fait n’est point une fatalité.
Le géographe et chercheur à l’Université de Lomé, Edoh Komlan Théodore, soutient que la concession de vastes domaines agricoles en Afrique subsaharienne à de grandes compagnies et firmes occidentales procède d’ «un choix cornélien».
C’est que les pays cédants disposent, selon lui, de vastes superficies, mais non de moyens techniques et de ressources financières pour leur mise en valeur. D’où le recours aux investissements étrangers. Lesquels investissements ne sont, toutefois, pas sans retombées néfastes.
«Cette mainmise de l’étranger sur une partie du patrimoine constitue indubitablement une aliénation, une perte de souveraineté. Elle n’est guère au bénéfice de l’Afrique, puisque l’on continue d’entretenir l’extraversion économique», se désole l’analyste.
Et la Tunisie dans tout cela?
Toute cette dynamique que connaît le continent, ces dernières années, n’a néanmoins pas pu changer le mode opératoire dont usent nos gouvernants, s’agissant de coopération avec le reste des pays du continent.
Pour faire signe de vie, on se contente de quelques salons et congrès où l’on se retrouve pour parler sans rien dire, pour signer des accords qui restent, in fine, lettres mortes.
Nos ingénieurs agricoles se chiffrent par des centaines. Nos techniciens aussi. De nombreux investisseurs tunisiens ont tenté leur chance en voyageant seuls dans les sentiers d’Afrique. Et ils réussissent. Seul l’État tunisien est aux abonnés absents, s’agissant de politique africaine, d’accompagnement, de soutien diplomatique.
Accumulant les banqueroutes, les gouvernants de la Tunisie nouvelle semblent tout ignorer de l’actualité d’un continent qui se veut l’avenir de l’économie mondiale, selon les plus grands géopoliticiens.
Ces mêmes gouvernants devraient savoir que le voyage en Afrique nécessite une bonne préparation du terrain. Car on ne peut aucunement aller loin sans liaisons maritimes rapides et efficaces, la mise en place de structures de soutien financier aux investisseurs tunisiens, des cabinets d’études stratégiques spécialisés et l’élaboration d’une diplomatie économique active et intelligente.
Les diplomates et ambassadeurs tunisiens évoluant dans diverses régions du continent sont, pour leur part, appelés à fournir les informations qu’il faut et des pistes pour les acteurs économiques décideurs politiques afin d’entamer la marche des successeurs des Carthaginois dans la brousse africaine. A bon entendeur!