Tribune | Lettre ouverte à Son Excellence Monsieur le Président de la République: Nous les femmes tunisiennes…

tribune la presse

Par Amel Samoud KHAMARI |  Fonctionnaire, présidente de l’Association tunisienne de la gouvernance et de l’égalité des chances entre les femmes et les hommes dans les postes de décision |


Je me décide aujourd’hui, alors que la Tunisie célèbre le 65e anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel, d’adresser cette lettre, qui est, en réalité, un cri d’alarme lancé au Président de la République, Kaïs Saïd, l’homme providentiel, qui dans un sursaut patriotique et salutaire vient de mettre fin à la déprédation dans laquelle se trouvait notre pays depuis dix ans.

Votre Excellence, Monsieur le Président de la République,

Plusieurs questions simples qui ne cessent de tournoyer dans ma pauvre tête et qui me poussent à m’adresser à Votre Excellence, dans l’espoir d’avoir des réponses : comment vous allez faire pour ne pas oublier que les femmes dépassent, en nombre, les hommes et qu’elles ont toujours été majoritaires à réussir à tous les niveaux de l’enseignement ? Comment allez-vous regarder du côté de leurs succès au travail dans nos administrations publiques et nos sociétés privées, dans le secteur de la recherche scientifique, et même, dans le sport ?

Oui, Monsieur le Président, les Tunisiennes sont aux premiers rangs sur tous les plans, y compris bien sûr dans leurs foyers familiaux ! Oui, elles sont performantes, travailleuses et, surtout, patriotes. Elles s’accrochent à leur terre et agissent pour qu’elle soit préservée face aux menaces qui la guettent de toutes parts.

Alors, pourquoi on ne les retrouve pas dans les postes de décision dont «les clefs» sont entre vos mains ? Ont-elles des handicaps tus ? Ne peuvent-elles pas aider à la reconstruction du pays après les dégâts qu’il ne cesse de subir depuis dix ou onze ans ?

Mais, à comparer entre ce que «nos» hommes politiques nous racontent lors des campagnes électorales sur l’égalité, la parité et tous les droits de la femme, nous ne pouvons que nous rappeler ce que Voltaire écrivait: «La politique est l’art de mentir à propos». Que de promesses sur ces «foutus» droits de la femme, sur la nécessaire parité entre hommes et femmes dans les gouvernements, lors de la désignation des têtes de liste pour les élections, pour les postes diplomatiques…

La réalité est tout autre bien évidemment !

Et la gifle donnée à une femme (une députée, mais — surtout — une femme) dans l’enceinte de l’Assemblée des représentants du peuple ne peut que donner la preuve, indiscutable, que ni les valeurs humaines, ni les lois ne sont considérées, y compris là, où elles sont supposées être protégées !

Un conseil, Monsieur le Président : ne les négligez pas, ces femmes, car elles ont, chacune, une voix et elle compte autant que celle de l’homme ! Souvenez-vous des millions de voix féminines récoltées par feu Béji Caïd Essebsi pour devenir Président de la République ! Et de toutes celles qui vous ont fait confiance et qui continuent à vous soutenir, estimant que vous pouvez changer la situation politique, économique, sanitaire et sociale de notre pays.

Sinon, nous finirons par appliquer ce que le grand Coluche disait, en son temps : «On devrait inventer l’alcootest politique, on devrait faire souffler les hommes politiques dans un ballon pour savoir s’ils ont droit de conduire le pays au désastre».

Sachez, Excellence, que dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, la Tunisie s’est toujours caractérisée par une politique volontariste en faveur des droits des femmes et pour la suppression des inégalités entre les sexes. L’égalité professionnelle est un des objectifs des politiques publiques, et l’engagement du gouvernement sur cette voie s’est concrétisé par la ratification de plusieurs conventions internationales sur les droits sociaux des femmes et contre toutes les formes de discrimination au travail. 

Depuis 2011, cette orientation s’est renforcée par une série de réformes juridiques parmi lesquelles :

— l’adoption d’une nouvelle constitution en 2014 qui consacre l’égalité en droits et en devoirs entre les citoyens femmes et hommes;

— l’adoption du principe de la parité dans les élections nationales;

— la levée des réserves sur la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedef);

— l’adoption de la loi organique n° 2017-58 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes.

Malgré un haut niveau d’éducation des femmes, les inégalités persistent dans la fonction publique, dans les postes d’encadrement, de direction et de prise de décision, où les femmes sont toujours sous-représentées. Il y a même des femmes fonctionnaires qui attendent depuis 8 et 10 ans de monter en grade !

Ce constat tend à se confirmer à mesure que les échelons de la hiérarchie s’élèvent, notamment en ce qui concerne les postes techniques de haut niveau.

Pour assurer l’équité, des mesures sont nécessaires pour compenser les désavantages historiques et sociaux qui empêchent les femmes et les hommes de fonctionner d’égal à égal. Le concept d’équité reconnaît que les femmes et les hommes ont, parfois, besoin d’un traitement différent pour obtenir des résultats similaires, en raison des conditions de vie et de responsabilités professionnelles et familiales différentes, ou pour compenser les discriminations passées.

Pourquoi, donc, la Tunisie ne suit pas l’exemple des pays qui ont eu recours à la modification des cadres légaux et réglementaires pour y ajouter des mesures d’actions positives de parité qui contribuent à assurer une vraie égalité ?

Selon une étude de l’Ocde, les mesures positives égalitaires intégrées aux lois électorales tunisiennes nationales et locales ont prouvé l’importance du cadre juridique comme étape essentielle à l’instauration de la parité et de l’égalité : aujourd’hui, et malgré la mise en œuvre de ces lois, les femmes ne représentent que 22 % des députés élus à l’Assemblée des représentants du peuple, alors qu’elles étaient 31 % en 2014 et même 36 % en fin de mandature. 

Pourquoi ce décalage entre la loi et la réalité ? Est-il dû à un manque de connaissances, de diplômes et de capacités chez les femmes, plus que chez les hommes ?

Voyons ce que nous apprennent les chiffres : une femme ayant un emploi sur quatre travaille dans la fonction publique (26%), contre 17% pour les hommes (en 2016). Pourtant, la répartition des diplômés du cycle supérieur de l’ENA en 2016 montre que 64% des diplômés sont des femmes, contre 36% d’hommes. Pourquoi «découvrons-nous» que le taux de féminisation des emplois fonctionnels dans la fonction publique n’a jamais dépassé les 35.8% ? Plus grave, encore : le taux de féminisation des emplois fonctionnels est comme suit : directrices générales : 25%, directrices : 30.1%, sous-directrices : 33.8% et de cheffes de service : 40.2%. (Chiffres de 2016) ?

Ainsi, il reste beaucoup à faire dans la fonction publique pour rendre cette égalité concrète, loin des discours politiques qui affirment ce qui n’existe pas.

Le gouvernement peut intégrer des mesures positives paritaires et égalitaires dans le statut de la fonction publique afin de corriger les discriminations.

Quelles sont les raisons, supposées ou réelles, qui font que la parité, mentionnée dans nos constitutions entre les femmes et les hommes dans les postes de décision, ne soit pas effective ? Pourquoi, et malgré les affirmations des uns et des autres, les femmes tunisiennes demeurent en deçà du nombre de postes qu’elles devraient occuper au niveau de la présidence de la République, à l’Assemblée des représentants du peuple, au gouvernement et même aux conseils municipaux ?

Et, surtout : qu’ont gagné les femmes tunisiennes depuis «la révolution» qui a laissé entrevoir une lueur d’espoir quant à la concrétisation effective de toutes les lois et dispositions en leur faveur depuis l’indépendance du pays ? Et quels sont leurs acquis ? Autrement dit. Quelle place est réservée aux femmes au sein d’une société que ceux qui la dirigent ne cessent de dire qu’elle est démocratique et ne fait pas la différence entre les sexes ?

Mais la réalité est autre : les partis politiques préfèrent les hommes : malgré la parité horizontale instaurée par la Constitution de 2014, les femmes ne sont pas privilégiées par les partis politiques pour être têtes de liste. Au gouvernement, sur trente ministres, trois femmes sont entourées de vingt-sept costumes-cravates. Idem pour le corps diplomatique : 8 ambassadrices sur 88 postes. (2021).

Votre Excellence, Monsieur le Président de la République,

Comment réclamer, donc, la place des femmes dans le leadership ?

Shirley Chisholm, la première femme noire membre du Congrès américain, a répondu, un jour, à cette question en affirmant à l’adresse des femmes : «Si on ne vous donne pas un siège à la table, apportez une chaise pliante».

Ce que les Tunisiennes seront poussées à faire, si elles continuent à ne pas être écoutées et s’il n’est pas permis de nommer celles parmi elles qui méritent de participer aux efforts qui aideront leur pays à se redresser. Mais sûrement pas en se servant de sièges pliants, mais de leur légitimité d’appartenance à ce pays construit par ses femmes et ses hommes, la main dans la main.

Ou seront-elles devant l’obligation de crier leur colère, de monter au créneau et de se constituer en forces d’influence dans le monde de la politique ? Et vous verrez, elles seront aux premiers rangs, parce qu’elles sauront défendre ce qui leur revient de droit : agir pour les intérêts suprêmes de leur patrie qui n’a vécu, depuis dix ans, que sous le poids de crises successives et multiformes sur tous les plans et dans tous les domaines !

Bonne fête de l’indépendance à toutes les femmes de la Tunisie et à tous ses hommes.

Et rappelez-vous, Monsieur le Président, cette petite phrase du grand Léon Tolstoï : «Femmes, c’est vous qui tenez entre vos mains le salut du monde» !

A bon entendeur, salut !

Un commentaire

  1. MEJRI Moncef

    14/08/2021 à 16:19

    Cette lettre aurait été excellente si elle n’avait pas contenu deux éléments : une menace à mots couverts sous la forme d’un avertissement et la défense d’une personne qui a applaudi un dictateur qui a trahi Bourguiba. On menace qui ? Un homme qui n’a peur de rien. On défend qui ? Quelqu’un qui encourageait Ben Ali avec des you you admirateurs. Fi !

    Répondre

Laisser un commentaire