Il est inévitable d’ouvrir d’urgence une enquête pour délimiter les responsabilités, surtout que l’on parle de l’émergence d’une « mafia religieuse »…
Cinquante-trois décès et des centaines de disparus auraient été enregistrés, jusqu’à présent, parmi nos onze mille pèlerins. Bien évidemment, à bien y voir, ce chiffre pourrait paraître insignifiant par rapport au nombre qu’on dit très élevé des victimes déplorées au sein d’autres délégations, telles que celle de l’Égypte qui a, à elle seule, totalisé 658 décès (bilan provisoire).
Mais il est certain que l’édition 2024 du Hadj n’a pas fait que des heureux. Oui, des malheureux, il y en a eu, et leur nombre risquerait, selon des sources dignes de foi, de s’avérer «d’une ampleur sans précédent» dans la longue histoire de nos pèlerinages à La Mecque.
Livrés à eux-mêmes
En effet, la Toile a été, ces jours-ci, à proprement parler inondée par une vague de posts et de vidéos relatant, avec parfois des détails à vous couper le souffle, les ennuis et aventures vécus par nos pèlerins, à travers notamment des cas de personnes portées disparues. « Les plus chanceux d’entre eux ont été retrouvés, qui alités dans un hôpital, qui abandonnés au bord de la route, qui encore récupérés in extremis par des secouristes», indique sur place le journaliste tunisien Sadok Grouz qui dénonce « un dysfonctionnement anormal et une absence de coordination fatale entre les différents services mobilisés par le ministère des Affaires religieuses pour assurer la prise en charge et l’encadrement des pèlerins durant toutes les étapes du rite.»
Et, ébranlé par ce qu’il a vu sur le terrain, M. Grouz, le flair journalistique aidant, a pris l’initiative de collecter ça et là les noms des hadjs portés disparus, avant de rendre publics ses deux numéros de téléphone saoudiens pour le contacter en cas de besoin.
Un élan de solidarité s’est également manifesté chez plusieurs membres de la communauté tunisienne vivant dans le Royaume saoudien qui, via Facebook et les réseaux sociaux, n’ont pas hésité à mettre la main à la pâte, en sillonnant à bord de leurs véhicules les rues, centres et stations de bus, qui pour aider un hadj en difficulté, qui pour faire le tour des hôpitaux et commissariats de police à la recherche de concitoyens dont on n’a plus de nouvelles, ou livrés à eux-mêmes.
Et puis, cette douloureuse histoire de «Am Nader Daoues» de Hammam-Sousse retrouvé mort dans un centre d’accueil, après s’être égaré pendant plusieurs jours.
Inconsolable, mais aussi furieuse, sa famille publia sur Facebook la lettre d’adieu que le défunt a écrite et laissée avant sa mort et dans laquelle il a raconté son calvaire et demandé désespérément secours.
Mais ce n’est pas fini, puisque même la plus âgée de nos pèlerins, en l’occurrence Regaya Lahkimi (104 ans) de Remada (gouvernorat de Tataouine) a eu sa part de mauvais traitement, à en croire les nouvelles nous parvenant des Lieux Saints qui assurent qu’on l’a logée dans le pavillon le plus éloigné de la porte d’entrée principale du centre d’hébergement !
Canicule record
A tous ces malheurs, le climat est venu, non pas en sapeur-pompier, mais en deverseur d’huile sur le feu.En effet, la vague de chaleurs traversant le Royaume a été si torride (températures dépassant aisément le seuil de 50 degrés à l’ombre) qu’elle a, rapportent des médias locaux, pulvérisé le record de l’année dernière.
Pour le chef de notre délégation médicale, Hamadi Soussi « La canicule exceptionnelle a, le plus naturellement du monde, causé des décès parmi la frange de nos vieux pèlerins, particulièrement lors de l’accomplissement du plus ardu du rite, à savoir celui de Mouzdalifa».
A la tête d’un convoi d’équipes médicales composées de 80 cadres et infirmiers, toutes spécialités confondues, M. Soussi souligne : « Nous avons tout fait pour être au service de nos pèlerins, 24 heures sur 24.
Mais, croyez-moi, avec cette chaleur étouffante, même les jeunes ne peuvent y résister.
C’est pourquoi d’ailleurs, les autorités saoudiennes ont, à titre préventif, interdit la circulation piétonne de 11 heures à 16 heures. Les plus imprudents (combien de Tunisiens parmi eux ?) l’ont sans doute payé cher.
D’où des centaines de décès annoncés à La Mecque, victimes d’un soleil de plomb et de soif, outre le niveau élevé du degré d’humidité».
Qui croire ?
Maintenant, la question lancinante :qui blâmer ? Rendant l’ascenseur à tous ceux qui l’ont pointé du doigt, une source du ministère des Affaires religieuses affirme que «toutes les mesures préventives qui s’imposent ont été prises, bien avant le départ, fin mai, du premier contingent de nos pèlerins à Jeddah, et que le plan des préparatifs a été activé depuis le mois de février dernier, soit au lendemain de l’audience accordée par le Chef de l’Etat au ministre des AR». Et notre interlocuteur de conclure, sur l’offensive : « La totalité des problèmes survenus cette année sont causés par trois facteurs : la canicule, le laxisme de la SNR (société nationale des résidences, autre partie prenante du pèlerinage) ainsi que les agences de voyages qui ont délivré aux candidats au Hadj des visas touristiques, soit en violation de la loi ».
Pour Ali Youcefi, guide des hajijs à la SNR, la faute incombe plutôt au ministère des Affaires religieuses qui a, cette fois, considérablement réduit notre effectif à 160 encadreurs, alors que par le passé, notre société qui avait le monopole du marché a, des décennies durant, fait preuve d’un savoir-faire et d’un professionnalisme sans pareils. Au point de n’avoir jamais enregistré un bilan aussi dramatique que celui de cette année 2024 ».
Mafia religieuse ?
Au milieu de ce décor lugubre, des citoyens lambda appréhendent la question sous un angle plus grave. «Je me demande, rouspète Mohamed Hamed, comment des gens vont au pèlerinage, munis d’un visa touristique.
Qui et comment le leur a-t-on délivré ? Comment acceptent-ils si bêtement un tel saut dans l’inconnu ? Et puis, comment des hadjs malades recensés parmi les décès ont-ils bénéficié, avant le départ à La Mecque, de l’aval de leur dossier médical ? » Quant à Naoufel Drira, il préfère faire le procès des agences de voyages qui, d’après ses dires, mettent à profit ce genre d’événement pour vendre abusivement des visas illégaux, s’enrichissant ainsi sur le dos du pauvre citoyen auquel, comble de malhonnêteté, elles promettent monts et merveilles, avant de s’apercevoir, une fois sur place, qu’il a été piégé et escroqué.
Ferid Sakka, banquier de son état, va plus loin pour évoquer l’existence d’une véritable mafia religieuse qui règne sur les marchés de la Omra et du pèlerinage, par réseaux et agences de voyages interposés.
Contacté par La Presse, le vice-président de la Ftav (Fédération tunisienne des agences de voyages) Sami Ben Saidene s’est empressé de balayer ces accusations.
« Écoutez, lance-t-il, à l’heure où Facebook et les réseaux sociaux font comme bon leur semble, il est tout à fait normal qu’on s’amuse à tirer à boulets rouges sur notre fédération.
Or, et sans prétendre faire l’avocat de nos neuf cent affiliés, je peux vous assurer que tout ce qui a été dit à notre encontre est complètement faux et injustifié. La preuve est qu’à ce jour, aucune, absolument aucune réclamation ne nous est parvenue.
Mais, en cas de plainte déposée, nous enquêterions profondément là-dessus».
Si le moindre soupçon est retenu et matériellement confirmé, l’agence de voyages incriminée sera automatiquement radiée à vie et, par voie de conséquence, ne sera plus reconnue par l’Ontt. M. Ben Saidene, vieux routier du secteur depuis 1998, souligne, par ailleurs les bons rapports qu’entretient la fédération avec le ministère des Affaires religieuses et qui devront gagner en solidité en vue de garantir davantage d’efficience et de transparence aux rites du Hadj et de la Omra.