On nous écrit | «Kaâbat Juhayman» (La Mecque de Juhayman) de Abdelhalim Messaoudi : Entre le réel et l’imaginaire…

Par Ines ZargayounaChercheuse en Théâtre et Arts de spectacle –

«Kaâbat Juhayman» est l’intitulé de la nouvelle pièce de Abdelhalim Messaoudi, critique, penseur et auteur de théâtre. Un intitulé intrigant qui sous-entend que la Kaaba, l’Unique, est au fait multiple et que le texte va nous présenter celle de Juhayman.Dès la couverture de la pièce, Juhayman est là, dans une photo du vrai personnage lors de sa capture par les autorités saoudiennes, après le siège du Masjid al-Haram (la Grande Mosquée de la Mecque), qu’il a dirigé en 1979, avant d’être exécuté sur la voie publique en 1980. La Kaaba de Juhayman est une pièce de théâtre en quinze tableaux, avec vingt-deux personnages. L’auteur, Chokri Mabkhout, la décrit en quatrième de couverture en tant que mélange entre la réalité historique et l’imagination possible, entre le possible et l’exotique, entre la tragédie et la comédie, etc.

Nous sommes donc devant Kaabet Messaoudi.

Théâtre et islam

Cette pièce se base sur un fait historique, lié à la religion commune de notre société tunisienne, avec un traitement audacieux qui prend la pensée religieuse, tel un taureau par les cornes, tentant de la raisonner en la questionnant.

Le fait historique, dont il est question dans la pièce, est un fait peu connu, peu traité et peu mis en lumière. Parce qu’il reflète la face sombre de l’histoire de la pratique de cette religion. Une face sombre et sanglante qui n’est certes pas l’unique et la seule.

Ce n’est pas la première fois que le théâtre tente de mettre en garde sa société du danger du dogmatisme religieux, en ces dernières années, c’est même devenu un des sujets favoris de notre théâtre tunisien, qu’il en est devenu cliché et galvaudé. La plupart des pièces traitant de ce sujet ont mis en exergue l’écart entre le théâtre et la religion, mettant le spectateur dans le dilemme de choisir entre une des facettes de son identité et un art qui est censé lui ressembler et parler de lui. L’auteur de ce texte a réussi, dans un traitement peu commun, à offrir au Tunisien une des facettes de son identité, en allant la lui chercher, à ses risques et périls, au fin fond du désert d’Arabie, pour se l’approprier et la questionner. Une identité tant cherchée par l’individu tunisien, tant espérée et refoulée.Une identité religieuse qu’il lui a fallu constituer d’éléments venus d’environnements sociaux différents du sien.

Une identité portée comme un «9amis» et enlevée avec sa peau collée lors d’une explosion.Une identité qui le rend étranger aux siens et étranger aux yeux de ceux à qui elle appartient.Une identité refoulée, refusée et niée à cause des risques de glissement.

Une identité qui ne cesse d’échapper au Tunisien. Tantôt lâchée, tantôt attrapée, mais rarement portée sereinement.

Historique ou artistique : réalité ou imagination

L’auteur de «Kaâbat Juhayman» a pris un fait historique, avec des personnages réels, dans le contexte géographique de ce fait, le désert d’Arabie et La Mecque. Il y a introduit et a entremêlé des personnages fictifs avec des faits fictifs.

Ce qu’il a gardé : les faits dans leurs grandes lignes, les personnages essentiels et les lieux. Ce qu’il a introduit : des personnages, une poésie du lieu, une âme tunisienne (dans le rythme essentiellement).

L’imaginé, personnages et évènements, n’a pas eu d’impact réel sur les faits. Le déroulement du fait essentiel est resté le même, mais les faits fictifs qui l’ont entouré ont arrondi ses angles et adouci sa noirceur.Par le biais du traitement ingénieux de ce fait historique religieux, dans un style et rythme, qui reflètent si bien le «purement tunisien», l’auteur a réussi à rapprocher le désert d’Arabie et La Mecque, dans une poétique qui nous ressemble, pour nous permettre de nous les approprier et ainsi de les interroger.A côté de la face sanglante et sombre d’un Juhayman, il a mis la face lumineuse et spirituelle d’un Ismaïl, dans un contraste et une confrontation subtile.

Lorsque nous terminons la lecture, nous constatons la victoire du dernier, son image restant ancrée dans notre esprit. Telle une étoile dans la nuit, elle nous guide à retrouver le chemin vers la symbolique en nous du désert d’Arabie lointain et de La Kaaba.

Juhayman ou Ismaïl

Juhayman est le personnage protagoniste du fait historique réel sur lequel se base la pièce. L’auteur le présente tel un homme rempli de haine et de rage envers une injustice et une traîtrise, menant une stratégie de vengeance opposant à l’injustice une plus sanglante et à la traîtrise une plus sournoise.

Ismaïl est un personnage imaginé, un enfant de dix ans venu en pèlerinage à La Mecque avec sa mère, un pèlerinage qu’il vit telle une aventure, incarnation d’une de ses bandes dessinées favorite.

Juhayman nous apparaît pour la première fois au septième tableau intitulé «Crachat» et Ismaïl au douzième intitulé «Une fleur telle une peinture» (ou «une fleur écarlate tel le cuir rouge»).

Le premier, nous le découvrons dans le désert d’Arabie à la fin du coucher du soleil, le deuxième à La Mecque au début de la nuit. La première réplique de l’un est «ils ont dit…» et de l’autre «Jalila…» (le prénom de sa mère).

Ils ne se rencontrent qu’au quatorzième tableau à La Mecque : Ismaïl à l’intérieur de La Kaaba et Juhayman en dehors de celle-ci. Nous voyons Ismaïl en entendant la voix off de Juhayman. Nous suivons Ismaïl, dans son dialogue avec le Cheikh, dans un voyage poétique, prophétique et sublime, entrecoupé avec la voix de Juhayman, menaçante et agressive. Dans un agôn qui se passe dans le mental du lecteur, les deux personnages mènent leur combat, l’un contre l’autre, qui finit par un retour de chacun à la vérité de sa première réplique : Juhayman entre les mains de ceux auxquels est revenu la parole (tel qu’on le sait par le fait historique) et Ismaïl entre les bras de sa mère.

Tragédie ou comédie

Un des aspects de la tragédie athénienne est son choix de se placer entre deux interrogations, comme le dit Barthes : «L’une, religieuse, la mythologie ; l’autre, laïque, la philosophie (au IVe siècle av. J.-C.)». Le poète tragique d’antan s’est donc servi de la mythologie comme une réserve, non pour présenter ses réponses, mais pour mettre en lumière ses points d’interrogations.

C’est sur cet aspect que l’auteur de «Kaâbat Juhayman» se joint aux auteurs tragiques, avec son choix d’un fait réel historique religieux comme base de sa pièce. Son traitement artistique nous rapproche de ce fait, loin de nous géographiquement et historiquement, afin de s’en servir comme réserve d’interrogations envers notre identité.

La comédie athénienne, comme genre artistique, est basée sur l’agôn, un combat qui confronte une pensée à une autre, qui, à son terme, révèle l’idée triomphante selon le poète.Selon ce prisme, l’idée triomphante dans cette pièce serait celle d’Ismaïl, celle donc de la spiritualité pure, poétique et innocente.

«Kaâbat Juhayman» se place entre les deux genres, en attente d’une nomination nouvelle propre à ce genre nouveau d’écriture théâtrale, ainsi que d’une concrétisation scénique qui lui ressemble.

Arabe littéraire et accessibilité

La langue utilisée est l’arabe, un arabe «littéraire», mais très accessible aux francophones tunisiens, car imprégnée d’une âme tunisienne rarement perçue dans un écrit théâtral en arabe littéraire.

Une âme tunisienne dans le rythme qui nous fait vivre à chaque tableau une expérience de lecture où les sens s’éveillent avec l’assimilation. Nous comprenons et nous sentons en même temps.

Un rythme qui se renouvelle à chaque début de tableau. A la fin, lorsque l’auteur décide de finir la danse, nous nous retrouvons seuls dans le désert, la tête remplie d’interrogations, dans un berceau que nous propose l’auteur pour continuer la quête de nos réponses.

Une pièce à mettre entre toutes les mains avec une garantie de plaisir, de sensations et de grands enseignements.

Vous trouverez cette pièce à la Librairie Babel, 40 avenue de Ghana, Tunis.

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