Ce sont le plus souvent des textes en dialecte tunisien ou en arabe littéraire qu’elle chante, en plus des textes en français et du Jazz. Et quand elle chante, Wafa Ghorbel, c’est vrai !, ravit ses auditeurs au même degré, suprême, qu’elle ravit les lecteurs de ses premiers romans ayant bénéficié d’une heureuse réception «lectorale» et critique : «Le jasmin noir» (en version française puis en version arabe) et «Le tango de la déesse des dunes» (2017) auxquels va bientôt s’ajouter un troisième roman, déjà écrit en français et prêt à être édité.
Titulaire d’un doctorat en littérature et civilisation françaises de Paris 3-Sorbonne Nouvelle, Wafa Ghorbel est maître-assistante de français à l’université de La Manouba. Cela est important, certes. Mais le plus important et le plus méritoire, à nos yeux, c’est qu’elle soit parvenue, grâce à son patient labeur, mais aussi à son imagination féconde, à dépasser, avec brio, sa fonction d’enseignante des littératures française et francophone pour devenir elle-même créatrice de textes littéraires, c’est-à-dire écrivaine et plus précisément romancière. Une romancière bien prometteuse, essentiellement francophone, même si on lui doit une très belle traduction en arabe, par elle-même, de son roman «Le jasmin noir» qui a mérité, en 2016, le prix «Découverte» des «Comar d’Or» (cf- La Presse de Tunisie, 31/10/2020). Romancière francophone qui, nous confie-t-elle, sans complexe, dans cet entretien, «pense maintenant d’abord en français, rêve souvent en français qui investit jusqu’à son inconscient», même si «la langue arabe est son premier amour», et qu’elle continue à bien écrire l’arabe et à bien chanter dans cette langue maternelle. Car Wafa Ghorbel n’a pas qu’une seule corde à son arc et elle est aussi, outre son métier d’enseignante universitaire et son intense activité d’écrivaine, chanteuse à ses heures. Ce sont le plus souvent des textes en dialecte tunisien ou en arabe littéraire (les poèmes de Aîda Rbaï par exemple ou ceux de Zoubeïda B’chir) qu’elle chante, en plus des textes en français et du Jazz. Et quand elle chante, Wafa Ghorbel, c’est vrai !, ravit ses auditeurs au même degré, suprême, qu’elle ravit les lecteurs de ses premiers romans ayant bénéficié d’une heureuse réception «lectorale» et critique : «Le jasmin noir» (en version française puis en version arabe) et «Le tango de la déesse des dunes» (2017) auxquels va bientôt s’ajouter un troisième roman, déjà écrit en français et prêt à être édité. Interview :
En lisant votre premier roman «El yassemin el aswed» (Le Jasmin noir), on pourrait avoir le sentiment que vous avez en vous une espèce de cassure psychologique qui vous aurait peut-être conduite à écrire ce roman où la narratrice semble puiser les événements dans votre propre vécu. Le «je» énonciatif, qui prend en charge la narration tout au long de ce roman, serait-il, en fin de compte, même si vous ne tenez pas à le dire, un «je» autobiographique ?
J’ai effectivement en moi plusieurs cassures psychologiques, comme la plupart d’entre nous, je pense. La narratrice est incontestablement proche de moi. Elle a puisé plusieurs éléments (événements, émotions, personnages, lieux…) dans ma propre vie. Toutefois, il ne s’agit d’un «je» autobiographique que partiellement. Personne, à part moi, ne saurait démêler le fictionnel du réel, même pas mes parents, ma sœur ou mon mari. Peut-on d’ailleurs écrire sincèrement en dehors de soi ? «Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?», se demandait Georges Bataille dans son ouverture du «Bleu du ciel». Je suis tout à fait de son avis.
Écrire un roman, des romans, serait-il de l’exorcisme pour vous ? L’entreprise romanesque serait-elle, dans votre pratique scripturale, en même temps une entreprise thérapeutique ? Votre écriture serait-elle le cri que vous n’avez pas pu pousser par peur ou par pudeur ou qu’une autre, que vous connaissez, n’a pu pousser?
Écrire des romans n’est pas qu’exorcisme et thérapie. Cette dimension est indéniable, notamment au commencement. Si j’étais uniquement à la recherche de catharsis, j’aurais plutôt écrit un journal intime. Il me semble que la littérature va bien au-delà d’un «simple» exercice purgatif. Le traumatisme vécu par mon personnage est universel. Des milliers d’enfants, de femmes et même d’hommes ont vécu et continuent à endurer ce genre de blessure tous les jours sans pouvoir en parler (j’ai reçu beaucoup de témoignages dans ce sens, après la publication de mon roman). Il s’agit certes d’un cri, mais ce cri dépasse ma propre personne ou celles de mes connaissances. Et puis, en littérature, c’est la façon de dire qui importe plus que le dire lui-même. La dimension cathartique y est, mais elle est loin d’être la seule motivation de l’écriture.
Les mots seraient-ils pour vous, comme pour Franz Fanon, vraiment «des armes miraculeuses» ? Comment et jusqu’où?
J’aime beaucoup cette expression de Fanon. Les mots sont miraculeux : ils ont le pouvoir de tuer, mais aussi celui de ressusciter et d’enfanter. Ils ont le pouvoir de créer un monde puis de le décimer et d’en recréer un autre. C’est dans ce sens que j’y vois un miracle, pas dans celui de guérir.
Vous clôturez votre roman «Le Jasmin noir» par cette phrase : «Je voulais oublier, cruellement oublier. Je n’ai fait que ressasser. La douleur déguisée se dévoile, se ranime, se multiplie à l’infini. Elle jaillit des tréfonds givrés de mon être, de mon corps. Une végétation obscure n’a cessé de bourgeonner en moi…» (p. 208 version arabe/p. 237version française). Pourrait-on y trouver l’expression d’un constat d’échec, l’échec de l’entreprise thérapeutique par l’écriture qui se serait avérée peut-être incapable de soigner les blessures du corps et de la mémoire ?
Tout à fait. Comme je l’ai dit plus haut, je ne pense pas que l’écriture soigne ou qu’elle guérisse. L’écriture remue souvent le couteau dans la plaie, éveille les douleurs endormies. Toutefois, l’échec de l’entreprise thérapeutique n’implique aucunement l’échec de la littérature. Au contraire, l’écriture littéraire devrait être souveraine, à mon sens, libre de toute fin intéressée asservissante.
Votre deuxième roman «Le Tango de la déesse des dunes» semble bien constituer, comme l’a remarqué votre préfacier, Pr Mokhtar Sahnoun, le 2e volet d’un diptyque articulé autour du personnage principal qui est la jeune femme qui a subi l’innommable quand elle était enfant, et qui, d’ «énonciatrice» dans le premier volet «Elyassemin el aswed» (Le Jasmin noir), devient, dans le 2ème volet «Le Tango de la déesse des dunes», énonciataire ou allocutaire à qui s’adresse l’un de ses personnages les plus importants dans le 1er roman? C’est donc une suite ou un moyen pour vous de raconter d’une autre façon la même histoire douloureuse et marquante qui serait enclose, comme une plaie intérieure, en vous-même. Pourrait-on penser que vous êtes restée quelque peu prisonnière du souvenir d’une cassure personnelle ?
Comme je le précise moi-même sous le titre, «Le Tango de la déesse des dunes» est une «suite indépendante» du «Jasmin noir». Il s’agit quasiment de la même histoire (avec de nombreuses variantes) racontée à partir d’un point de vue différent. Il n’est donc pas question de «suite» au sens conventionnel du mot. Abstraction faite de la blessure présente (ou absente) en moi, j’ai voulu jouer avec le lecteur et lui montrer que la vérité a plusieurs visages. D’ailleurs, avoir traduit moi-même «Le Jasmin noir» en arabe, c’est finalement écrire la même histoire trois fois… Je ne pense pas être prisonnière d’une cassure personnelle, à moins de l’être de façon inconsciente. Il me semble que notre vécu, nos souvenirs, y compris nos traumatismes et ceux de nos proches, constituent une mine intarissable d’images et de situations dans lesquelles nos plumes peuvent librement puiser. J’aime les reprises à variantes aussi bien en littérature qu’en musique. Le jazz m’inspire beaucoup sur ce plan.
Dans vos deux romans consécutifs, vous construisez votre structure narrative sur 3 lettres, car il s’agit bien de romans épistolaires. Pourquoi, en fait, trois lettres et non pas deux ou quatre ou plus ?
Trois lettres comme les trois temps d’une valse, comme les six temps d’un tango (trois dans chacun des romans)… «De la musique avant toute chose», disait Verlaine. «Et pour cela préfère l’Impair / Plus vague et plus soluble dans l’air/ Sans rien en lui qui pèse ou qui pose». L’une des thématiques principales de mes romans est la musique et il me semble que le rythme ternaire installé grâce aux trois lettres illustre la cadence rapide de cette musique, à l’image de celle de la vie : naissance, vie et mort… Une tornade aussi violente que fugace. Les trois lettres correspondent à trois moments différents de la vie de la narratrice ainsi qu’à trois moments distincts de l’écriture qui s’est étalée sur cinq ans. Ils pourraient également renvoyer aux différents triangles amoureux des deux romans, à la passion trinitaire de l’amour inaccompli…
«El yassamin el aswed», vous l’avez écrit et publié d’abord en français sous le titre «Le Jasmin noir», puis vous l’avez ensuite traduit en arabe pour le publier une deuxième fois. Qu’est-ce qui vous a décidée à suivre cette démarche ?
J’ai autotraduit «Le Jasmin noir», d’abord parce que je voulais me prouver que j’étais encore capable d’écrire en arabe en dépit de la spécialité, de mon installation en France (à l’époque) et du manque de pratique : l’arabe est mon premier amour ; ensuite, parce que plusieurs de mes lecteurs m’ont demandé le texte dans cette langue qu’ils maîtrisent plus, essentiellement mes parents ; enfin, parce que je tenais à me défier moi-même en transcendant mon surmoi linguistique et en osant dire dans ma langue maternelle-paternelle ce que j’ai déjà dit en français. Parler de sexualité, entre autres, en arabe n’est pas une chose aisée pour moi. Ce qui passe facilement et naturellement en français me demande beaucoup plus d’audace quand je l’exprime en arabe… Et puis, je ne pouvais pas confier mon premier enfant littéraire à un babysitteur (un traducteur autre que moi). Personne ne sait ce que je voulais dire mieux que moi.
Votre deuxième roman «Le Tango de la déesse des dunes» n’est écrit jusqu’ici et publié qu’en français. Comptez-vous le traduire en arabe par vous-même comme votre premier roman ?
Je n’ai pas de réponse catégorique mais je ne pense pas. La traduction est un exercice difficile et chronophage. Je pourrais confier «Le Tango» à un traducteur et superviser le travail. Il m’était difficile de le faire avec «Le Jasmin noir» pace qu’il s’agissait de mon premier roman…Maintenant, j’ai envie d’avancer, d’écrire d’autres livres. Traduire ne me laissera pas le temps de le faire.
Vous êtes enseignante universitaire de littérature et de civilisation françaises, mais vous êtes bilingue et vous dominez parfaitement les deux idiomes, l’arabe et le français. Quel genre de rapport ces deux langues différentes entretiennent-elles dans votre tête ?
Les deux langues cohabitent paisiblement, voire affectueusement, dans mon esprit. Le premier roman (non publié) que j’avais écrit à l’âge de quinze-seize ans était en arabe. Aujourd’hui, je continue à lire en arabe, mais j’avoue avoir plus de facilité à écrire et à m’exprimer en français. J’ai perdu certains automatismes—qui peuvent revenir avec un peu de pratique—et écrire en arabe n’est plus une opération spontanée chez moi. Je pense d’abord en français. Je rêve souvent en français. Le français a investi jusqu’à mon inconscient.
Lequel de vos romans a le plus suscité l’intérêt des lecteurs et des critiques, celui écrit en arabe (la 2e version de «El yassamin el aswed») ou celui écrit en français ? Pour quelle raison d’après vous ?
«Le Jasmin noir» en français a peut-être suscité un peu plus d’intérêt, même si je ne peux pas vraiment quantifier. J’ai du mal à distinguer les retours des deux livres puisque les avis sont quasiment les mêmes. Certains lecteurs préfèrent lire dans la langue originelle, ce que je comprends parfaitement. La version française est parue en 2016 et la version arabe en 2019, donc une bonne partie des lecteurs avaient déjà découvert le texte. L’effet de surprise n’y est plus. Toutefois, nombreux sont les lecteurs qui ont lu le roman dans les deux langues et qui ont aimé autant les deux versions. Par ailleurs, je suis particulièrement fière des retours de deux universitaires, tous deux spécialistes de langue arabe et tous deux écrivains : Pr Chokri Mabkhout qui a préfacé mon autotraduction du Jasmin noir et qui m’en a dit beaucoup de bien et Madame Amira Ghenim qui m’a invitée à son émission radiophonique pour en parler. Je dois préciser que, sans la révision de mon amie, la poétesse et professeure d’arabe, Aïda Rebaï, la traduction n’aurait pas été aussi valable.
Il y a beaucoup de musique dans vos romans, la musique y est évoquée partout, dénotativement et connotativement. Vous êtes aussi chanteuse, en plus de votre métier d’enseignante universitaire de littérature et civilisation françaises. D’où vous vient cet intérêt très particulier pour la musique ?
Oui, la musique dans mes romans n’est pas que musique de fond. C’est un thème, voire un personnage à part entière. J’ai grandi dans une famille où tout le monde chante et/ou joue d’un instrument. Mon père me raconte que ma grand-mère – partie trop tôt – jouait du piano. Abdel Halim, Abdel Wahab, Om Kalthoum, Najet, Warda, Fairouz… s’invitent à notre voiture, notre salon ainsi qu’à toutes les autres pièces de la maison.
Ils font partie intégrante de la famille. Ils m’ont vue grandir, m’ont aidée à traverser mon adolescence, m’ont appris à tolérer la vie, à aimer, à rêver, à renouveler mon énergie, à percevoir les musiques du monde, au même titre que les livres de notre bibliothèque. Une journée sans musique est une journée de perdue.
Quels sont vos prochains projets littéraires et musicaux ?
J’ai terminé la rédaction de mon troisième roman, il y a quelques semaines. Je ne sais pas combien de temps prendra la publication. J’ai déjà écrit le synopsis du quatrième, mais je ne pense pas me remettre à écrire tout de suite. Je dois prendre un peu de recul et en profiter pour lire et me ressourcer. Pour ce qui est de la musique, j’ai trois projets en parallèle : «Mes tissages», spectacle de reprises de chansons françaises à texte, en arabe (littéraire ou dialectal) en duo avec le pianiste Mehdi Trabelsi. C’est moi-même qui traduis ou adapte les textes des titres chantés ; «Hanin» («Nostalgie»), projet de mise en musique de certains poèmes de la grande Zoubeida B’chir, avec le musicien et compositeur Hichem Ktari (il s’agit de ma première expérience en matière de composition) ; et «Qassayed» («Poèmes»), projet de mise en musique de textes en arabe littéraire de poètes contemporains tunisiens et arabes, toujours avec l’artiste Hichem Ktari.