Devant la large mobilisation d’Ennahdha et la sortie des leaders du Parti des travailleurs et de leurs partisans, samedi dernier au centre-ville de Tunis, une manifestation a été noyée dans le flot de cette guerre de contestations. Celle des blessés de la révolution. Ils étaient pourtant là sur l’Avenue à réclamer encore une fois leur droit à une reconnaissance officielle
Ils sont descendus eux aussi au centre-ville pour prendre part à cette guerre des manifestations et à une quête de légitimité prônée par les uns et les autres. Vers 14 h 30 samedi dernier, cinq blessés et plusieurs familles de martyrs de la révolution à une foule parsemée de moins de deux cents personnes sur l’avenue Bourguiba. Ils sont encerclés, cernés, quadrillés d’agents de l’ordre public en civil et en uniforme. Face à une poignée de victimes, des hommes dont la moyenne d’âge ne dépasse pas 20 ans au moment des manifestations pacifiques du 17 décembre-14 janvier, près d’un millier de policiers sur les dents tentent de contenir la colère débordante de blessés ayant perdu, qui une jambe, qui une santé et qui une vigueur de jeunesse. Des brigades anti émeutes se dressent comme une chaîne humaine, comme une frontière qui arrête les passants sur l’avenue au niveau de la rue de Marseille. Personne ne peut plus accéder à la place du 14 Janvier, ou la place de «l’horloge», comme baptisée par la plupart des Tunisiens. Par crainte que les derniers partisans d’Ennahdha, qui se sont rassemblés devant le ministère du Tourisme depuis une heure ne croisent cette manifestation, qui s’insurge contre tous ceux qui ont dirigé le pays depuis le lendemain du 14 janvier jusqu’à aujourd’hui. Des gouvernements successifs qui, dix ans après la révolution, se sont abstenus de publier la liste finale des martyrs et blessés de la révolution dans le Journal officiel, malgré la multiplication des commissions et instances créées pour cette finalité.
Frustrations et colère
«Pourquoi ce traitement à deux niveaux ? Pourquoi ce deux poids deux mesures ? D’une part, on laisse se mouvoir librement des gens, qui viennent des quatre coins de la République pour affluer sur l’avenue, alors que le confinement ciblé l’interdit ? Et, d’autre part, on nous prive de notre droit de circuler ? En démocratie, une minorité a aussi le droit de s’exprimer librement », tonne Moslem Gazdallah, 31 ans, blessé de la révolution. Amputé de la jambe en 2012, après avoir été touché par des tirs des forces sécuritaires le 15 janvier 2011 à Ouardanine, sa ville natale, Moslem fait partie des sit-inneurs qui occupent depuis le 26 décembre le siège de l’Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes, présidée par le bâtonnier Abderrazak Kilani, pour protester contre la non-reconnaissance officielle des blessés et martyrs de la révolution.
«Où est la justice ? Où est la vérité ? Où est la démocratie ? Ils parlent de légitimité. C’est nous la légitimité», crie de sa voix caverneuse Moslem Gazdallah.
«Pourri est le système. De part et d’autre : police et gouvernement», réagit la foule.
Parmi ceux qui assistent au rassemblement, des Ultras du Club Africain, les Dodgers, discrets et presque muets, d’anciens opposants politiques, tels que Slim Boukedhir, des membres de la campagne «Manich Msamah» (Je ne pardonne pas), opposée entre 2015 et 2017 à la loi de réconciliation économique proposée par feu Béji Caïed Essebsi.
«Pour nous, la cause des blessés est la mère des batailles», soutient Latifa Hosni, qui a revêtu à l’occasion son tee-shirt ciglé «Manich Msamah».
Slogans contre Ghannouchi
La manif s’échauffe lorsque des blessés insultent les policiers : «Des traîtres qui ont rendu sa liberté à Abou Iadh, crie hors de lui Wael Karafi, qui a perdu sa jambe le 8 janvier 2011 à Kasserine. Le cordon des forces de l’ordre resserre alors son étau autour des protestataires, les forçant à quitter les lieux. Mais sur le chemin de retour vers leur QG actuel, au 103, Avenue de la Liberté où ils tiennent leur sit-in, les blessés continuent à échanger avec leurs partisans. Ils croisent un militant d’Ennahdha, des insultes fusent et un mouvement de foule affole les policiers.
Quelques manifestants crient : «Ghannouchi, assassin !». Et encore : «Des vendus, des mercenaires pour 50 dinars et un paquet de biscuits Chocotom !».
Adel Ben Ghazi, militant de gauche et fidèle compagnon des blessés depuis le début de leur sit-in, comprend très bien la colère de ces hommes : « Aucun des partis, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition n’a tenté un seul geste en faveur de ces héros du 17 décembre-14 janvier. Tous sont assis entre deux chaises : la période de l’ancien régime et les temps post-révolution. C’est pour cette raison qu’ils enchaînent les échecs !».