Oui, nous en sommes capables, grâce aux traductions: car qui parmi nous lit le latin, qui était la langue d’écriture de notre auteur, même si lui parlait au quotidien un latin mélangé de punico-berbère ? La langue latine a été celle des lettrés au Maghreb pendant 850 ans, si l’on ne tient pas compte de sa persistance au cours de la période qui suit la victoire finale des Arabes et leur prise de Carthage en 698. Cette méconnaissance d’une langue qui fut celle de nos ancêtres pendant si longtemps est certes digne d’attention mais, quelles que soient les raisons qu’on peut lui apporter, elle ne constitue pas un obstacle. Lire un auteur dans la version originale de ses textes est bien sûr préférable, toutefois il existe, dans le cas de saint Augustin, une profusion de traductions auxquelles nous pouvons recourir.
Mais la question, on le devine, ne porte pas tant sur l’accès aux textes que sur le caractère licite de la chose. En tant que figure centrale de la théologie chrétienne, saint Augustin tombe sous le coup d’un interdit plus ou moins explicite, qui est contenu dans le verset 6 de la sourate 109, selon lequel à chacun sa croyance : chacun chez soi quand il s’agit de foi ! N’allons donc pas nous aventurer du côté d’un auteur qui, bien que de chez nous, fait profession de christianisme dans son discours.
A vrai dire, l’interdit en question, y apportent leurs suffrages aussi bien les musulmans «farouches» que les musulmans «cools», si l’on nous permet pareille catégorisation : les premiers parce qu’ils y soupçonnent une curiosité coupable et blâmable, et les seconds parce qu’ils craignent que ces escapades en dehors de nos limites habituelles n’aillent remuer d’anciennes polémiques religieuses qui menaceront à leur tour la quiétude générale. Les motifs diffèrent mais les positions se rejoignent. Et comme si cette alliance ne suffisait pas dans sa forme un peu contre-nature, s’y joint un autre protagoniste, aussi opposé en principe à l’un et à l’autre de ses membres : l’antireligieux, qu’il soit d’inspiration positiviste ou marxiste ! Lui aussi voit d’un mauvais œil qu’on s’intéresse à un auteur comme saint Augustin : bien qu’issu de notre passé pré-musulman, pense-t-il, il n’en incarne pas moins une pensée qui, en tant que religieuse, est désuète, et qui a en plus le tort de rappeler une rhétorique colonialiste et ses menées évangélistes.
En réalité, on peut aussi lire saint Augustin dans ce second sens de la question, mais alors il faut être prêt à soutenir la réprobation de cette alliance extraordinaire et extraordinairement redoutable, malgré l’inimitié qui existe entre ses membres… Ou peut-être à cause d’elle, car la charge négative que les membres produisent au contact l’un de l’autre —qui est forte— se donne soudain une cible commune, le lieu où il lui est enfin possible de se libérer d’un coup.
C’est sans doute pour cette raison que, malgré le développement de notre vie universitaire et intellectuelle, l’œuvre de saint Augustin représente chez nous un territoire qu’on se garde d’investir. Notre flair nous avertit que c’est décidément trop dangereux. Malgré tout l’intérêt qu’elle suscite auprès des connaisseurs étrangers —dont on note pourtant que ce ne sont pas tous des théologiens— on préfère la leur abandonner. Avec une docilité qui peut d’autant plus surprendre l’observateur étranger que nous ne manquons pas d’ardeur, habituellement, quand il s’agit de clamer nos droits sur ce qui nous revient et qui nous est insidieusement disputé par autrui : le sel, le pétrole, le gaz…
Chaque fois que le nom de saint Augustin est évoqué à nos oreilles, chaque fois que le souvenir se réveille en nous qu’il est enfant de cette terre maghrébine comme nous le sommes nous-mêmes, se produit en nous un double événement mental: le premier est un renoncement, le second est l’idée que l’absence au sein de notre patrimoine commun de l’auteur objet de notre renoncement est justement le résultat de ce renoncement.
Du premier événement au second, le renoncement est passé de quelque chose de subi à quelque chose de choisi, qui a désormais valeur de cause. Mais ce passage s’est produit de manière subreptice : ni vu ni connu, pour ainsi dire ! D’une privation qui nous blesse, on a fait un quasi rejet dont on serait l’auteur volontaire. Pourquoi cette transformation et, surtout, pourquoi sa dissimulation à nous-mêmes ? Parce que nous disposons grâce à elle d’une pseudo explication qui nous dispense de nous confronter à la réalité de la triple alliance que nous avons mise en évidence, et qui est la véritable cause de l’amputation que nous opérons dans notre héritage culturel. Toute l’affaire est celle d’un repli stratégique… clandestin !
Dès lors, il s’agit de reposer la question différemment : en quoi sommes-nous fondés à lire quand même saint Augustin? Et la réponse que nous tentons ici est multiple.
Premièrement, nous devons lire saint Augustin parce qu’on nous l’interdit, de façon plus ou moins directe. Cet interdit, qui n’est pas légitime et qui prétend seulement réduire l’espace de notre liberté, n’admet pas d’autre réponse que le défi.
Deuxièmement, parce qu’il n’y a pas lieu de laisser s’instaurer une géographie en ce qui concerne notre jalousie à l’égard de ce qui nous revient dans notre héritage : un héritage, cela se reçoit sans distinction de ce qu’il contient, sans discrimination entre ce qui nous conforte dans une identité constituée et ce qui nous la rend plus problématique. Décider que telle région mérite d’être héritée et telle autre non, engager ainsi une action de tri, c’est se destituer de l’ensemble. Car là où on décide de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas, il n’est plus question d’héritage : plutôt de dépeçage!
Troisièmement, parce que la découverte de la pensée d’un auteur comme saint Augustin, s’il ne s’agit pas de l’utiliser comme d’un moyen de déserter sa propre religion —comme le craignent les représentants religieux de notre alliance—, ou sa propre nation —comme le craint l’antireligieux soucieux de souveraineté culturelle nationale—, ouvre nécessairement la voie à des questionnements décisifs en ce qui concerne des notions fondamentales de la religion : le verbe divin, le mal, la pensée de la chute et de la rédemption, la place de l’Ecriture dans la Révélation… Qu’une «théologie de guerre» ait longtemps considéré, ou décrété, que pareils questionnements étaient dangereux, parce qu’inopportuns, se laisse comprendre : qu’elle se prolonge avec ses interdits au-delà du contexte qui lui a conféré son autorité exceptionnelle, voilà ce qui peut et doit être contesté.
La religion musulmane n’a que trop souffert de ces régimes d’exception à la faveur desquels elle s’est maintenue dans le vase-clos de ses certitudes, à l’abri des points de friction et de contradiction auxquels l’auraient exposée le contact direct avec l’autre religion en général et le christianisme en particulier. L’épreuve critique est pourtant synonyme de santé retrouvée, et de pouvoir reconstitué de faire aussi bénéficier autrui de ses flèches acérées, loin de tous ces lieux communs auxquels s’est réduit depuis si longtemps une polémique théologique dont la faiblesse de l’écoute et la mauvaise intelligence du discours d’autrui ne sont sans doute pas les moindres de ses défauts.
Il y a, autrement dit, dans le geste d’appropriation d’une pensée comme celle de saint Augustin, la possibilité de rouvrir un débat sur des bases différentes et avec une ambition renouvelée de mieux comprendre le propos de l’une et l’autre religion et, au-delà, de mieux saisir ce que le message abrahamique peut encore avoir à nous dire à travers la diversité de ses résonances.
En conclusion, nous devons lire saint Augustin parce que, nous, Maghrébins, la loi qui nous enjoint de ne pas choisir dans notre héritage entre ce qu’il nous conviendrait de retenir et ce qui pourrait à l’inverse être repoussé comme «impropre à la consommation», nous commande également de lever l’interdit en raison duquel nous avons été longtemps empêchés d’engager le débat auquel nous appelle la pensée de saint Augustin. Ce débat est notre part de liberté dont l’islam lui-même attend d’en recueillir le bénéfice d’une certaine régénération : ne nous y dérobons pas ! Etre fidèle à ses traditions ne signifie pas s’y enfermer, ni passer à côté des dialogues hardis auxquels nous invite la prise en compte des contrées inexplorées que recèle notre héritage… notre héritage véritable qu’est notre héritage élargi !