Accueil Culture Mourad Ben Cheikh, réalisateur et scénariste, à La Presse : «Appel pour la régulation du secteur télévisuel en Tunisie»

Mourad Ben Cheikh, réalisateur et scénariste, à La Presse : «Appel pour la régulation du secteur télévisuel en Tunisie»

Le réalisateur Mourad Ben Cheikh vient de lancer un «Appel pour la régulation du secteur télévisuel en Tunisie». Dans cet entretien, il nous explique les raisons de cette «sonnette d’alarme» où la Haica a un grand rôle à jouer.

Vous venez de lancer un appel pour la régulation du secteur télévisuel en Tunisie où vous parlez d’arnaques et d’injustices. Expliquez-nous la situation.

Chaque programmation ramadanesque porte son lot d’arnaques et d’injustices. La plupart des téléspectateurs ignorent que les productions suivantes ont eu des problèmes financiers entre producteurs et diffuseurs : «Il Risk» (Hannibal TV 2015), «L’ambulance» (Ettassia 2015), «Hkeyet Tounssia» (El Hiwar Ettounsi 2015), «Al Akaber» (Hannibal TV 2016), «Errais» (Ettassia 2016), «Flashback S01» (El Hiwar Ettounsi 2016), «Flashback S02» (Ettassia 2017), «Lavage» (El Wataniya1 2018), «El Quadhiyya 460» (Ettassia 2019)… Ce ne sont là que quelques exemples en attendant de découvrir le cru 2020. Toutes ces productions devaient récupérer leurs investissements grâce aux revenus publicitaires lors de la programmation ramadanesque. Il se trouve que très souvent les annonceurs n’ont pas été au rendez-vous comme prévu… Et ces «produits» se sont révélés déficitaires. Si les producteurs ont une part de risque qui est inhérente à leur position d’investisseurs, il ne devrait pas en être de même pour les créatifs : réalisateurs, comédiens et chefs de départements créatifs ; ni pour les techniciens : électriciens, machinistes, chauffeurs, habilleurs… La plupart de ces corps de métiers sur les productions citées plus haut n’ont pas été payés, la plupart des producteurs n’ont pas pu honorer leurs engagements, certains d’entre eux, «Hkeyet Tounssia» et «El Quadhiyya 460» par exemple, ont assumé le risque et payé, d’autres n’avaient pas les moyens financiers pour ça.

Si je parle d’arnaques commises au détriment de celles et ceux qui donnent corps à l’œuvre c’est parce que les années se suivent, et les opérations déficitaires se répètent. Logiquement, quand un système ne fonctionne pas, et les faits nous démontrent qu’il ne fonctionne pas, il devrait s’arrêter, pourtant il se renouvelle, mais jamais avec les mêmes producteurs, les diffuseurs trouvent toujours un nouveau producteur qui prend le risque… et y laisse immanquablement des plumes. S’il y a arnaque, à qui est-ce qu’elle profite ? Aux télévisions bien entendu.

Vous avez vous-même vécu cette situation il paraît…

Effectivement, j’ai expérimenté cette situation lors de la production de «Flashback 01» sur El Hiwar Ettounsi (2016) et «Flashback 02» sur Ettassia (2017). Si j’ai été partiellement payé sur la première saison, je n’ai absolument rien perçu sur la deuxième. Dans ce genre de situation, c’est un double vol que le réalisateur subit. Quand on est un réalisateur qui s’attache à la qualité, on ne tourne pas annuellement des séries, on en refuse même quand elles sont faibles, et si on accepte de faire de grands projets de fiction télévisuelle, c’est pour avoir par la suite les moyens financiers et le temps de développer des projets personnels conséquents. Quand on s’engage sur une série comme «Flashback», on vit sur ses propres épargnes, et on attend de voir son contrat honoré à la fin du parcours. Mais quand on n’est pas payé, ou partiellement payé, c’est à la fois le passé et le futur qu’on vous dérobe. Le fruit de votre labeur passé que vous êtes obligé de dépenser alors même que vous travaillez sur ce projet, et puis votre futur aussi parce qu’on ne vous paye pas le travail en cours. Il est alors difficile de porter un projet à sa conclusion, en continuant à attacher toute l’attention qu’il faut à la qualité, alors même que vous savez qu’on est en train de vous dérober votre avenir, finir «Flashback 02» s’est révélé être l’expérience la plus douloureuse de toute ma carrière. Si j’ai honoré mon contrat, sans faire de chantages comme d’autres intervenants, c’est pour le respect de l’œuvre artistique, du spectateur et de l’engagement moral stipulé avec le producteur. Il est inadmissible de s’engager sur une série avec des épargnes sur votre compte bancaire et d’en sortir, 35 épisodes plus tard, avec des dettes et l’incapacité de vous consacrer au développement de nouveaux projets. Est-ce que l’ampleur de l’arnaque commence à être visible ?

Qu’est-ce que le bartering et comment il fait du tort aux créateurs?

Le «bartering» désigne une pratique commerciale où l’industrie finance des émissions radio ou télé contre de l’espace publicitaire. Cette approche peut fonctionner beaucoup plus facilement quand il s’agit d’émissions thématiques concernant le monde de l’automobile, de la décoration, du tourisme ou de la mode. Mais, quand il s’agit de fiction, les choses se compliquent. Avec la pratique du «bartering», la chaîne ne choisit pas ce qu’elle programme, elle attend qu’on lui propose un «produit» audiovisuel contre l’espace publicitaire… Je choisis sciemment de désigner «l’oeuvre» comme «produit», car dans cette opération de troc, la quantité finit, qu’on le veuille ou pas, par l’emporter sur la qualité. Cette transaction est symptomatique de l’un des maux qui affligent toutes les chaînes télévisuelles en Tunisie, l’absence d’une ligne éditoriale claire. Qu’on accepte de diffuser une série, pour le simple fait qu’un producteur nous propose un troc, est une preuve évidente de l’inexistence de choix éditoriaux raisonnés et logiques. Dans ce chaos, tout est interchangeable, les séries et les diffuseurs. En réalité, le diffuseur prend des risques bien calculés, trop bien calculés même, car la plupart du temps, il ne dépense rien, ou si peu. Le fardeau du coût de la production, et du risque, est entièrement à la charge du producteur. On peut certes rétorquer que le diffuseur a des charges, qu’il tient en vie une chaîne, qu’il supporte tous les frais pour faire exister cet espace de diffusion. J’en suis bien conscient, quelque part, c’est vrai ; mais il est tout aussi vrai que le diffuseur, en acceptant un «bartering», fait un choix par défaut. La chaîne existe et la diffusion doit être assurée, avec ou sans l’objet du troc, avec ou sans la série. Dans la réalité des faits, le diffuseur, comme on le dit si bien dans un dicton tunisien, s’engage pour les bénéfices et se désengage de toute perte. Le poids des risques repose entièrement sur les épaules du producteur. Figure incontournable du mécanisme de développement et de fabrication de l’œuvre, le producteur engage l’équipe artistique et technique pour donner naissance au projet. L’investissement est conséquent, les coûts dépassent souvent le (les) million de dinars. L’équipe technique et artistique est appelée à soutenir cet effort, ces «complices» forcés de la production doivent accepter de voir différer le payement des cachets à plus tard… après encaissement des revenus publicitaires. Un plus tard qui s’éternise parfois jusqu’à devenir un jamais. La liste de production citée au début de ce texte n’est pas exhaustive de toutes les catastrophes engendrées par ce système de troc. Dans cet enchaînement de désastres, les diffuseurs font porter le chapeau aux producteurs, ces derniers à leur tour, en coiffent techniciens et artistes. Les ardoises sont désormais nombreuses. La créativité et les créateurs deviennent une variable parmi tant d’autres, probablement la principale variable de réajustement financier.

Le producteur cinématographique qui se plie à cet exercice n’est pas un démarcheur publicitaire, il s’occupe habituellement du développement des œuvres et accompagne les créatifs dans leurs choix et décisions. L’arnaque, et nous dévoilons ici une autre dimension de la duperie, est que le concurrent direct du producteur, collecteur d’insertions publicitaires, est la chaîne qui diffuse. Cette TV effectue ce type d’activité à longueur d’année, elle a ses propres réseaux et n’a pas intérêt à orienter des publicités vers une production qui, même si elle en assure la diffusion, devient «concurrente», car elle doit partager avec elle des revenus qu’elle pourrait assurer pour ses propres productions. Imaginez ce qui peut arriver au producteur dont la série n’est pas insérée dans la grille de programmation présentée par la chaîne aux agences publicitaires… la série n’existe pas, elle n’est donc pas prise en compte par les agences qui gèrent les insertions publicitaires. C’est la faillite assurée ! Figurez-vous que ce cas d’étude s’est déjà vérifié dans notre pays…

De plus, les séries proposées en bartering sont très souvent programmées pour la deuxième quinzaine du ramadan, une période où le marché publicitaire chute énormément, les chaînes le savent, les annonceurs le savent… il est évident que l’ampleur de la facturation de cette période ne permet pas de rentabiliser le passage d’une série; pourtant ces mêmes intervenants n’hésitent pas à envoyer des producteurs en première ligne pour subir la déconvenue… n’est-ce pas de l’arnaque ?

Les revenus publicitaires, quand ils existent, sont tributaires de l’audiométrie, il n’est pas nécessaire que je revienne sur les polémiques qui entourent chaque année ses chiffres. Les résultats sont peu crédibles; pour le prouver, il suffit de comparer les résultats des sociétés privées d’audiométrie, pour une même diffusion, les chiffres peuvent différer de 25 % ou plus, on est au-delà de toute marge d’incertitude acceptable. L’ensemble du secteur devient alors peu crédible et il n’est pas facile de deviner que certaines sociétés d’audimat agissent presque comme partenaires de certaines chaînes. 

Que peuvent faire les instances comme la Haica, le ministère de la Culture (qui n’a rien à voir avec les télés surtout privées) ?

La Haica est une instance de régulation, elle ne peut intervenir directement sur le secteur. Les règles qu’elle édicte peuvent participer à l’assainissement des pratiques.

– Au bout de plusieurs années de pratique, il est temps d’interdire le bartering qui a produit une longue série de catastrophes.

– Il est temps de faire respecter les limites de diffusion publicitaire par heure de diffusion, il en va de la diversité culturelle et de la liberté d’expression dans ce pays. Un tel toit n’est pas arbitraire, il existe, et on s’y conforme dans toutes les démocraties qui se respectent.

– Il est temps de mettre la main au système d’audiométrie, qu’une société indépendante regroupant tous les intervenants du secteur puisse voir le jour. Il faut mettre fin à l’usage du téléphone pour déterminer l’audiométrie et introduire l’usage d’un boîtier qui rende cette opération anonyme et automatique.

Que pensez-vous de la production ramadanesque des feuilletons cette année ?

Quand j’ai été interpellé pour réaliser «Yawmiyyat Imra’a» en 2013, j’ai proposé d’écrire une note d’intentions après la lecture du scénario, on m’a regardé comme si j’étais un extraterrestre. Personne ne voulait de mes intentions, ni le producteur, ni le diffuseur. Pourtant, la note d’intentions est un passage fondamental du travail du réalisateur, il y cristallise l’essentiel de ses choix et de ses orientations artistiques. Aucune des trois télévisions pour lesquelles j’ai travaillé dans ce pays ne m’a demandé mes intentions. Quand je regarde certaines productions de cette année, il est évident que la réalisation manque de points de vue. Quels sont les choix de la réalisation par rapport à l’Histoire, au mouvement national, à la dichotomie monde citadin/monde rural…? Qu’est-ce que le terrorisme, la contrebande et les implications économiques et sociales de tels fléaux ? Rendre hommage à l’armée tunisienne, c’est louable, encore faut-il le faire en dehors des archétypes et du ridicule. La TV nationale est un établissement public qui ne peut prendre les mêmes libertés que prennent les privés. Peut-on changer l’histoire nationale, raconter des contre-vérités sur la TV publique ? Je ne pense pas. Pourtant, ce n’est qu’après trois jours de diffusion qu’on s’en rend compte, qu’on fait semblant d’y remédier… mais le mal est déjà fait. Est-ce que ceci aurait été possible si on avait demandé aux producteurs et réalisateurs d’exprimer leurs points de vue sur l’Histoire ? Je pense qu’à la lecture d’une demi-page on se serait rendu compte que l’approche choisie va à l’encontre du rôle d’une TV publique et de ses obligations. Un réalisateur est libre de ses choix, mais il doit les assumer devant ses interlocuteurs; si on ne lui demande pas de les expliciter, il est difficile de lui en vouloir, ou de discuter de la responsabilité morale qu’il porte. La qualité ne peut s’améliorer que si l’on met au point une approche organisée à la production de la fiction. On n’a rien à inventer, il suffit de suivre les normes internationales du secteur.

Faut-il changer le concept des commissions qui choisissent les scénarios

Tout d’abord, les télévisions privées n’ont aucune commission de lecture, les projets sont choisis par le clientélisme, amitié ou sur la base d’un programme d’arnaque. La TV nationale a une commission de lecture et d’évaluation dont les résultats ne sont déclarés qu’à quelques mois du ramadan. Ce qu’on demande alors aux producteurs et réalisateurs est de l’ordre du miracle pour être prêt à diffuser à temps. A plusieurs reprises, des projets jugés faibles par la commission ont été produits, l’on ne comprend pas par quel miracle… Tout est à revoir, ce système ne fonctionne pas, preuve en est le fait qu’il est extrêmement rare de voir un scénariste sélectionné plus d’une fois. Ceci ne veut pas dire que le système est ouvert et vertueux, ceci veut dire qu’on ne permet pas la spécialisation. Un nouveau nom sur le marché, qu’il soit producteur, scénariste ou réalisateur, est prêt à accepter l’inacceptable pour exister, chose qu’un confirmé est loin de concéder. 

Vous êtes l’un des experts (Fiest) vous avez une vision assez cinématographique de ce genre. Écrit-on aujourd’hui des séries comme hier ?

Fiest (Formation internationale à l’écriture de séries TV) est une formation qui s’est déroulée de septembre 2018 à juin 2019. Un partenariat transnational et intersectoriel a été mis en place par la Copeam, composé d’écoles de cinéma et de l’audiovisuel renommées —Alba (Liban), Esac (Tunisie), Esav Marrakech (Maroc), Ensav Toulouse (France), Insas (Belgique)— l’Université internationale Uninettuno (Italie) et France Télévisions. Six étudiants tunisiens ont été sélectionnés pour suivre des cours théoriques sur internet des meilleurs spécialistes internationaux. Par la suite, j’ai eu l’honneur d’être le tuteur de ces étudiants pour les accompagner lors du développement d’un projet de fiction, du concept, à la bible jusqu’à l’écriture du premier épisode. Dans ce travail, nous avons suivi les normes internationalement établies. Il n’y a rien de miraculeux à cela, les mêmes normes peuvent être suivies par les différentes TV tunisiennes.

Par quoi expliquez-vous le succès aujourd’hui de séries anciennes du genre «Khottab 3al bab», celles des années 80 en général ? Nostalgie ou retour au conservatisme ?

La force de cette série tient dans la panoplie des personnages qu’elle met en scène. Hauts en couleur, à la répartie facile, au rire simple et direct. Elle caresse toujours dans le sens du poil. Les drames sont tenus sous contrôle, et quand ils éclatent, ce n’est jamais irréversible. C’est une série bon enfant qui permet à la famille de se réunir sans accrocs ni problèmes. Cette production nous réunit autour des plus simples de nos dénominateurs communs. De telles productions sont nécessaires, mais ne représentent pas un outil de réflexion sociale. La position que prend la narration par rapport aux humbles, femmes de ménage ou ruraux, est souvent empreinte d’un léger voile de régionalisme ou de regard hautain… cette dimension est dangereuse, car enrobée dans le doux tissu du rire. Elle est représentative d’une certaine période de la Tunisie, tout comme on voulait que le slogan «Ibtassim, innaka fi tounis» puisse être représentatif de notre pays… la réalité, pourtant, était tout autre. Certes, aujourd’hui, cette série continue à avoir ses adeptes, la nostalgie fonctionne pleinement dans ce cas, il serait pourtant dangereux de vouloir la cloner; à chaque période ses œuvres représentatives.


crédit photo : © Aimen Okbi
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