
La Tunisie ne parvient toujours pas à sortir de la crise économique et financière : des banques publiques épuisées par le poids des créances douteuses, des entreprises publiques déficitaires en raison, notamment, du manque de transparence et de la mauvaise gouvernance, absence d’une stratégie économique claire…, autant d’éléments qui ont profondément affecté les atouts intrinsèques de l’économie tunisienne. Et pourtant, ce ne sont pas les solutions qui manquent !
Jeudi dernier, lors d’une séance d’audition devant la commission des finances, de planification et de développement à l’ARP, Marouane El Abassi, gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), avait résumé les points essentiels et les étapes à adopter dans le cadre d’un plan de relance économique pour la prochaine étape. Un plan qui, selon lui, devra être fondé sur un mécanisme de financement innovateur pour la restructuration des entreprises ayant souffert des répercussions de la pandémie du coronavirus.
En somme, ce plan de relance économique s’articule autour du renforcement des fonds propres des entreprises et l’adoption d’un mécanisme innovateur de soutien aux entreprises possédant de grandes capacités de production et d’emploi. Le plan proposé, et qui est fondé sur le partenariat entre l’Etat, les banques, les bailleurs de fonds, les partenaires étrangers, aura également pour objectif de renforcer la stabilité financière, préserver le tissu économique et contribuer à la réduction du déficit commercial. Ce même plan de relance doit renforcer les attributs de la discipline financière dans la gestion des entreprises et résoudre le problème des créances douteuses des banques.
Éviter une crise financière grave
Du côté de l’Etat, ce plan devra préserver les emplois, améliorer le climat des affaires, assurer la croissance et les indicateurs financiers des banques et instituer des avantages au profit des investisseurs dans les secteurs publics et privés. D’après El Abassi, des mesures fiscales et financières d’accompagnement sont également nécessaires afin de garantir la réussite de ce plan. Il a, par ailleurs, annoncé que la Banque centrale s’engagera prochainement dans l’élaboration du cadre technique et du plan d’exécution du mécanisme de financement innovateur, un travail qui se fera en concertation avec le secteur bancaire. El Abassi avait suggéré, lors de cette séance d’audition à l’ARP, de charger la Caisse des dépôts et consignations (CDC) de l’élaboration de ce plan, une manière d’offrir des financements allant de 1 à 3 milliards de dinars. Pour lui, sans mesures décisives, la Tunisie va connaître une crise financière grave et insupportable.
Il est à noter que, depuis plusieurs mois déjà, Marouane El Abassi avait proposé diverses actions pour une sortie de crise certaine. Il a également mis l’accent sur l’importance que joue le secteur bancaire dans la préservation du tissu économique. «Il est impératif de poursuivre les efforts pour instaurer des mesures sectorielles adéquates (pactes sectoriels, aides financières spécifiques) et mettre en place des mécanismes pour le redressement des entreprises affectées par les impacts de la crise. Aujourd’hui, cela est possible grâce à la conduite durant ces dernières années d’une politique monétaire et de taux de change plus rigoureuse ayant permis de dégager de bonnes marges de manœuvre pour donner une réponse forte à la crise», a déclaré El Abassi.
Bien que convaincu que la sortie de crise sera longue et pénible, que les incertitudes vont encore perdurer et que les solutions ne peuvent pas être apportées que par la politique monétaire, pour le gouverneur de la BCT, il est impératif d’engager et de donner confiance à toutes les parties prenantes «afin de parvenir à une solution concertée, avec une approche englobant l’ensemble de l’écosystème et la mobilisation de toutes les forces pour créer la synergie souhaitée. Parmi ces forces, le secteur bancaire se doit de jouer un rôle prépondérant de soutien aux entreprises, aux ménages et à l’économie, d’une manière générale, mais aussi aux partenaires financiers de la Tunisie».
El Abassi est persuadé que l’écosystème tunisien de l’innovation sera «le catalyseur de la prochaine phase». Une phase qui doit être placée sous le signe de «la transformation digitale». Il faut, selon lui, accélérer la digitalisation dans des domaines très divers, tels que les paiements en ligne ou mobile, chose qui sera faite durant l’année en cours. «La BCT, avec l’adhésion des différents acteurs concernés, envisage de fiabiliser davantage et de pérenniser la digitalisation des paiements pour embarquer plus de niches de populations et de l’étendre à plus de services de paiement», a-t-il précisé. El Abassi a appelé également au développement à l’international dont disposent nos e-commerçants-artisans et professionnels pour soutenir la croissance.
Malgré toutes les suggestions faites par les experts économiques et financiers, une décennie s’est écoulée après la révolution et la Tunisie ne s’en est pas remise et reste aujourd’hui étranglée financièrement. Cette situation est essentiellement due, selon les spécialistes, à la fragmentation politique caractérisée essentiellement par un paysage politique très polarisé. Une situation qui a fait ombrage à l’économie en plongeant le pays dans une crise multiple.
Un programme d’ajustement crédible
et applicable
Selon les analystes, «le contexte politique reste tendu, ce qui bloque toute tentative de relance économique». Pour Wajdi Ben Rejeb, universitaire, consultant et chef d’entreprise : «Décréter l’état d’urgence économique aura un impact positif et aidera le pays à éviter les erreurs qui ont conduit à la crise. La Tunisie a, plus que jamais, besoin d’un programme d’ajustement économique crédible et applicable. Le manque de visibilité, le flou ambiant, l’absence de perspectives et la politique de rafistolage ne peuvent plus durer. La sortie du goulot ne se réalisera qu’à travers une stratégie économique pertinente et une remise en marche immédiate du moteur économique».
Les économistes ne se lasseront jamais de le répéter, des réformes structurelles doivent être entreprises sur différents plans, comme le système de compensation, les entreprises publiques défaillantes, les caisses de sécurité sociale. Egalement, il faut mettre en œuvre une redynamisation rapide de l’économie, parvenir à l’intégration de l’économie parallèle dans le secteur formel et lutter contre l’évasion fiscale. Le pays doit emprunter ces pistes qui vont lui permettre d’éviter de sombrer davantage. Mais pas seulement cela ! Les analystes estiment que la relance économique est tributaire d’une sortie de crise politique. Elle dépend aussi d’un regain de sécurité, et d’un apaisement du climat social.
Pour leur part, il faut rallumer en urgence les locomotives éteintes de l’économie nationale, notamment la production du phosphate. Ils insistent autant sur le rôle de l’Etat dans la création de la richesse.
Beaucoup sont du même avis que l’ancien ministre du Commerce, Mohsen Hassan, et estiment que la situation politique actuelle freine considérablement toute avancée économique. Dans une déclaration faite à la presse internationale, il affirme : «Je ne crois pas aux dialogues économiques et sociaux en Tunisie. Ces dialogues se sont multipliés, mais leurs résultats sont toujours en suspens, en particulier ceux liés aux accords économiques intérieurs. Nous avons besoin d’une vraie stabilité au niveau de la scène politique. La Tunisie est en mesure de sortir de la crise économique si la vision était clarifiée au niveau politique et si la stabilité se maintient sur le plan sécuritaire et social».
Jamil Sayah, professeur de droit public à l’université Grenoble Alpes, assure que la Tunisie est, depuis 2011, en proie à une crise institutionnelle grave. «Tellement grave qu’elle a abouti à une crise générale : économique, sociale et aujourd’hui sanitaire». Il rejoint le reste des experts économiques et trouve que la plus grande gaucherie de la Tunisie est ces dirigeants qui ne parviennent pas à installer un gouvernement stable. Il insiste : «Le pays est donc dirigé par trois têtes qui refusent de collaborer… Tous sont obnubilés par leurs propres intérêts, oubliant que le pays vit une crise sanitaire grave».
Savoir arrêter l’hémorragie
Il garantit qu’actuellement «la Tunisie emprunte pour manger, pas pour des projets… L’Etat doit admettre qu’il est en faillite et les banques nationales refusent de lui prêter de l’argent, car il n’est plus en mesure de rembourser. Le prêt du FMI ne va donc pas servir à financer des gros travaux ou à se donner un peu d’air pour régler la crise sanitaire. Ce prêt viendra juste renflouer les caisses de l’État. Encore faut-il que des fonds soient débloqués».
Il atteste que la solution pour sortir de cette crise grave ne peut venir que du pays lui-même. «Il faut un vrai projet politique», déclare-t-il.
Ezzeddine Saidane, économiste, estime que les propositions faites ici et là doivent être prises au sérieux pour voir ce qui peut être mis en œuvre rapidement. «Je pense qu’il est urgent de commencer par ce que j’ai, depuis plusieurs années, appelé : arrêter l’hémorragie. Il faut mettre un terme à cette détérioration continue de nos principaux indicateurs économiques, financiers et sociaux. Cela peut être fait de manière efficace à travers un plan d’ajustement structurel dont l’exécution ne prendrait pas plus de 18 à 24 mois». L’une des pistes qu’il propose concerne la mise en place d’une stratégie de formalisation du secteur informel. «Ce secteur informel constitue aujourd’hui une très forte menace pour la Tunisie tout entière». Il propose aussi de miser sur les TPE et les PME et, pour y parvenir, il faudrait réduire sérieusement la bureaucratie, améliorer l’environnement de l’investissement, faciliter l’accès au financement par des programmes spécifiques.
Saidane conseille de développer et mettre en œuvre un programme de lutte contre la précarité sociale et la pauvreté, entreprendre une refonte totale du code du travail et du code des changes. Pour lui, «il est vital de bien saisir les opportunités qui se présentent à la Tunisie dans des domaines comme l’agriculture, la santé, l’éducation, la voiture électrique, les équipements industriels orientés vers le secteur de la santé… Tout ceci nécessite, de toute évidence, des moyens financiers énormes. Si la Tunisie ne peut plus aujourd’hui accéder au marché financier international, elle doit pouvoir trouver, voir, inventer ces ressources à l’intérieur du pays par divers moyens».
Professeur associé d’économie à l’université de Denison dans l’Ohio, aux Etats-Unis, Fadhel Kaboub partage l’avis de Ezzeddine Saidane et voit que le problème de la dette tunisienne est structurel et que les recours au FMI n’offrent que des solutions de court terme. Ce spécialiste des politiques monétaires et budgétaires dans le monde arabe estime que c’est notre dette extérieure, libellée en devises étrangères qui nous pose problème. «Pour la rembourser, il nous faut puiser dans nos réserves de change, alimentées via l’export, le tourisme, l’investissement étranger ou la diaspora. Malheureusement, nous avons déjà essayé de miser sur ces recettes et le constat est simple : nous n’en avons pas assez. Ainsi, le recours à l’emprunt devient automatique». L’emprunt, qui sert finalement en partie à rembourser d’autres prêts, est donc devenu, d’après son analyse, «un cercle vicieux». Il développe: «Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons pas eu de débat sur notre modèle économique et le fait d’aller au FMI en est la preuve. Cela signifie que nous allons continuer à répéter les mêmes erreurs. Le pays est au fond du trou. Dans une telle situation, la première chose à faire est d’arrêter de creuser. Or, en Tunisie, au lieu de réfléchir à comment en sortir, nous creusons plus vite».
Conditions préalables
Et comme alternative à la dette et pour renforcer notre résistance aux chocs, l’universitaire propose lui aussi des solutions. «Afin d’échapper au piège de la dette, il ne suffit pas de faire redémarrer le moteur, mais de le changer totalement». Ainsi, il faut investir dans la sécurité alimentaire, à travers une agriculture durable, les énergies renouvelables et se spécialiser dans les industries produisant des biens à haute valeur ajoutée, propose Kaboub, qui condamne, en même temps, les fléaux de la corruption et de l’abus de pouvoir, «peu sanctionnés par le gouvernement tunisien».
Hakim Ben Hammouda, ancien ministre de l’économie et des finances, trouve, pour sa part, que «les annonces et les accords avec les grandes organisations nationales se sont multipliés avec l’engagement d’entamer et d’accélérer le mouvement des réformes économiques restées jusque-là lettre morte en dépit des engagements pris par tous les gouvernements». Il se demande «quelles sont les conditions préalables à la réussite d’un programme de réformes et de sa capacité à opérer les changements nécessaires à la réussite de notre transition économique ?». Il annonce quatre conditions essentielles à la réussite d’un tel programme ; la vision, la stratégie, les politiques et la participation. En l’absence de ces conditions préalables et nécessaires, «l’accélération des réformes peut se transformer en une précipitation incapable de définir un programme de réformes claires, efficaces et pertinentes par rapport aux grandes priorités de notre pays», mentionne-t-il.