Dans les années 1980, et sans avoir le talent d’un Agrebi, d’un Dhouib ou d’un Akid qui ont tous joué avec lui, Chokri Cheikhrouhou a fait le bonheur du Club Sportif Sfaxien.
Il a débarqué directement dans l’équipe fanion sans avoir suivi le parcours classique de la formation dans les équipes des jeunes. «Au lycée, j’étais volleyeur, c’est Hamadi Agrebi qui m’a fait aimer le football», reconnaît-il. Resté fidèle au CSS («Toute mon existence», dira-t-il), il se reconvertit en dirigeant dévoué capable de défier «un système obsolète pour un football tunisien malade».
Chokri Cheikhrouhou, le public sportif vous a surtout connu latéral gauche. Est-ce votre unique poste ?
Pourtant, je suis droitier. A mes débuts, notre entraîneur, l’Allemand Mucha, voyait en moi des qualités de milieu offensif. Lors de la saison 1980-1981, le Yougoslave Milor Popov, un grand psychologue, devait trouver un remplaçant à un joueur qui refusait d’évoluer comme latéral gauche.
Il me demanda si je pouvait jouer à ce poste. Et c’est comme cela que j’ai livré mon premier match à Bizerte contre le CAB. Ridha Lejmi a évolué latéral droit.
Nous avons perdu (1-0). J’allais être chargé du marquage des Témime, un ailier supersonique, Tarek, Hergal, un ailier à la grande technique, Hsoumi, Mustapha Sassi qui était également un formidable talent, toutefois assez fragile psychologiquement.
Quelles sont les qualités d’un bon latéral gauche ?
Il doit être physiquement au top afin de supporter l’effort nécessaire aux montées offensives et au repli défensif. Il doit posséder une grande présence d’esprit, le dosage de l’effort, la vitesse et un centrage précis. Personnellement, j’aimais apporter ma contribution offensive.
Mais avant tout, il me fallait suivre les consignes de l’entraîneur. Vous savez, les coachs aiment voir leurs joueurs appliquer leurs consignes à la lettre et se montrer disciplinés sur le terrain.
Comment avez-vous vécu le stress du premier match ?
Ce fut en amical contre un club émirati entraîné par Moncef Melliti. Après le match, notre entraîneur Ahmed Ouannès était venu me dire tout simplement: «Bravo !».
Quels furent
vos entraîneurs ?
Ahmed Ouannès m’a piloté vers le CSS, il a été décisif dans ma carrière. Il y eut également les Allemands Peter Mucha et Manfred Steves, le Yougoslave Milor Popov, une sorte de père spirituel, le meilleur avec lequel je me suis exprimé. Les Français Hervé Revelli et Jean-Pierre Knayer, le Polonais Ryszard Kulesza, Mokhtar Tlili, Gregors Georgevic, Rado Radocijic, le Bulgare Nikola Aladzhov, Habib Jerbi, Rachid Daoud, Hmida Sallem, Mongi Delhoum…
Justement, comment avez-vous rejoint le CSS ?
Je vais vous surprendre en vous disant que j’ai directement débarqué chez les seniors. J’ai «sauté» la phase pourtant indispensable de la formation au sein des jeunes catégories. Dans l’inter-lycées, j’étais volleyeur. Ce qui m’a attiré vers le foot, c’est mon amour pour Hamadi Agrebi.
Il m’a fait aimer le foot. J’ai évolué dans l’équipe Sport et Travail de la Sotim. Abdelaziz Ben Abdallah, Ahmed Ouannès et Mahmoud Fakhfakh me demandèrent d’aller signer au CSS. J’étais tout heureux de rejoindre mes copains de quartier: Skander Baklouti, Hamadi Gouia, Hedi Ouali… J’habitais tout près du stade, au quartier de la Maison des jeunes de Sfax.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le foot ?
J’ai perdu très jeune mon père Hédi, un architecte. Ma mère Nefissa suivait nos sorties avec intérêt. C’est elle qui me disait quel adversaire nous allions rencontrer la semaine d’après. Mon frère Sami, pharmacien, qui était un excellent joueur, m’a également encouragé. Tout comme mon frère aîné Farouk qui est mon associé d’affaires.
Que faites-vous en fait ?
Je dirige une entreprise familiale de fabrication de peinture. Depuis 1980, cette société appartient à la famille. Je suis en même temps trésorier de la Société de la Foire internationale de Sfax.
Arrivé sur le tard au foot, vous avez évolué durant une belle décennie au plus haut niveau même si vous n’avez jamais été convoqué en équipe nationale…
J’ai eu l’honneur d’être appelé en sélection Espoirs par Habib Mejri. Mais il faut avouer qu’il n’y avait alors que de grands joueurs. L’essentiel, c’est que je me sois exprimé dans le respect des valeurs séculaires du sport et du CSS, et qui sont la solidarité, la discipline, l’amitié et le respect.
En débarquant au CSS, quels joueurs avez-vous trouvé dans son effectif ?
Rien que de superbes champions : Abdelwahed Ben Abdallah, Moncef Trabelsi, Habib Tounsi, Slah Ayadi, Mohamed Soudani, Elyès Ben Salah, Abdelkader Derbal, Ridha Lejmi, Hamadi Agrebi qui m’a beaucoup soutenu, Abderrazak Soudani, Mohamed Ali Akid, Mokhtar Dhouib, Abbès Abbès, Ghazi Ghraïri, Mongi Abdelmoula, Hafedh Ben Salah, Habib Medhioub… Par la suite, viendront Foued et Akram Dergaâ, Chokri Trabelsi, Jalel El Houch, Salem Jemal…
De votre temps, donc, malgré cette superbe brochette de champions, le CSS n’a pas remporté beaucoup de titres. Pourquoi ?
Hormis les championnats de Tunisie 1980-1981 et 1982-1983, nous n’avons rien remporté durant cette longue décennie 1980, où j’ai porté les couleurs de mon club de toujours. Pourtant, nous produisions, de l’aveu des puristes, le football le plus spectaculaire et le plus attrayant du lot. C’est comme au théâtre: on donne du plaisir aux gens. Certes, c’était le foot romantique qui manque de réalisme et se soucie très peu du résultat. Mais je dois avouer aussi que l’arbitrage nous a énormément pénalisés. L’équipe qui a été la plus meurtrie par les hommes en noir a été le CSS. Pour enlever ces rares trophées, on nous rendait la vie dure. Je prends un simple exemple : la finale 1983 perdue (0-0 AP, 5 tab 4) face à l’Avenir Sportif de La Marsa. Le referee, Rachid Ben Khedija, nous a refusé un but tout ce qu’il y a de plus régulier, œuvre d’Abbès Abbès suite à un renvoi du gardien adverse Mohamed Tahar Ferjaoui. Vraiment, l’arbitrage nous en a fait baver…
Cette saison-là, vous vous êtes brillamment imposé en demi-finale (1-0) contre le Club Africain à El Menzah…
Oui, et c’est incontestablement un de mes meilleurs matches car la partie a été très très dure, pleine et engagée. Je citerai également notre match de coupe d’Afrique contre les Egyptiens d’Ezzamalek à Sfax.
Quels sont vos plus beaux souvenirs ?
Les championnats de Tunisie remportés en tant que joueur. En qualité de dirigeant, notre victoire en finale de la coupe de la Confédération 2008. Après un nul (0-0) à Sfax, nous étions partis à Sousse ramener le trophée grâce à notre nul (2-2, deux buts d’Opoku). J’étais président de section. Nous avons pris le club à un moment critique. Ghazi Ghraïri était aux commandes techniques. Sur le plan tactique, nous avons été impeccables. On nous a reprochés d’aller effectuer le stage à Hammam-Sousse. Eh bien, les faits nous ont donné raison.
Et les plus mauvais ?
Bien entendu, notre défaite en finale de la Coupe contre l’ASM. En tant que dirigeant, notre élimination en demi-finales de la coupe de la Confédération face au Wydad Casa à Sfax. Le jour même où un supporter avait chuté mortellement du haut des gradins alors qu’il était en train d’accrocher un drapeau du club. Nous effectuions alors l’échauffement. J’ai vu de mes propres yeux la chute mortelle de notre jeune supporter.
Que représente pour vous le CSS ?
Ma famille. Il m’a donné l’amour des gens et le sens de la discipline. J’ai servi mon club sans ménager aucun effort, sans jamais attendre rien en retour, souvent aux dépens de ma famille et de ma vie de jeune. Je n’ai jamais triché. Jusqu’à aujourd’hui, je demeure très très sensible à tout ce qui touche au CSS. Toutefois, je ne suis pas chauvin. Au contraire, l’avenir du football tunisien me passionne. Je deviens jaloux quand il s’agit de l’intérêt de notre sport-roi. En tout cas, je ne me vois pas vivre sans mon club. Y compris quand je ne suis pas directement impliqué dans des responsabilités au sein du comité directeur.
Parce que vous en avez longtemps assumé…
Oui, une fois les crampons rangés en 1990, j’ai d’abord dirigé les jeunes catégories de mon club. Lorsque Ghazi Ghraïri a entraîné les juniors, j’étais là en tant que responsable. Il faut dire qu’en plus de Skander Baklouti, Ghraïri était le joueur le plus proche de moi.
Nous partagions ensemble notre chambre d’hôtel. Ensuite, j’ai présidé la section football du temps des mandats des présidents Jamel El Arem et Lotfi Abdennadher. C’est Mohamed Sellami qui m’a proposé cette charge. J’ai été jusqu’en 2007 dans le bureau noir et blanc. Avant d’y revenir sous la coupe de Moncef Sellami et Moncef Khemakhem. J’ai d’excellents rapports avec ce dernier.
Est-il aussi difficile que cela de servir un club comme dirigeant ?
Croyez-moi, cela est encore plus difficile qu’en étant joueur. Pour préparer les déplacements, veiller au confort et au bien-être des joueurs… il faut consacrer beaucoup de temps. On m’a proposé un poste à la Ligue nationale, mais mes affaires à Sfax m’empêchent d’y répondre favorablement. Un jour, peut-être…
A votre avis, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
J’en citerai deux : Hamadi Agrebi, un artiste inimitable, et Tarek Dhiab, un exemple d’endurance et de régularité. Chaque saison, sur 26 matches, il en livre 24. Toutefois, il y a eu d’autres joueurs décisifs, mais qui n’eurent pas la notoriété de ceux que je viens de citer.
Par exemple Mohsen Jendoubi, Khaled Gasmi et Amor Jebali. Comme par hasard, tous des défenseurs !
Et les meilleurs joueurs du CSS ?
Agrebi, bien entendu, mais aussi Aleya Sassi, Ali Graja, Moncef El Gaïed et Mongi Delhoum qui ont énormément donné au club.
Le football tunisien est-il aussi malade que certains le disent ?
Oui. J’aimerais bien voir le président de la fédération et la grande famille du sport-roi sacrifier à une désormais indispensable pause de réflexion. Il est vraiment temps de changer nos méthodes de travail. Le système actuel est obsolète, et notre football bien malade a besoin de plans de travail. Aucun progrès n’est possible sans planification.
Comment trouvez-vous votre ville de Sfax aujourd’hui ?
La capitale du Sud est victime d’une désolante marginalisation, et cela dure depuis des décennies. L’état dans lequel se trouve aujourd’hui la Médina est déplorable. L’aéroport et le port sont livrés à leur triste sort. Les hommes d’affaires sont partis s’installer à Tunis. Notre espoir à nous tous, enfants de Sfax, est d’assister un jour à la renaissance de la deuxième ville du pays.
sfax Qui attend toujours la réalisation du fameux complexe sportif…
Dans l’immédiat, il serait plus utile d’entreprendre l’extension de la capacité d’accueil du stade Mhiri. Pour une ville comme Sfax, elle est pourtant largement insuffisante et pénalise lourdement les recettes au guichet.
Quelle différence trouvez-vous entre le foot d’hier et d’aujourd’hui ?
Le professionnalisme a été adopté prématurément. Les mentalités n’étaient pas prêtes à subir ce choc. Alors qu’ils perçoivent des salaires faramineux, les joueurs continuent d’avoir un comportement d’amateurs. Les déclarations à chaud représentent un autre fléau. Toutefois, certains arbitres en rajoutent. Je me rappelle qu’en 2008, après notre match à Hammam-Sousse, j’étais allé parler correctement à l’arbitre. Pour lui dire ce que je pensais en tant que président de section. A savoir qu’avec lui, le football tunisien ne risque pas de progresser.
Il m’a signalé sur la feuille d’arbitrage. Eh bien, j’ai eu le soutien du président de l’ESHS, Hédi Lahouar, qui m’a dit qu’il était prêt à témoigner que j’avais parlé à l’arbitre correctement. Convoqué par le bureau de la Ligue d’Ali Hafsi, j’ai été blanchi.
Parlez-nous de votre famille…
J’ai épousé en 1989 Dorra Krichène. Nous avons quatre enfants: Yassine, 27 ans, architecte décorateur; Elyès, 25 ans, un supporter mordu du CSS qui poursuit des études en Allemagne; Beya, 17 ans, et Aziza, 12 ans, toutes deux élèves.
Que faites-vous de votre temps libre ?
Je participe aux matches des vétérans. J’aime aussi bricoler à la maison. A la télé, je regarde les rencontres de mes clubs préférés, le Real et la Juve. J’aime aussi écouter Oum Kalthoum, Ferid, Abdelhalim, Abdelwahab, Lotfi Bouchnaq, Noureddine El Béji, Sabeur Rebaï, Amina Fakhet, Soufia Sadok….
Enfin, si c’était à refaire ?
Je referai le même parcours, à quelques petits détails près. Dieu merci, j’ai fait une carrière respectable en me donnant à fond. Mais le bien le plus précieux reste la santé. Elle ne s’achète pas.