Dimanche dernier, jour férié pour célébrer le soixantième anniversaire de fête de l’Evacuation. A cette occasion, et comme lors de chaque fête nationale, l’Agence de mise en valeur et de promotion du patrimoine culturel (Amvppc), qui gère les sites et monuments archéologiques et historiques ouverts au public, a rappelé (via les médias) la gratuité de leur accès aux nationaux et aux résidents étrangers. L’objectif, à travers cette disposition déjà très ancienne, est d’inciter le public à franchir le seuil de ces espaces pour la découverte des richesses de son patrimoine civilisationnel.
Aucune statistique n’est portée à notre connaissance concernant la fréquentation des lieux concernés par cette gratuité. Il est donc difficile de se faire une idée de son impact sur la population. D’une manière générale, nous savons que le public tunisien n’est pas spécialement friand de « vieilleries » sous leurs diverses formes. Les quelques milliers de visiteurs nationaux des musées et monuments figurant dans les statistiques annuelles de l’Amvppc sont pour l’essentiel composés de militaires, d’élèves et d’étudiants ainsi que de membres d’associations diverses, bénéficiant tous de la gratuité.
Les pierres elles-mêmes auraient été heureuses d’avoir, le temps d’une visite, une compagnie un peu plus nombreuse que d’ordinaire
Je n’oublierai jamais ce jour où, il y a quelques années, me trouvant à la réception du splendide site archéologique de Mactaris (Makthar), deux fillettes, manifestement des écolières portant blouses bleues, ont demandé l’autorisation d’accéder au petit musée de ce site et au site lui-même. L’agent chargé de l’accueil leur a gentiment demandé de montrer leur carte d’identité scolaire. Elles ont tout aussi gentiment répondu qu’elles n’en avaient pas. Il leur a alors sereinement signifié qu’elles n’avaient pas le droit d’entrer. Et a fermé le guichet ! Je suis resté coi. Devinant ma surprise et ma désapprobation, l’agent m’a informé que c’était le règlement. J’étais pourtant l’unique visiteur à me présenter ce jour-là et même les pierres auraient été heureuses d’avoir, le temps d’une visite, une compagnie un peu plus nombreuse que d’ordinaire. Muni de ma carte professionnelle, moi le journaliste, j’ai pu accéder sans encombre au site en vertu du même règlement qui m’exonérait des droits d’entrée.
D’autres temps, d’autres lieux. Fin août dernier, je me présente avec un groupe d’amis étrangers au guichet du site dit « le Tophet », à Carthage. Mes amis s’acquittent des droits d’entrée, 12 dinars chacun, le billet donnant le droit de visite des autres sites et du musée de Carthage. Pas cher payé, surtout comparativement aux autres pays. Les nationaux et résidents étrangers payent, eux, trois dinars de moins. Me concernant, je me suis contenté de présenter ma carte professionnelle. « Demi-tarif », me suis-je entendu dire. J’écarquille les yeux : « Il y a encore quelques semaines, j’entrais gratuitement. » « Cela a changé. Désormais, journalistes, étudiants, écoliers et tout enfant doivent s’acquitter d’un demi-tarif. Ce sont les nouvelles dispositions. »
La moitié de 9 dinars, c’est quatre dinars et demi. Ce n’est pas ruineux, encore que, pour une famille de deux adultes et deux enfants, la visite coûterait 27 dinars. Et l’enfant, doté par ses parents de quatre dinars et demi pour aller seul au musée, aura la tentation, en cours de route, d’investir cette somme dans des choses plus « plaisantes ».
Inciter les citoyens à découvrir les richesses enfermées derrière les portes et les clôtures, à en prendre soin et à en tirer profit de toutes les manières possibles
Revenons aux journalistes. Je sais que, hélas, en dehors de ceux qui se sont spécialisés dans les choses du patrimoine et de très rares autres, ils ne « perdent » pas leur temps dans ce genre de découvertes. Et j’ai toujours préconisé qu’on les sensibilise à l’enjeu que représente le patrimoine à tous points de vue (culture, loisirs, économie, etc.) pour les amener, à leur tour, à inciter les citoyens à découvrir les richesses enfermées derrière les portes et les clôtures, à en prendre soin et à en tirer profit de toutes les manières possibles. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux sur tout ce qui se fait à l’étranger dans ce domaine pour deviner tout le potentiel chez nous gelé, pour ne pas dire gaspillé.
Après les années de vaches maigres consécutives, successivement, aux attentats terroristes perpétrés au cours de la décennie précédente et de la pandémie de Covid 19, au point qu’elle a vu sa très florissante trésorerie mise à rude épreuve, avec des recettes provenant de la billetterie qui s’asséchaient à vue d’œil, ce qui l’a conduite à être prise en charge, pour ses dépenses courantes, par le ministère des Finances, l’Amvppc a connu une embellie avec la reprise, ces dernières saisons, de la dynamique touristique. Le ministère de la Culture, autorité de tutelle de l’Agence, aurait-il décidé d’améliorer les performances financières de cet organisme en faisant ce qu’il aurait considéré comme une « chasse au gaspi » en restreignant drastiquement les gratuités ? Il est bien entendu trop tôt pour en juger, mais, vu les considérations évoquées plus haut, il y a fort à parier que les bénéfices qui seront tirés de cette opération seront plutôt insignifiants.
Les décideurs seraient bien inspirés de reconsidérer ces nouvelles dispositions. Et même de renverser la vapeur en mettant au point une stratégie pour s’ouvrir plus largement sur les médias et sur le monde de l’éducation. Les bénéfices en seront doubles : matériels et culturels.