Accueil Culture Chemins de l’herméneutique : Schleiermacher, le fondateur

Chemins de l’herméneutique : Schleiermacher, le fondateur

La crise ouverte en Occident autour de l’exégèse de la Bible donne lieu à l’émergence, puis à l’essor, d’une pensée désacralisée qui ne craint plus de considérer le texte de l’Ecriture sainte comme une production humaine à caractère poétique et religieuse —mais aussi politique— et qui en commente le contenu en tant que tel. C’est une tendance intellectuelle assez dominante, mais qui n’est pas la seule, loin de là. Et, faut-il ajouter, qui n’est pas sans réplique significative.
En 1799, paraît en Allemagne un livre dont le titre est un peu long mais très éloquent de ce point de vue : Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés. Son auteur s’appelle Friedrich Schleiermacher. Il est pasteur protestant puis professeur de théologie à Berlin ! Il est aussi reconnu comme le fondateur de l’herméneutique moderne.

Pour saisir la pertinence de la voie qu’il ouvre, et qui aura des retombées considérables sur le destin de la vie intellectuelle européenne bien au-delà des cercles de la réflexion théologique, il faut faire un petit retour en arrière en direction de deux courants de pensée, qui ont d’ailleurs marqué la jeunesse de Schleiermacher. Le premier de ces courants est le piétisme. Il s’agit d’un courant religieux de type protestant fondé à la fin du 17e siècle et qui se distingue par son rejet des «observances subalternes», ou en tout cas de la croyance qu’en ces dernières pourrait être placé le salut de l’âme. Car le salut réside bien plutôt dans une proximité avec Dieu, au quotidien, affirment les piétistes. Une des illustrations religieuses de ce courant, ce sont les Frères Moraves, dont la vocation déclarée est de mener une vie simple au service de Dieu et d’autrui.

Une autre illustration, philosophique, est celle que l’on trouve dans la bouche du Vicaire Savoyard, dans l’Emile de Rousseau : la religion du cœur opposée à la religion de l’Eglise et de ses dogmes.
Le second courant de pensée est le romantisme. Ses représentants sont des écrivains et des musiciens, mais aussi des philosophes, dont la figure la plus emblématique est sans doute Schelling, avec son intuition centrale d’un Esprit universel qui traverse les êtres de la «Nature» avec un grand N. Schleiermacher, qui a fait d’abord ses études auprès des Frères Moraves, fréquente ensuite un cercle intellectuel où l’on trouve des personnages comme Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck. Ces gens sont rassemblés autour du credo romantique ainsi que d’une publication littéraire – l’Athenaum.

Or ce sont en général des «esprits libres», assez éloignés de toute forme de croyance religieuse institutionnalisée. L’activité littéraire consiste chez eux, pour une grande part, en des travaux de traduction. Schlegel produit une traduction très remarquée de Shakespeare, tandis que Tieck en propose une de Don Quichotte… Schleiermacher s’engagera pour sa part dans une traduction de Platon. Le but du jeu, pour ainsi dire, est de retrouver le germe vivant du texte original et de le restituer dans son jaillissement, par-delà la frontière des langues. C’est une approche qualifiée de «divinatrice» !

Nouveautés

En tant que jeune pasteur et en tant que théologien, Schleiermacher se démarquera par la suite du romantisme, mais il en gardera deux choses essentielles : la défiance à l’égard de toute religion instituée, en laquelle il continuera de voir le risque d’une «dégradation» du sentiment religieux et à laquelle il préférera le sens de la « dépendance du fini à l’égard de l’infini » et, d’autre part, l’approche «divinatrice» telle que thématisée et pratiquée dans l’approche romantique du travail de traduction. Cet héritage marquera profondément sa pensée lorsque, devenu professeur de théologie à Halle, puis à Berlin, il consacrera ses cours à l’herméneutique en restant proche de la Bible. Le retour au texte de l’Ecriture —qu’il envisagera en tant que croyant et pas seulement en tant que savant— se fera sous ce double signe d’une religiosité affranchie de l’institutionnel et d’une recherche du sens, ou du renouvellement du sens.

Telle est la voie —germanique— à partir de laquelle prend forme l’herméneutique moderne sous le commandement de Schleiermacher : un pasteur et un théologien, disions-nous, même s’il est passé par la fréquentation des philosophes, et par l’épreuve du doute religieux aussi, devons nous préciser ! Or sur quel horizon cette voie ouvre-t-elle ? D’abord, sur un élargissement de l’approche herméneutique quant à son objet. Jusqu’à Schleiermacher, l’interprétation des textes se faisait selon des règles techniques qui variaient d’une discipline à une autre. On ne pratiquait pas l’herméneutique de la même manière selon qu’on s’occupait de textes de droit, de textes littéraires ou d’écriture sacrée. Désormais, l’approche est unifiée. Ce qui veut dire par la même occasion qu’il n’y a plus de séparation entre herméneutique profane et herméneutique religieuse quant à la méthode de recherche du sens.

Cette option a pu être favorisée par le fait que Schleiermacher menait de front, un moment, la tache de traduction des dialogues de Platon et celle de l’interprétation des textes bibliques dans le cadre de ses cours. En réalité, c’est plutôt parce que sa conception de l’herméneutique était dès le départ une conception unifiée et unifiante que ce travail conjoint a pu se dérouler chez lui en toute harmonie.
Une autre nouveauté essentielle est le rapprochement entre herméneutique et anthropologie. Car l’interprétation devient rencontre vivante d’un auteur par son lecteur-interprète. Il ne s’agit plus de demeurer dans une position de prudente réserve à l’égard du texte. L’interprétation grammaticale —ou objective— qui se concentre sur l’élément linguistique et qui requiert une compétence philologique, est contrebalancée par un autre moment, psychologique, qui est le moment central de l’acte d’interprétation. Et c’est en ce point précis que l’herméneutique rejoint le génie romantique de la traduction, en tant que reproduction de l’intelligence créatrice de l’auteur au moment de sa création.

Pourquoi parlons-nous cependant d’anthropologie, alors qu’il semble qu’il ne soit question de connaître ici que telle ou telle individualité particulière ? Parce que la conception romantique, avec laquelle Schleiermacher ne rompt pas, fait coïncider psychologie et anthropologie. En ce sens que ce que je découvre en l’autre comme génie créateur à travers son œuvre n’est jamais qu’un aspect de moi-même, de mon ego, qui se révèle à moi à l’occasion du travail d’interprétation. Et que, dans le même temps, cette découverte de moi est une découverte de l’humanité, dans toute l’étendue de son universalité, telle qu’elle se trouve contenue en puissance en moi. Chaque individu, écrit Schleiermacher dans ses Monologues, est un «exposant» qui exprime l’humanité toute entière, mais à sa manière.

La dimension critique

Il est clair que l’herméneutique met dans ces conditions l’accent sur la génialité de l’individu : celle de l’auteur, mais aussi celle de l’interprète. Dans la mesure où l’interprétation amène chacun des deux protagonistes à faire résonner en soi tout l’horizon de l’humanité et à s’y identifier. C’est ce qui résulte de la conception selon laquelle toute interprétation d’un texte, d’une œuvre, est dans le même temps interprétation de soi. Dans le prisme de l’herméneutique, l’autre est mon miroir ! Un miroir qui révèle en moi une facette nouvelle, mais un miroir. Or cette expérience porte en elle, implicitement, la multiplicité infinie de ses occurrences : donc la diversité des manifestations de l’humanité.

Cette rencontre à dimension anthropologique ne manque pourtant pas de revêtir une fonction critique. Car c’est par cette sorte de connaissance intime de l’auteur que l’interprète va se donner maintenant la possibilité et la capacité de débusquer tout ajout apocryphe dans le texte, toute altération qui, dirait-on dans un langage courant, ne «ressemble» pas à son auteur. Tout se passe comme si l’interprète s’appropriait la flamme de l’auteur dans le travail de création et que, fort de cela, il se donnait le «pouvoir» —au sens quasi juridique du terme— de décider de ce qui porte sa marque, sa signature, et de ce qui ne la porte pas.

Signalons pour finir une étrangeté, à savoir que Friedrich Schleiermacher n’a laissé aucun ouvrage consacré spécifiquement à l’herméneutique. Les écrits sur ce thème proviennent de deux conférences prononcées à l’Académie de Berlin en 1829, auxquels s’ajoutent les textes de ses cours. Mais l’édition d’un livre portant le titre d’Herméneutique survient après sa mort : ce texte rassemble différents écrits épars, dont les cours. Cela dit, son Discours sur la Religion et ses Monologues renseignent amplement sur le cheminement philosophique qui le fait accéder au statut de fondateur de l’herméneutique moderne, ainsi que nous l’avons brièvement montré.

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