Chaque année, en automne, et pendant plus de 15 ans, je secondais Mustapha Okby, fondateur et directeur de l’Acropolium, dans la direction de l’Octobre musical de Carthage qui a fait les beaux jours de la musique classique.
Nous rencontrions et programmions des formations musicales de différents pays, principalement européens.
Tous les musiciens arrivaient avec leurs instruments, sauf les pianistes, pour des raisons évidentes. Ils avaient à leur disposition un Yamaha bien entretenu, offert par l’ambassade du Japon et abandonné sur les lieux à la fermeture de la Cathédrale (qu’est-il devenu ce piano, où a-t-il atterri ?)
A quelques jours de l’ouverture de chaque session, on faisait appel à Hamadi Zouari, l’un des plus anciens facteurs de piano, non voyant, l’homme est affable, peu bavard, il n’épargnait pas de temps ni d’efforts pour former un ou deux nouveaux venus au métier (pas beaucoup, pas assez, disait-il).
Plus tard, il a été remplacé par une jeune fille, issue du Conservatoire de Tunis, dynamique, curieuse et passionnée par son métier : Hana Smati, à qui j’ai consacré un article étoffé. Elle avait l’ambition de monter un atelier de réparation et d’accordage de piano ; écrasée par les exigences de l’administration, fatiguée, déçue, elle est partie travailler et perfectionner ses connaissances en Europe dans des ateliers des marques de prestige, les Steinway and Son’s, les Kawaï ou les Bösendorfer.
Il y a trois ans, dans le cadre des activités de la Fondation Hasdrubal, on préparait un concert de musique classique avec de grosses pointures, — Patrice Fontanarosa, Roland Pidoux, Laurent Jost —; j’ai croisé dans l’Hasdrubal Hall l’accordeur du piano, présentation et conversation, on s’est promis de nous revoir pour un éventuel entretien. Le temps a glissé et… il y a un peu plus d’une semaine, lors d’un concert de sortie de résidence, organisé par la même Fondation, on se rencontre de nouveau dans les mêmes lieux.
Karim Chamli est jeune, natif de Ksar Helal où il a étudié le piano chez Fethi Lâdhari au conservatoire privé (qui n’existe plus, hélas !), il m’apprend que Hamadi Zouari est décédé depuis 6 ou 7 mois, qu’il a beaucoup appris de lui, il lui sait gré, aussi, de l’avoir encouragé.
Comment-est-il venu à l’accordage de piano ?
Dans un hôtel de la région, Karim fait la connaissance d’une fille allemande dont le père est retraité d’une usine d’instruments de musique. Avec lui, la carrière du jeune homme prend son départ, son destin fut changé.
D’Allemagne, le beau-père lui ramène les outils, clés d’accord, bande de feutre, les pièces de rechange … qu’il n’utilisait plus. Entreprenant, adroit et doué, dans son village, Karim ouvre un atelier de réparation de vieux TSF, de magnétophones et autres appareils «analogiques ». Et affronte son travail d’accordeur avec la volonté du jeune qui en veut à la vie, affinant son savoir-faire, en même temps que son ouïe pour ajuster la tension des 220 cordes notes, manipuler les chevilles, régler la justesse de l’intonation, scruter la dilatation des cordes et la qualité du feutre… dans le but de rendre au piano sa mémoire (les pulsations de son cœur, disait Hamadi).
Karim développe ses réseaux dans le monde musical en Tunisie, on fait appel à ses services de partout, il se fait un nom, son carnet de rendez-vous est chargé. A la question du nombre de techniciens accordeurs en exercice, je fus étonné, abasourdi d’apprendre qu’il en existe deux ou trois, pas plus. Y a-t-il assez de travail ? Au jour d’aujourd’hui, je ne peux accorder un rendez-vous avant trois mois, répond-il.
A la lumière de ses réponses renversantes, m’est revenue la question que j’avais posée près de vingt ans en arrière à Hana Smati : pourquoi le ministère des Affaires culturelles ne mettrait-il pas en place un atelier, une dépendance du Conservatoire pour l’apprentissage des techniques de ce métier ?