Malgré la chute des recettes qu’endurent les restaurants et les cafétérias, fixer une heure limite pour ces commerces ne semble point convaincre les Tunisiens. Les plus soucieux de la santé publique et les plus avisés sur le problème suggèrent des mesures plus cruciales et dont les résultats seraient, à leur sens, plus fiables.
L’annonce par le chef du gouvernement, le 13 mars 2020, de nouvelles mesures de précaution contre la prolifération du coronavirus et l’implication insistante des citoyens dans la lutte contre cette pandémie a traduit l’inquiétude et des responsables et du peuple quant à l’ampleur que risquerait de prendre cette menace réelle pour la santé publique.
Parmi lesdites mesures : plus de temps passé dans les cafétérias, dans les restaurants et dans les espaces de loisirs et de consommation les plus prisés par les Tunisiens, toutes catégories sociales et tous âges confondus, au-delà de 16h00 ! Les discothèques ne seront plus ouvertes, désormais, jusqu’à nouvel ordre ! Des décisions qu’imposent la situation pandémique mondiale et celle, épidémique nationale et qui, du jour au lendemain, ont apporté aux habitudes quotidiennes des Tunisiens quelques modifications…
Prévenus quant à l’aspect plus que délicat de la situation, apeurés par le risque d’être contaminés, les Tunisiens se sont pliés aux consignes, conscients qu’ils sont de l’impératif de s’auto-protéger et de protéger autrui. Pour eux, le dicton « la santé d’abord » prime sur toute autre préoccupation, voire tout caprice.
Il est 11h30 en ce dimanche 15 mars 2020. Une matinée dominicale qui, et en dépit du beau temps, trahit un air de panique quoique dissimulé. Au Bardo tout comme à El Manar et à El Menzah 9, le mouvement semble de loin moins signifiant que d’accoutumée. Quelques citoyens ont pris soin de porter des masques anticontamination. D’autres ont choisi de porter des gants jetables alors que la plupart se comportent comme si de rien n’était…
Des mesures aux résultats non garantis !
Les cafés ont ouvert leurs portes pour accueillir leurs clientèles. Certains de ces espaces de convivialité par excellence regorgent de clients, venus en groupes pour siroter le premier sinon le deuxième café de la journée. D’autres cafés, par contre, semblent moins encombrés. Ilyès Hadded et Hamza Gharsallah sirotent des cafés servis dans des gobelets jetables dans l’une des cafétérias du Bardo.
«Nous avons mis du temps pour tomber enfin sur un café moins encombré. Franchement, je trouve que les Tunisiens exagèrent dans leur manière de s’acclimater à cette phase critique. Ils manquent de sens de responsabilité. D’ailleurs, leur avidité scandaleuse d’approvisionnement ainsi que leurs groupements dans les cafés dénotent d’un flagrant manque de vigilance », indique Hamza, âgé de 25 printemps.
Un avis que partage Elyès. Pour ce jeune homme, la plupart des Tunisiens se montrent nonchalants quant à la gravité de l’épidémie. « C’était le cas de l’Italie qui avait pris le virus à la légère, évitant, au début, de prendre des mesures préventives pour finir par parvenir à un scénario des plus catastrophiques ! Personnellement, poursuit Elyès, je trouve que les mesures annoncées avant-hier constituent des demi-mesures. Elles sont bien en deçà des exigences que nécessite la situation.
A mon humble avis, mieux vaut fermer les commerces facultatifs et imposer la mise en quarantaine pour tous, deux semaines durant, plutôt que de prendre des mesures dont les résultats ne seraient aucunement garantis ». Imposer la fermeture des restos, des cafés et des boites de nuit à partir de 16h00 ne réduirait, à son sens, aucunement la prolifération du virus vu que les habitués desdits espaces y ont accès durant la journée.
Pour Elyès, ne pas avoir accès aux cafés à partir de 16h00 émane d’un devoir national qui peut être compensé par un café soluble, préparé chez soi. Quant à Hamza qui a l’habitude, une à deux fois par mois, de faire la fête à l’instar de bon nombre de jeunes, se priver d’une soirée en discothèque ne relève aucunement de la mer à boire… «Nous devons être à la hauteur des exigences de la situation et coopérer ensemble pour minimiser au mieux la prolifération du virus», souligne Hamza, déterminé.
Les consignes sont indiscutables !
En franchissant le seuil de la cafétéria, Faouzia Gharbi, la propriétaire, occupe le comptoir, les mains protégées par des gants jetables. Depuis la veille, elle a commencé à se conformer au règlement. Elle a baissé les rideaux de son café à l’heure fixée par le gouvernement. «Nous devons nous soumettre à ces décisions car le problème relève de la santé publique et la santé passe avant tout ! Certes, notre pic d’activité coïncide, généralement, avec la fin de l’après-midi et le soir ; un pic qui nous assure des recettes satisfaisantes.
De ce fait, fermer à 16h00 nous prive de gagner de l’argent, comme c’était le cas hier, où nous n’avons gagné que 60dt. Cela dit, pour notre bien et pour le bien de tous, se conformer aux consignes à la lettre représente un devoir à assumer indiscutablement», insiste-t-elle, ferme. Portant des gants jetables, Faouzia a également pris soin d’acquérir une plus grande quantité de gobelets et de cuillerées jetables. «Hier, certains clients m’ont demandé de les servir dans des verres ou dans des tasses ; une demande que j’ai déclinée ! Il n’est pas question d’enfreindre les règles ! Ou ils acceptent d’être servis dans des gobelets ou qu’ils apportent leurs propres verres ! », ajoute-t-elle.
Stop aux espaces favorables aux rassemblements !
Dans un autre café situé au Bardo, Hamza Khemiri, 31 ans, occupe le poste de gérant et de serveur à la fois. Ce jeune homme vient de voir naître la prunelle de ses yeux il y a à peine une semaine ; un événement heureux qu’il ne savoure qu’à moitié. «J’ai peur d’approcher mon fils, de peur de le contaminer. Mon travail me met quotidiennement en danger.
Bien que je porte des gants jetables, que je garde une distance minimale d’un mètre avec tout client et tout interlocuteur et que je m’applique au nettoyage inlassable des tables et des chaises à l’eau de javel, la peur d’être contaminé me hante», avoue-t-il. Il considère, d’ailleurs, la fermeture à mi-temps des cafés, des restaurants et des boîtes de nuit comme une mesure illogique. « Il faut tout fermer le temps qu’il faut pour freiner l’épidémie. Il ne s’agit pas uniquement de cafés, de restos ou de boîtes de nuit mais de tous les espaces et les moyens à même de favoriser le rassemblement des citoyens.
Les Tunisiens doivent faire preuve de solidarité sociale comme c’était le cas durant les événements du 14 janvier 2011. Des comités de quartier peuvent voir le jour et aider les familles à s’approvisionner. Encore faut-il, insiste-t-il, rationnaliser nos approvisionnements afin que tout-un-chacun puisse avoir droit à la nourriture. Nous pouvons même nous contenter d’un seul plat de résistance pour la journée, comme durant ramadan, vu que nous ignorons jusqu’à quand risque de durer l’épidémie ».
Des clients par petits groupes
Hamza saisit l’occasion pour appeler à la fermeture de tout commerce ou moyen susceptible de favoriser la prolifération du virus. Pour les unités de vente des produits alimentaires ou autres produits vitaux, il suggère de procéder à la répartition des clients par petits groupes. «Pour les boulangers, par exemple, il convient de charger un agent pour autoriser les clients à entrer, à tour de rôle, par groupes de cinq personnes tout au plus. Ce serait aussi le cas pour les pâtisseries, les pharmacies, etc », propose-t-il. Ce jeune papa compte beaucoup sur la conscience des citoyens et la prise en considération des gestes préventifs. Il nous confie qu’il a célébré, la veille, le septième jour de la naissance de son bébé tout en se conformant aux consignes véhiculées par les spécialistes. «J’ai inscrit sur une feuille que j’ai collée à la porte de ma maison «Pas de bises !». J’ai servi le dîner dans des couverts jetables. Personne n’a eu le droit d’approcher mon fils. D’ailleurs, j’ai interdit à ma femme de montrer aux convives le trousseau du bébé. C’est dire qu’il est aisé de s’appliquer aux gestes qui sauvent et d’être regardant quant à sa santé et à celle de son entourage», souligne-t-il.
La sentence
Ibtissem a 32 ans. Elle vient d’ouvrir un restaurant spécial fast-food il y a à peine trois mois. Manifestement, la chance lui fait défaut. A peine le commerce lancé, elle se trouve dans l’obligation de fermer le resto à 16h00 pile ! «Comme dans tous les fast-foods au Bardo, c’est à partir de 18h00 que l’activité atteint son paroxysme. Mais face à l’épidémie du coronavirus, nous nous trouvons dans l’obligation de fermer avant même d’enregistrer les recettes quotidiennes », indique-t-elle, déçue.
Contrairement aux commerçants pré-interviewés, Ibtissem ne porte pas de gants. «Je suis chargée seulement de la caisse et non de servir ou de préparer les plats. Seul le pizzaiolo a le droit d’assurer ces tâches et il n’a pas à toucher à autre chose que la nourriture, pas même de recevoir de l’argent », précise-t-elle. Pas de gants mais aussi pas de couverts jetables bien que la carte du menu affiche, bel et bien, la disponibilité des plats ! «Depuis hier, les contrôleurs d’hygiène font le tour des cafés, des salons de thé et des restaurants pour vérifier l’application infaillible des règles spécifiques à l’épidémie.
Ils m’ont demandé de remplacer les assiettes et les couverts par d’autres, jetables. Or, mon commerce se limite, essentiellement, aux sandwichs et aux pizzas. Si je devrais utiliser des couverts et des assiettes en plastique, je serais amenée à exiger leurs prix ce qui déplaira forcément aux clients », indique-t-elle, perplexe. Et d’ajouter que le prix d’un couvert en plastique excède celui d’un gobelet, ce qui embarrasserait les clients et pourrait même les dissuader de passer des commandes dans son resto.
Ibtissem semble inquiète quant à la pérennité de son projet à cause des mesures de précaution contre le coronavirus. «Hier, j’ai dû fermer avant même de commencer à travailler. Comme vous voyez, il n’y a pas de clients à l’exception d’une dame qui a commandé un sandwich. Franchement, si cela continue, pense-t-elle à voix haute, le regard hagard, je serais obligée de fermer le temps que l’épidémie soit passée. Cela me coûterait moins cher que d’acheter des produits qui risquent fort d’être périmés, et de payer les factures relatives à l’électricité et à l’eau sans pour autant gagner de l’argent».
Manifestement, les mesures préventives d’une riposte bien justifiée s’annoncent rudes pour certains commerçants. Soit ! Préserver des vies et conjuguer les efforts pour freiner ce fléau imprévisible et dévastateur — car hyper contaminant — représentent un passage obligé. Reste à savoir trouver le juste équilibre entre l’atténuation du sentiment de panique et d’insécurité, d’une part, et se conformer infailliblement aux consignes préventives, de l’autre.