Si la Tunisie appelle de ses vœux une transition digitale réussie, l’Union européenne exprime sa volonté de « l’accompagner dans le processus de modernisation de sa société ».
« Sans un plan de réforme réaliste, il est difficile d’aider la Tunisie », affirme Francisco Acosta Soto, chef de mission adjoint de la Délégation de l’Union européenne en Tunisie. Il est, semble-t-il, évident qu’un effort doit être fourni pour faire sauter les verrous qui bloquent le changement. Entamé au début des années 2000, le processus de la transformation digitale de la Tunisie s’étire en longueur. Depuis 2011, peu d’avancées ont été réalisées dans ce domaine. Le processus est pratiquement au point mort. Pourtant, il s’agit d’une transformation vitale, nécessaire, voire salvatrice pour une économie exsangue et en perte de vitesse.
Le pays risque de perdre ses atouts qui lui ont permis de se construire l’image de marque d’un hub technologique. Peut-on surmonter les lacunes et les difficultés qui entravent la transition numérique? Quels sont les moyens envisageables pour accélérer ce changement tant souhaité ? Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, le Centre des études méditerranéennes et internationales a organisé mardi 22 juin, une rencontre-débat en présence de Ahmed Driss, président du centre, Francisco Acosta Soto, chef de Mission adjoint de la Délégation de l’Union européenne en Tunisie, Abdelkader Boudriga, économiste et expert en gouvernance, et Olfa Kamoun, professeur universitaire spécialisée en informatique.
Dégradation du climat des affaires
Évoquant les atouts de la Tunisie dans le domaine du numérique, Francisco Acosta Soto a souligné que le pays figure parmi les économies émergentes les mieux classées en termes de technologies. Ce qui constitue, selon ses dires, un potentiel important à promouvoir et à développer. Il a mis l’accent sur la forte capacité d’adaptation aux technologies de pointe en tant qu’ atout considérable dont jouit la Tunisie. Il a affirmé, dans ce contexte, que l’Union européenne “souhaite accompagner la Tunisie dans le processus de modernisation et de digitalisation de sa société pour les 15 ans à venir”. Et d’ajouter “Il faut imaginer la Tunisie comme un pays digital, comme un pays de destination d’investissement digital”.
Le diplomate européen a souligné la nécessité de mettre en œuvre un plan de réforme réaliste qui met en valeur le potentiel du pays, améliore le climat de l’investissement et qui vise à réduire les dépenses de l’Etat afin de dégager les ressources nécessaires pour l’investissement. “Sans un plan de réforme réaliste, il est difficile d’aider la Tunisie”, a-t-il argué. Mettant en garde contre la fuite des investisseurs européens, Francisco Acosta Soto a rappelé que plus de 3.000 investisseurs européens actuellement présents en Tunisie, avec des investissements qui ont généré plus de 300 mille emplois,déplorent la dégradation du climat des affaires du pays. “Ils pensent partir ailleurs si les conditions ne s’améliorent pas. La réforme économique et les grands chantiers de réformes économiques, qui répondent aux besoins de la population, restent en friche”, a-t-il précisé.
Modernisation de l’accord d’association
Évoquant les relations de partenariat entre la Tunisie et l’Union européenne, Francisco Acosta Soto a rappelé que la Tunisie bénéficie du statut de partenaire privilégié qui lui permet d’accéder à divers programmes horizontaux sur un pied d’égalité avec un pays membre. Mettant l’accent sur l’assistance financière fournie par l’UE, il a fait savoir qu’en 2016, les allocations financières dédiées à la Tunisie ont presque doublé. Le diplomate européen a souligné que les deux parties sont en train de réfléchir sur les moyens et les méthodes de modernisation de l’Accord d’association qui a été signé en 95 et dont le bilan est jugé “assez positif” par la partie européenne.
Par ailleurs, le chef de mission adjoint a indiqué que trois grands axes font, actuellement, l’objet de concertation entre la Tunisie et l’Union européenne. Le premier axe porte sur le renforcement de la gouvernance démocratique, de la bonne gouvernance et sur la consolidation de l’Etat de droit. Le deuxième axe concerne la croissance économique, la création de l’emploi, la stabilité macroéconomique et l’amélioration du cadre de l’investissement privé. Le troisième axe s’articule autour de tout ce qui est développement inclusif et durable des territoires et réduction des inégalités sociales.
Évoquant la communication conjointe adoptée en 2020 par la commission européenne lors de la célébration du 25e anniversaire du processus de Barcelone, Francisco Acosta Soto a souligné que le document propose un nouvel agenda pour la Méditerranée et marque le renouvellement des relations des pays de l’Union européenne avec le voisinage sud. Il a ajouté que ladite communication est destinée principalement aux jeunes afin de les aider à mieux comprendre les enjeux communs partagés par les pays des deux rives.
Il a affirmé, à cet égard, que l’Union européenne a la « volonté profonde d’aider le Maghreb à reconquérir sa souveraineté économique ». C’est dans ce contexte qu’il a cité les principaux indicateurs reflétant le profond écart entre les pays des deux rives de la Méditerranée. Il s’agit notamment des différences en termes de niveau de vie, mais également en termes de richesses créées par habitant (qui est 13 fois plus faible au Maghreb qu’en Europe), outre les écarts démographiques (la croissance de la population de moins de 30 ans a atteint 50% au Maghreb, alors qu’elle est de 6% seulement en Europe).
Quel positionnement pour la Tunisie
L’intervention de Abdelkader Boudriga s’est articulée, en somme, autour des aspects de l’économie numérique. Il a affirmé que la transformation digitale est une opportunité importante que la Tunisie n’a pas le droit de rater. Et d’expliquer que contrairement aux modèles économiques basés sur le coût de facteur, le modèle de l’économie numérique ne nécessite pas un environnement des affaires. Selon l’expert, la transition digitale ne se limite pas à la simple intégration des technologies. En effet, il estime que trois aspects définissent la “vraie” transition digitale. Le premier est relatif à la chaîne de valeur directe des TIC. L’enjeu, dans ce cas, est de savoir quel est le positionnement de la Tunisie par rapport à cette chaîne de valeur. Le deuxième aspect se définit à travers les opérateurs qui ne dépendent pas des TIC, mais dont l’utilisation leur permet d’améliorer la compétitivité. C’est le cas des entreprises opérant dans les secteurs du tourisme, de la santé, etc. Le troisième aspect concerne les entreprises dont l’existence dépend des TIC. “La transition digitale, c’est la création du contenu, c’est le E-learning…etc. Il s’agit d’un modèle qui ne nécessite pas un environnement des affaires”, a-t-il indiqué.
Par ailleurs, Boudriga a évoqué cinq principaux indicateurs qui traduisent le degré d’avancement dans la transition digitale, à savoir le niveau de connectivité (moyen en Tunisie), les compétences numériques (qui posent problème en Tunisie au regard de la fuite des talents, mais aussi de l’approche adoptée dans la formation), l’utilisation de l’internet, l’intégration des outils technologiques au sein des entreprises et, enfin, la digitalisation des services publics.
La Tunisie n’est pas préparée
De son côté, Olfa Kammoun a, en somme, souligné que la Tunisie n’est pas préparée pour la transformation digitale. En se référant à son classement dans le Network Readiness Index de 2020 où la Tunisie occupe le 91e rang sur un total de 135 pays, la spécialiste a affirmé que la Tunisie n’est pas “très bien connectée”
Au sujet de l’impact de la transformation digitale sur le marché du travail, Kammoun a affirmé que tout un pan de métiers va disparaître d’ici 2030. Face à cette inévitable réalité, la formation universitaire n’est pas toujours adaptée au bouleversement que le marché de l’emploi est en train de subir, estime-t-elle. Seulement 18% des étudiants suivent une formation spécialisée dans les TIC.
Évoquant les perspectives de coopération entre l’Union européenne et la Tunisie dans le domaine de la transition digitale, l’universitaire a mis l’accent sur l’importance des co-financements de l’entrepreneuriat numérique et des investissements dans l’infrastructure télécom. La formation des compétences et des talents, l’accompagnement de la Tunisie dans le processus d’alignement sur la législation européenne et l’assistance pour l’octroi de supports techniques visant la promotion de l’inclusion financière sont autant de pistes de coopération qui visent in fine à aider la Tunisie à mener à bien sa transformation digitale.