Tribune: « Ils ne nous auront pas vivants ! »

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Kaïs Saïed hérite d’une situation d’écroulement généralisé, d’un pays « champ de ruines ». Cela lui offre l’opportunité de faire tout ce qu’il veut, avec un soutien offert d’avance et inconditionnel, sans être obligé de disposer d’une feuille de route puisqu’il a carte blanche.

Mais, en même temps, il se retrouve, de la sorte, en présence d’un corps social sans substance, complètement désarmé, prêt à avaler tout ce que KS veut lui proposer comme couleuvre. Mieux, les armées de facebookeurs mobilisées pour la cause sont hyper-gendarmées pour écraser la moindre velléité d’opinion qui veut exprimer une simple nuance par rapport aux injonctions du chef. Beaucoup n’ont pas voulu admettre que nous sommes dans un cas pathologique, celui d’un fait social transformé en salle d’opération chirurgicale, dont le préalable est d’endormir le patient, parce que l’on va procéder à de la découpe au bistouri. Cela convient parfaitement à un certain imaginaire politique, ou du moins le trop que l’on en connaît, celle d’un Chef en présence d’une « poussière d’individus », sans aucune forme de conscientisation culturelle, sociale ou politique autre que celle de la « confiance aveugle dans le zaïm ».

Il est vrai que le Président opère sur du velours, avec une situation de gouvernance tellement catastrophique que la simple remise en production des mines de phosphate comme cela a été le cas pendant plus d’un siècle, ou l’accélération de la vaccination comme cela se fait banalement tous les jours dans tous les pays du monde un tant soit peu organisés, apparaît comme un « miracle présidentiel », à propos duquel l’on est cordialement invité certes à l’admirer mais surtout la gueule fermée.

Mais, la délectation du chef de l’Etat en présence d’une société aussi étalée à plat ventre ne devrait pas être de sa part aussi jubilatoire au point de se permettre des sorties qui ne brillent pas par leur respect pour ses interlocuteurs, censés être devant lui en position de dialogue et d’échange. Car si tout un pays se retrouve dans une impasse, pour le remettre en ordre de marche, il ne s’agit pas de davantage l’enfoncer, mais de comprendre les causes de l’embourbement pour, d’un côté, commencer à l’en sortir et, de l’autre, le remettre sur la bonne voie. Or, pour cela qu’est-ce que la décennie 2011- 2021 qui a conduit au résultat d’aujourd’hui, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit ?

Une période qui, après épuisement des possibilités de celle d’avant, faute de renouvellement, il fallait passer à une phase d’organisation et de la société autre, de la doter du cadre institutionnel qui convient à ce nouveau mode de fonctionnement et, ensuite, de la doter d’une feuille de route pour la décennie qui allait suivre l’année 2011, dans laquelle il s’agira certes de développement mais également et ô combien d’apprentissage démocratique, après un port de camisole liberticide pendant plus d’un demi-siècle.

Néanmoins, la révolution n’ayant bénéficié ni d’un contenu clair préalablement tracé, ni d’une direction acceptée et responsabilisée, elle a été la porte ouverte à la chose et son contraire, comme dirait Latifa Lakhdhar, conduisant à une cacophonie générale inextricable, y compris de la part d’acteurs comme Kaïs Saïed lui-même, resté en fixation sur la question du pouvoir constitutionnel, alors que les vraies bagarres sociales et sociétales qui ont lieu pendant au moins quatre années ont été autour des choix du mode de vie et surtout la lutte courageuse d’une partie de la société tunisienne contre le danger de l’obscurantisme, la régression sociale et culturelle et le retour de quelques siècles en arrière.

Tout le profil conservateur-populiste de KS, étranger à la manière avec laquelle la société a vibré ces années-là, semble aujourd’hui mis sous silence par trop de monde, pourvu qu’il nous sauve de la catastrophe. Soit. Mais encore fautil savoir ce que peut faire Kaïs Saïed et surtout ce qu’il ne peut pas faire. Lorsque l’on se trouve dans un véhicule descendant sur une pente toujours plus glissante vers le bas, on se félicite qu’il y ait eu quelqu’un qui ait pu poser trois ou quatre grosses pierres pour mettre un arrêt à la descente vers l’abîme. Toutefois, deux questions graves se posent juste au lendemain du sauvetage in extrémis et en catastrophe. La première : par quel moyen autre que les grosses pierres de calage et stoppage peut-ton ramener le véhicule à une position de capacité d’engagement dans une nouvelle voie ?

La deuxième : quel choix de route, précisément, évitant non seulement un nouvel embourbement mais surtout ouvrant carrément une nouvelle perspective d’avenir, parce que l’on est déjà, on semble l’oublier, à dix années de la promesse d’un monde meilleur pour les Tunisiens ? Kaïs Saïed présente une qualité relative et deux défauts absolus. La qualité, relative, concerne la lutte contre la corruption. Il est évident qu’il s’agit d’un « monsieur propre » et qu’il a de la crédibilité quand il traite du sujet en paroles ou en actes. Mais là où il se trompe sur toute la ligne, c’est que l’on peut faire des coups d’éclat anti corruption, applaudis de manière trop appuyée par la galerie de service, mais réduire structurellement et durablement la corruption est une autre paire de manches, dans laquelle interviennent l’organisation solide, démocratique et transparente de l’Etat, le rôle de la société civile et politique, la bonne rémunération des fonctionnaires pour les soustraire à la mendicité, l’élimination de l’extrême pauvreté, l’assainissement de la police et de la justice, la relance de l’activité pour donner de l’emploi aux jeunes et du revenu aux ménages, etc. soit tout un programme réalisable sans aucun doute, mais qui exige de l’adhésion et la mobilisation de masse en sa faveur et ne s’arrête pas au bon vouloir d’une personne, quelles que soient l’étendue de son pouvoir et la consistance de sa conviction. Les deux défauts absolus concernent le politique et le parlementaire.

L’existence même de Kaïs Saïed en tant que professeur de droit constitutionnel, il la doit aux partis de la lutte nationale qui ont permis l’indépendance et l’édification et ceux de la lutte sociale qui ont poussé vers plus d’accès du plus grand nombre aux acquis de la libération. Quant au Parlement et la préférence, contradictoire du reste, pour un « conseillisme » doublé de « présidentialisme », je citerai encore une femme, Salsabil Klibi, qui attire notre attention pour la nième fois sur l’attractivité factice du régime présidentiel, alors que le mode parlementaire, celui de toute l’Europe démocratique à l’exception de la France, ferait mieux l’affaire.

Ceux qui ont été en France pendant les années soixante et soixante-dix du siècle dernier et ont été mêlés aux mouvements étudiants qui y étaient présents n’ont pas pu ne pas connaître la Féanf ou Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, très militante, et qui a vu passer parmi ses rangs les futurs leaders de la région de l’époque. Entre les dirigeants de la Féanf, il y avait une sorte de mot d’ordre informel, pas officiel, mais qu’ils reprenaient volontiers entre eux et qui était d’une formulation très simple : « On les aura ! ». Toutefois, ayant constaté quand même que les choses n’avançaient pas tellement comme ils le désiraient en matière de lutte contre le colonialisme, la malgouvernance et la corruption, ils ont révisé un peu à la baisse le mot d’ordre en question pour qu’il devienne : « Ils ne nous auront pas ! ». Et devant la persistance et parfois même l’aggravation de la situation de l’Afrique et de la tâche des patriotes et progressistes, ils ont finalement opté pour la formule définitive : « Ils ne nous auront pas vivants ! ».

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