Son talent extraordinaire aurait pu lui valoir une belle carrière avec un des grands clubs du pays. Mais Ayed El Kamel a préféré servir jusqu’au bout son club de toujours, le Stade Nabeulien qu’il fit accéder en Ligue 2, avec toutefois une brève parenthèse dans le foot allemand.
Passionné de football dans une ville qui accorde la priorité à d’autres disciplines, le basket et le hand, notre invité n’a jamais cessé d’exercer ses dons d’entraîneur-éducateur, la priorité devant, à ses yeux, aller pour la formation.
Ayed El Kamel, en 1973-74, vous êtes parti jouer et en même temps entraîner en Allemagne de l’Ouest. Comment cela s’est-il passé ?
J’ai joué à Horressen 1919. Le président du club, Shnupp, m’a recruté après m’avoir vu jouer un match amical disputé à Nabeul contre son club. On a fait (2-2), et j’ai inscrit les deux buts nabeuliens. J’étais parti alors que j’avais en main un diplôme d’entraîneur, obtenu à l’Institut national des Sports, en France, dans un stage conduit par le directeur technique national de la fédération française, le mythique Georges Boulogne, et auquel participaient les non moins célèbres, Robert Herbin, Michel Hidalgo… Parmi 180 participants, il y avait, côté tunisien, Noureddine Diwa, Slah Guiza, Jameleddine Naoui et moi-même, donc. Après une seule saison dans l’ex-République Fédérale Allemande, où on s’entraînait six fois par semaine (contre trois ou quatre en Tunisie), Habib Ladhib, le président du SN, m’a demandé de revenir.
Au fait, comment êtes-vous venu au football ?
Par le bais des matches inter-quartiers, comme tous les footballeurs de l’époque. Compte tenu de notre condition sociale modeste, ma tante Manoubia a insisté auprès de mon père Mohamed qui était boulanger pour que nous soyons inscrits, mon frère Daoud et moi, à la «Khayria». Pourtant, mon père voulait me confier à un artisan-potier. A la «Khayria», on peut suivre sa scolarité tout en étant pris en charge par l’Etat. J’y ai décroché un CAP de menuiserie. Dans cette institution située à Carthage-Dermech, j’ai trouvé Ali Selmi (ASM), Ali Rtima (CA), Amor Dhib (COT)… Nous jouions régulièrement contre les équipes de quartier de la banlieue nord. Durant les vacances scolaires, je jouais avec l’équipe de mon quartier El Bhayer, à Nabeul, qui comprenait les Nana, Zoufri…
Qui vous a piloté vers le SN ?
C’est le dirigeant du SN, feu Abdelkader Taguia, qui m’a découvert dans un de ces joyeux matches de quartier. Mon frère Daoud étant déjà parti jouer au Club Africain sans toutefois avoir signé de licence, le recruteur clubiste Azouz Denguir était venu me chercher à Nabeul pour aller renforcer, à mon tour, le club de Bab Jedid. Toutefois, Taguia, qui m’a adopté et auquel je dois tout, a rejeté l’idée de mon départ au Parc «A». C’est d’ailleurs lui qui allait m’intégrer par la suite à la municipalité de Nabeul où j’ai travaillé de juillet 1962 jusqu’en juillet 2001. J’ai pris ma retraite alors que j’étais chargé du service du personnel.
Quels furent vos entraîneurs ?
Le Franco-Hongrois Friedman dit «Bijou», venu en Tunisie en même temps que les fameux Fabio et Kristic, l’Italien Ricci, Taoufik Ben Slama…. Le meilleur reste incontestablement Friedman. Le SN n’a pas voulu lui renouveler le contrat parce qu’il a réclamé une augmentation de 10 dinars de son salaire qui était de 70D. Il faut dire que ce montant-là valait quelque chose en ce temps-là.
Quelles qualités vous reconnaissaient
les spécialistes ?
J’évoluais au poste de demi relayeur. J’avais la clairvoyance, l’intelligence du jeu, le timing et le réflexe. En fait, la qualité technique est innée. C’est un don de la nature. On l’a ou on ne l’a pas. Le travail sert à polir ces qualités. Et c’est dans les parties de quartier, à Dermech et à Nabeul, que j’ai pu développer ces qualités. Entraîneur, j’ai toujours laissé les jeunes s’exprimer librement. Je suis contre le «tacticisme» exacerbé.
N’avez-vous jamais été tenté de partir
dans un autre club ?
Kaffala a voulu m’engager au ST. Mais je ne regrette pas d’être resté au SN qui m’a garanti un boulot.
Vous exercez actuellement à la tête de votre propre académie de football privée. Les académies peuvent-elles remplacer le foot de quartier d’antan ?
On n’ a pas vraiment le choix. Devant l’urbanisation galopante et la disparition des grands espaces, les «Btahis» dans les quartiers, la seule alternative reste l’académie qui représente «un quartier surveillé». Il faut abolir les feuilles d’arbitrage pour laisser les jeunes s’exprimer spontanément, et éprouver le plaisir de jouer.
Au SN, j’ai entraîné Habib Karma qui a été retenu en 1965 au concours des Jeunes footballeurs. Il faut réhabiliter ce concours qui a sorti plein de futurs talents qui allaient marquer l’histoire de notre football. Il faut également remettre sur pied les sélections régionales et le sport scolaire et universitaire. Ce sont de précieux foyers de détection des talents. Dois-je rappeler qu’au sein de l’Académie du SN, j’ai formé les Chelly, Triki, Slimane…
Quel est votre meilleur souvenir ?
Notre première accession en L2. Nous avons battu l’AP Soliman, et j’ai inscrit le but de la victoire.
Et le plus mauvais ?
Cela se passait en 1967. Nous devions battre l’ES Beni Khalled pour participer au match barrage contre le FC Djerissa.
J’ai été blessé. Au match barrage, je n’ai dû d’être aligné qu’aux soins prodigués par Ahmed Hadidane. Malheureusement, les douleurs m’ont repris après 5 minutes de jeu. J’étais incapable de bouger. Le règlement interdisant alors les changements, j’étais resté sur le terrain uniquement pour faire de la figuration durant tout le reste du match.
Votre plus beau but ?
Contre la JS Omrane, de l’extérieur du pied gauche dans les bois de Kaâouana. En 1963, j’ai marqué aussi un joli but à Ayachi, le gardien du Stade Soussien qui a fusionné avec l’Etoile Sportive du Sahel, dont les activités furent gelées. En 1967, j’ai inscrit un but d’un lob du rond central du terrain au keeper italien du Kram. Ah ! Si nos matches étaient télévisés …
Vous tentez toujours de lancer un nouveau club, l’Union Sportive de Nabeul. Pourquoi ce projet ne décolle-t-il pas ?
En 2017, avec Mohamed Ghalloussi et Kamel Gannar, nous avons mis sur pied une expérience capable de soulager le Stade Nabeulien où on veut manifestement se consacrer à d’autres disciplines, notamment le basket-ball et le handball. Nous encadrons 180 jeunes des catégories Ecoles, minimes et cadets. Après avoir obtenu l’autorisation de la municipalité de la ville et une prime, nous avons longtemps attendu le feu vert des autorités fédérales.
Pourquoi le foot peine-t-il toujours à décoller
à Nabeul ?
Phénomène inexplicable pour le commun des sportifs à Nabeul, les gens ont de tout temps privilégié le basket, et jadis le hand par rapport au foot. C’est une question de culture, d’affinités et de passion. Pourtant, le SN a régulièrement enfanté de grands footballeurs. Dans les années 1980, il a raté une chance historique d’accéder en Ligue 1, terminant troisième les barrages derrière l’AS Gabès et le COT qui allaient assurer leur promotion. Mais on sait que presque tout le budget du SN, ou presque, va vers le basket. On ne laisse que des miettes au foot. Or, on sait que l’argent est le nerf de la guerre !
A votre avis, quel est le meilleur joueur de l’histoire du football tunisien ?
Tarek Dhiab qui réunit toutes les qualités requises. Il trouve vite les solutions qui se posent en cours de jeu. Il y a aussi Hamadi Agrebi, Noureddine Diwa, Farzit, Abdelmajid Chetali, Taoufik Ben Othmane…
Et de l’histoire du SN ?
Hamadi Chouchane, qui a joué dans les années 1970 à l’Etoile Sportive du Sahel. Mohamed Ben Ameur, aussi, qui a failli signer pour l’Espérance Sportive de Tunis, en même temps que Naceur Chouchane qui reste l’enfant du Stade Nabeulien.
De qui se composait le SN de votre époque ?
Khayati dit Tako, Anouar Hariga, puis Chouchane dans les bois, Hedi et Ridha Daâs, Ahmed Safi, Ahmed El Abed, mon frère Daoud, Abderrazak, Hassène Zegdane, Bechir Braiek… Par la suite, il y a eu Sami Bououd, Anis Falah, Lassaâd Sassi, Abdelhafidh Jazi, Faouzi Samoud, Mohamed Chelly, Moez Tarhouni, Mohamed Trabelsi, Lotfi Jazi, Sabeur Hajji, Mohamed Ben Ameur, Nejib Mhir…
Vous exercez depuis le début des années 1970 en tant qu’entraîneur. Quelles sont vos meilleures performances ?
L’accession avec le Stade Nabeulien, le Club Sportif de Korba et l’Olympique du Kef. Par trois fois, j’ai évité au SN la relégation. Je faisais office de «sapeur-pompier», en quelque sorte.
Quelle est, à votre avis, la différence entre le foot d’hier et d’aujourd’hui ?
La technique et l’intelligence du jeu étaient meilleures avant. Maintenant, le jeu est nettement plus physique, plus rapide. Il y a davantage d’intensité et de rythme parce que les joueurs sont devenus nettement mieux préparés, volet physique.
Vous avez joué à côté de votre frère, le défenseur central du SN, Daoud. Est-ce un avantage d’avoir un frère dans la même équipe ?
Certainement. Daoud a servi d’exemple pour moi. Il a deux ans de plus que moi. Il a commencé latéral gauche où il a peiné à s’imposer. Mais il a vite trouvé ses repères à l’axe défensif. On l’appelait «Mouss» (couteau), ce qui en dit long sur son jeu viril et engagé, toujours dans le respect de l’adversaire et des lois du jeu. Avant que l’entraîneur ne commence sa séance, je faisais avec lui une quinzaine de tours de piste. C’était là notre mise en train à nous deux. Notre hygiène de vie a été irréprochable. Et c’est comme cela que nous avons fait une aussi longue carrière.
Parlez-nous de votre famille
En 1976, j’ai épousé Fatma Mghirbi. Nous avons trois enfants: Anis, qui travaille dans l’éducation au Brésil et qui a quatre enfants, Boutheyna, fonctionnaire à la Ligue régionale de football et mère de trois enfants, et Meriem, titulaire d’un mastère des beaux arts et qui a une fille.
Si vous n’étiez pas dans le foot, dans quel autre domaine auriez-vous exercé ?
Pas ailleurs que dans le foot, parce que toute mon existence est rythmée par les activités sportives, par la passion du ballon, par ces émotions que nul autre domaine ne peut apporter. Mon père Mohamed et ma mère Zohra Chelly m’ont donné toute la liberté de me frayer un chemin dans la vie. Eh bien, j’ai choisi celui-là. Et je ne le regrette pas, loin s’en faut !
Quels sont vos hobbies ?
La marche, la plage hiver et été et la télé où je regarde le foot européen et les plateaux politiques.
Etes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?
Notre pays possède tous les atouts pour réussir à aller de l’avant et à dépasser ce moment critique, à condition que nous soyons tous solidaires avec les classes démunies.
Il est inadmissible de trouver encore des gens dans un tel état de pauvreté. Avec un minimum de savoir-vivre et de solidarité, la Tunisie ira mieux.
Enfin, que représente pour vous le SN ?
C’est toute ma vie. Il a forgé mon caractère et ma personnalité, me garantissant une chance pour devenir quelqu’un dans la société. J’appartiens à la génération née avant l’Indépendance, et, croyez-moi, ce n’était pas évident du tout de trouver une place au soleil. Dieu merci, je suis un homme comblé. Et je le dois en grande partie au SN qui m’a éduqué aux valeurs du travail, de la générosité, du sacrifice et de la droiture.