De retour en Tunisie après avoir passé 20 ans dans le groupe énergétique Total en France, où il a participé et piloté plusieurs projets internationaux, Mejdi Kilani s’est lancé dans l’énergie solaire photovoltaïque en injectant plus de 15 milliards dans le projet Shams. Partant d’une idée et d’une feuille blanche en 2011, Shams, qui a fait ses preuves à l’international, rencontre, aujourd’hui, des barrières d’accès à de grands projets. Kilani n’a pas mâché ses mots pour lever le voile sur la situation actuelle du secteur, afin de toucher l’origine du problème et de trouver les solutions convenables pour redresser la barre et rendre au secteur sa valeur réelle. Interview.
Après une longue expérience dans le groupe Total en France, vous avez décidé de retourner en Tunisie et d’investir dans le secteur énergétique. Pourquoi l’énergie solaire ?
Nous sommes tous d’accord sur le fait que l’industrie, qui est le deuxième secteur consommateur d’énergie finale en Tunisie, est fortement dépendante des énergies fossiles, dont l’utilisation génère directement et inévitablement des émissions de gaz à effet de serre (GES). A cet effet, l’efficacité énergétique constitue une piste pour réduire la consommation d’énergie de l’industrie tunisienne. Partant de ce constat, le projet Shams, qui s’articule autour de trois sociétés (Shams Technology, société industrielle de production de panneaux photovoltaïques, Shams Energy Access, société d’étude, de réalisation, de maintenance et d’exploitation de systèmes de production de l’électricité à partir de l’énergie solaire photovoltaïque et Centrale Shams Fériana, société de projet de centrale solaire photovoltaïque d’une capacité de 10 MWC pour la production et la vente de l’électricité à la Steg), se lance dans la production de l’énergie solaire, qui est devenue la source d’énergie renouvelable la plus utilisée dans le monde. Propres et non polluantes, les solutions solaires offertes sont respectueuses de l’environnement, ne génèrent pas de gaz à effet de serre et garantissent un retour sur l’investissement après quelques années. Autre axe stratégique de première importance pour notre groupe : vu le réchauffement climatique et l’augmentation continue du prix de la facture de la Steg, il est devenu nécessaire de s’orienter vers une énergie propre et inépuisable pour protéger l’environnement. Pourquoi subir cette augmentation alors qu’on peut devenir autonome et économique ? C’est, en fait, le défi que le projet Shams compte relever.
Mis à part le solaire, comment évaluez-vous la situation du secteur de l’énergie en Tunisie ?
Il est, tout d’abord, important de souligner que l’énergie est vitale pour toutes les économies du monde et que tous les budgets se font par rapport à la cotation du baril, puisque les fluctuations significatives du prix baril impactent directement la croissance ou la récession des économies. En outre, les guerres ont pour la plupart du temps comme origine l’énergie. Elles se font plus dans des pays qui disposent de ressources énergétiques fossiles pétrolières et/ou gazières. A cet égard, l’énergie est non seulement stratégique, mais elle est aussi vitale et elle pondère l’économie mondiale. Pour la transition énergétique, le tournant amorcé par l’Allemagne et le Japon au début des années 2000 est justifié par la volonté de la décarbonisation de notre atmosphère au vu des enjeux et risques climatiques en cours et constatés après l’ère de la révolution industrielle. Pour la Tunisie, notre pays vit, actuellement, la révolution de la transition énergétique qui implique la diversification des sources d’énergies en augmentant significativement la part des énergies renouvelables et en diminuant celle des énergies fossiles. Donc, tous les acteurs institutionnels et économiques sont concernés par cette transition en utilisant efficacement les ressources énergétiques disponibles et en luttant fermement contre la précarité énergétique. L’idée est de débattre la question suivante : comment serait-il possible de concilier entre l’ambition d’atteindre un niveau de consommation raisonnable et l’impératif d’obtenir notre indépendance énergétique ? Cela exige la mise en place d’un mécanisme de coordination entre l’ensemble des acteurs concernés. L’autre volet de la transition énergétique qui mérite un réexamen profond est celui des mutations qui affectent l’écosystème lié à tout modèle énergétique. A vrai dire, cette transition énergétique impose inéluctablement le passage d’un système centralisé où l’énergie est produite en grande partie par un nombre réduit d’entreprises de taille grande (notamment étrangères) à un mode dual intégrant un plus grand nombre de producteurs (notamment locaux). Dans ce cadre, la Tunisie a initié, depuis 2010, un plan solaire afin de répondre aux enjeux climatiques et aussi permettre la réduction de son déficit énergétique causé par la forte diminution de sa production pétrolière.
Dix ans après, sommes-nous sur la bonne voie ?
La plupart des pays développés, particulièrement en Europe et en Asie, sont dans une logique de remplacement des capacités et/ou centrales existantes (principalement Nucléaire, Charbon et dépendance du pétrole) par de nouvelles énergies renouvelables. Mais pour la Tunisie, elle est dans la recherche de création de nouvelles capacités et/ou sources d’énergies plutôt renouvelables afin de pallier le déficit issu de la réduction de la production pétrolière locale et la dépendance de plus en plus forte en approvisionnement étranger qui affecte à plus de 50% le déficit de sa balance commerciale.
Face à cette situation, quels sont, selon vous, les enjeux majeurs de la transition énergétique ?
Pour la Tunisie, la transition énergétique est un défi de taille, puisqu’il s’agit de diminuer son énorme déficit en diversifiant ses ressources énergétiques par l’augmentation de la part de production des énergies renouvelables, qui sont particulièrement abondantes dans son territoire. Le Plan solaire tunisien, qui a été renforcé par un cadre règlementaire élaboré progressivement les dernières années, connaît des avancées significatives pour amorcer le virage vers le mix énergétique. D’ailleurs, le dernier renforcement du cadre réglementaire en date est le décret 105-2020 du 25 février 2020 qui permet aux collectivités locales et aux sociétés publiques ou privées qui opèrent dans les secteurs de l’Industrie, des services ou de l’agriculture, de former une société de projet d’autoproduction, dont l’objet est la production et la vente de l’électricité à partir des énergies renouvelables. Ladite démarche prend en compte la production de l’énergie électrique à partir des énergies renouvelables mais ne prend pas en compte l’intégration de la chaîne de valeur à forte valeur ajoutée pour favoriser la mise en place de services et d’industries locaux pour la construction de centrales solaires et éoliennes. Les projets actuels, qui sont attribués à fin 2019 (500 MWC en concession et 134 MWC dans le cadre des autorisations soit plus de 500 millions d’euros d’investissement), vont se faire avec plus de 95% avec des services et produits importés. La vente à la Steg de l’électricité produite à partir des énergies renouvelables (vent et soleil qui sont des éléments naturels dont bénéficie abondamment la Tunisie) va aussi se faire en devises étrangères, à l’heure où la Tunisie est capable, à travers ses compétences, d’intégrer une bonne partie desdits projets en services et équipements. Donc, le positionnement actuel de la Tunisie est plus celui d’un consommateur passif qui cherche à produire son énergie par des services et des produits totalement importés sans trop se soucier du comment construire et disposer soi-même d’un savoir-faire sur au moins des parties de la chaîne de valeur particulièrement celle du solaire photovoltaïque.
Est-ce que vous pouvez développer davantage ce dernier point ?
Malheureusement, notre pays a encore une fois fait le choix de la consommation et l’exclusion en amont de ses nouvelles sociétés et compétences qui essayent d’immerger dans le secteur des énergies renouvelables. Elle offre uniquement une place de sous-traitance aux sociétés tunisiennes bien établies dans les domaines de l’électricité et du génie civil. Le fait de ne pas faire participer directement et faire grandir les entreprises tunisiennes dans le secteur des énergies renouvelables présente non seulement un manque à gagner dans la contribution au niveau de la chaîne de valeur pour la réalisation des projets énergétiques, mais aussi un sous-emploi des jeunes diplômés dans cette même chaîne de valeur. Il faut savoir que dans sa phase d’exploitation, une centrale solaire ou éolienne pourrait être totalement pilotée à distance. Les emplois directs et la réelle valeur ajoutée se trouvent dans la chaîne de valeur pour la fabrication des équipements et celle de conception et de réalisation desdits projets. Donc, sans cette prise de participation effective et opérationnelle dans ladite chaîne de valeur, nous serons dans une position de simples consommateurs sans réelle valeur ajoutée, et c’est exactement ce qui se passe, aujourd’hui, malheureusement. C’est une situation qui pourrait s’avérer extrêmement dangereuse dans le contexte spécifique de la transition énergétique et les exemples ne manquent pas; les centrales photovoltaïques de Tozeur (Tozeur 1 et Tozeur 2), qui seront en mesure de produire 36 GW par an d’électricité et couvrir les besoins de 18.000 clients, soit le tiers des besoins du gouvernorat de Tozeur, sont des projets tunisiens mais qui se font avec des équipements étrangers et par des opérateurs étrangers. A ce niveau-là, on constate des barrières d’accès à ce type de projets, qui sont principalement érigées par les bailleurs de fonds internationaux. Cette politique ne pourrait pas faire rêver les jeunes qui sortent des universités et ne résorbera pas le chômage des jeunes diplômés. La majeure partie de ces jeunes continueront à chômer ou à défaut rejoindront les pays développés qui auront intégré la chaîne de valeur dans les secteurs des énergies ou autres. C’est pourquoi il est plus que jamais temps d’intégrer le contenu local comme celui d’encourager les industriels locaux qui sont spécialisés dans la fabrication des panneaux solaires au lieu de baisser les droits de douane sur l’importation des panneaux solaires en provenance d’Asie…Un pays comme la Turquie a suivi une voie inverse en imposant aux bailleurs de fonds la promotion obligatoire de sa propre industrie. A cet égard, nous devons obligatoirement mettre du contenu local, sinon c’est la qualité du made in Tunisia qui sera touchée.
Donc, que doit-on faire pour redresser la barre ?
A mon avis, la transition énergétique devrait non seulement permettre la production de l’énergie, mais aussi faire profiter le pays pour intégrer significativement la chaîne de valeur, et c’est d’ailleurs ce qui se fait dans plusieurs pays. Pour cela, il faut choisir entre être un consommateur passif ou bien un acteur actif non seulement par la production de l’énergie et sa consommation mais aussi en prenant part dans la chaîne de valeur industrielle, ainsi que la conception, la réalisation, l’exploitation et le financement des projets d’énergies renouvelables. Autrement dit, la mise en place d’une stratégie de transition énergétique et/ou le développement d’un plan solaire doit se faire à travers une vraie réflexion sur la chaîne de valeur et le positionnement des produits et services locaux tunisiens à savoir l’industrie photovoltaïque (fabrication des cellules, des panneaux photovoltaïques, des onduleurs, des transformateurs, des câbles, des structures porteuses…), l’ingénierie de conception et de construction des centrales solaires photovoltaïques (EPC : Engineering Procurement and Construction), l’ingénierie de financement des projets (Project Finance), l’exploitation et la maintenance (O&M : Operations and Maintenance), la production et la vente de l’électricité en Tunisie et ailleurs (IPP : independent power producer), le recyclage des équipements et des composants en fin de vie…
Sans cette prise de participation effective et opérationnelle dans ladite chaîne de valeur, nous serons dans une position de simples consommateurs sans réelle valeur ajoutée. Dans ce même cadre, nous rappelons aussi que la technologie du solaire photovoltaïque est accessible, d’où la présence d’industriels tunisiens depuis fin 2011, qui malheureusement souffrent du fait du manque de soutien dans les grands projets pour ne pas dire qu’il y a des barrières d’accès à ce type de projets pour les entreprises d’industries et de services tunisiennes.
Pour résumer, est-ce qu’on peut dire que notre économie est piégée par son secteur énergétique ?
Malgré son statut de pays à faible ou moyen revenu, la Tunisie était parvenue à mettre en place un cadre règlementaire solide en matière d’énergies renouvelables, comparable à celui de pays à revenu élevé. Donc, si elle ne dispose actuellement que d’une capacité de production limitée, le cadre législatif régissant le secteur énergétique devrait lui permettre de tirer le maximum de profit des projets d’énergie renouvelables et d’attirer davantage d’investissements. Donc, pour répondre à votre question, notre économie n’est pas piégée par son secteur énergétique malgré un diagnostic qui semble toujours inquiétant pour la simple raison : le secteur énergétique reste un puissant instrument de développement économique et la seule façon de bien préparer l’avenir et de répondre à l’enjeu du changement climatique, malgré qu’il soit toujours dominé par les grands groupes multinationaux. Mais si ce secteur est mal géré, tout va mal.