Nos maîtres artisans sont en panne d’idées et de créativité. Ils n’ont plus le goût d’investir. Résultat, le métier de «Chaouachi» n’attire plus
Jadis, la chéchia était un symbole d’identité et d’histoire, puisant son essence dans un artisanat tunisien singulier. Un couvre-chef en été comme en hiver, avant que la mode ne rebatte les cartes et n’instaure la coiffe rigide du chapeau. Certes, matière première et main-d’œuvre qualifiée font toujours défaut. En ces temps de mécanisation, la chéchia est à bout de souffle, voire menacée de disparition. Un marché qui bat de l’aile.
Seulement 14 maîtres artisans !
Une poignée, soit 14 au total, nos maîtres artisans sont en panne d’idées et de créativité, n’ayant plus le goût de réinvestir dans l’aventure. Et là où le bât blesse, c’est que ce métier de «chaouachi» est réduit à la portion congrue. Il aurait perdu son passé et n’aura plus d’avenir. Si rien n’y fait, tout un secteur risque de sombrer à jamais. Et par conséquent, les deux milliers d’emplois qu’il compte et qu’il peine encore à préserver n’ont pas toujours le vent en poupe. Ils ont du mal à gérer même le quotidien, pensant parfois à tout lâcher. Comment abandonner aussi facilement une telle activité ancestrale porteuse de valeurs et d’imaginaire social ? Agés, ces patrons artisans, si bien calés, n’ont plus la tête à innover et booster le secteur de la chéchia.
Pourtant, la demande dépasse de loin l’offre, tant il est vrai que cette filière dispose d’un potentiel d’exportation fort intéressant. D’où l’intérêt de lui insuffler du sang neuf et passer le flambeau aux plus jeunes. Soit une nouvelle génération de chaouachis, tout feu tout flamme, censée tirer le secteur vers le haut et redorer ainsi son blason. Riadh Ben Youssef, descendant d’une famille d’artisans s’adonnant à la chéchia, avait baigné depuis tout petit dans l’ambiance du travail à l’atelier. Médecin de formation, il a, tout naturellement, tendance à perpétuer ce métier. Tel père, tel fils, dirait-on. Mais sa reconversion professionnelle acquiert de la valeur. Il a fini par fonder la Maison africaine de la chéchia (MAC).
10 mille femmes tricoteuses d’ici 5 ans
L’homme, méthodique et inspiré, s’investit dans une initiative privée : une action de formation en tricotage de la chéchia, financée par Swisscontact- Tunisie, et ce, dans le cadre du projet «Takween» géré par le ministère de la l’Emploi et de la Formation. L’idée lui vint, depuis avril 2022, mais le lancement effectif d’un long cycle de formation n’a eu lieu que six mois après, soit en octobre dernier. Avec en toile de fond de rehausser le prestige du métier et doter son potentiel d’une main-d’œuvre qualifiée en la matière. «800 artisans et artisanes tout au plus, c’est peu et encore moins suffisant pour répondre à nos besoins en chéchias», nous confie M. Ben Youssef, faisant valoir sa part de marché potentiel déniché à l’extérieur, notamment en Afrique centrale et Asie de l’Est. A titre estimatif, ses prévisions tablent sur de bons apports en devises, évalués à presque 40 millions de dollars par an.
Ainsi, il y a de quoi miser sur la formation, en tant que tremplin pour l’emploi et l’exportation. Et de renchérir, «Notre but étant de revoir à la hausse le nombre des femmes tricoteuses, pour le porter d’environ 1.300 actuellement à 10 mille, d’ici cinq ans. Cette année, on table sur l’apprentissage de 500 femmes en tricotage de Kabous, une sorte de grand bonnet de laine naturelle qui représente la première phase de confection de la chéchia ». S’ensuivent, alors, le foulage, le cardage, la teinture, le moulage, pour arriver, in fine, à la finition. Ne serait-ce que six maillons d’une si longue chaine de fabrication, faisant le tour de plusieurs régions du pays, dont chacune a sa propre spécialité. «Nul ne peut tout faire, seul un maître artisan est censé parfaire toutes les étapes. Déjà, il est rodé sur ce métier», fait-il savoir.
Dans le sillage de Tunis, Ben Arous, Mahdia et Nabeul, la maison de la culture «Cheikh Idriss» à Bizerte-nord s’est muée, actuellement, en vaste atelier vivant. 78 femmes, réunies en groupes, ont déjà été sélectionnées pour bénéficier, durant 21 jours, d’une formation artisanale en tricotage de Kabous, filière à laquelle la région s’est habituée à s’adonner. D’autant plus que le tricotage constitue la pierre angulaire de fabrication de la chéchia. « Ici, on vise à former des femmes dont le profil correspond le mieux à des pré-requis demandés et du savoir-faire recherché. C’est pourquoi on avait, a priori, procédé à la présélection avant de passer à l’action. Sur 108 candidates, 78 femmes tricoteuses sont retenues», révèle M. Ben Youssef, initiateur de ce projet qui se déroule sous l’égide de l’Office national de l’artisanat (ONA). D’ailleurs, son directeur général, Faouzi Ben Halima, veille à son suivi. Le 9 de ce mois, il s’est rendu visite à Bizerte, où il a pris connaissance de l’avancement de l’atelier de formation.
Sur le tas, c’est Jamel Riahi, commissaire régional à l’artisanat qui veille au bon déroulement de la formation. Egalement, en profiteront, très prochainement, 200 autres femmes, issues de certaines délégations du gouvernorat, en l’occurrence Bizerte Sud, Ghezala, Menzel Jemil et Menzel Bourguiba. Cela s’inscrit dans le cadre de la convention signée entre l’ONA et la Maison africaine de la chéchia dont le directeur exécutif est Riadh Ben Youssef. L’objectif primordial consiste, selon lui, à développer les compétences professionnelles et encadrer les femmes artisanes. Même à leur domicile, ces femmes bénéficiaires sont disposées, volontiers, à tricoter des bonnets. «Ce projet de formation est destiné à une catégorie sociale, aussi vulnérable soit-elle, afin de lui générer des sources de revenus», ajoute M. Riahi.
Des marchés potentiels ailleurs
Dans les locaux de la maison de la culture à Bizerte, l’atelier s’en tient à l’essentiel : un travail à la chaîne, où les femmes étaient en train de tricoter, au fil et à l’aguille. L’ambiance était telle qu’elles ont eu à apprendre tout sur le tas. Hedia Laâouini, qui fait partie des trois formatrices désignées par la MAC, semble être au four et au moulin : « Il y a maintenant dix mois que nous fournissons pareilles sessions de formation dans plusieurs régions. On fait apprendre à ces femmes les abc du métier. A leur domicile, elles s’initient à tricoter des Kabous en laine naturelle, avec un quota moyen de 3 pièces par jour, à raison de 3 dinars l’unité », indique-t-elle.
Somme toute, une telle formation est de nature à accélérer la production de la chéchia, tant il est vrai que les opportunités d’exportation sont bien réelles. D’ailleurs, M. Ben Youssef a déclaré de bonnes intentions d’investissement et des marchés potentiels à conclure en Afrique et en Asie. Ainsi, la chéchia, notre porte-drapeau national, aura, de nouveau, à reconquérir son identité.