Crise économique et financière en Tunisie: Un immobilisme intrigant

En octobre dernier, la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, avait déclaré que «le fonds attend d’entendre les autorités tunisiennes concernant leurs priorités et concernant la politique économique. Ce qui pourrait les amener à s’engager dans un programme de fond». Tous les regards sont tournés vers la Tunisie, et toute la communauté d’experts, tunisiens et étrangers, attendent des réformes qui tardent toujours à venir.

«La Tunisie n’a d’autre choix que de s’engager dans des réformes à court terme, après la dégradation par l’agence de notation américaine Moody’s de la note souveraine à long terme, en devises et en monnaie locale, de B3 à Caa1 et le maintien de la perspective négative». C’est ce qu’a déclaré l’expert en économie et en marché financier, Moez Hadidane.

Une baisse qui été prévisible en raison des déséquilibres financiers qui classent la Tunisie dans la catégorie des pays émetteurs à risque très élevé. Elle amplifiera, en effet, les difficultés financières du pays qui risquerait, selon M.Hadidane, «de connaître le scénario grec». Notre pays se trouve dans une situation assez délicate et il sera très difficile de sortir sur le marché financier international pour emprunter auprès des bailleurs de fonds. Pour l’expert, la Tunisie doit engager en urgence des réformes structurelles et un programme de réforme, dont les priorités ont été déjà discutées, qui répondra aux conditions du Fonds monétaire international (FMI). Ces réformes urgentes doivent être ciblées pour stabiliser l’économie et mettre les finances publiques sur une voie durable. L’objectif, selon la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, est de créer un climat favorable à la création d’emplois et assurer une croissance plus durable.

Dans une interview parue sur les colonnes de site «Webmanagercentre», M.Hadidane affirme que la Tunisie n’a d’autre choix que de s’endetter. «Nous devons le faire pour répondre aux impératifs du court terme dont les services de la dette et l’achat de biens de première nécessité, comme les médicaments, les céréales et les hydrocarbures. Ces importations nécessitent des devises, et notre problème est justement les limites de nos provisions en devises».

Gare aux financements à court terme !

Il insiste, encore une fois, sur les réformes que doit engager la Tunisie sur le moyen et long termes. Pour lui, la meilleure solution est de les engager avec le FMI. D’après ses propos, le Fonds monétaire international ne menace pas la souveraineté de la Tunisie. «Si nous voulons sauver la mise dans notre pays, nous devons entreprendre ces réformes que le FMI demande, c’est ainsi que nous pourrons remettre les choses en place». M.Hadidane met en garde contre le recours à des financements sur le court terme, «ça sera du revolving jusqu’à l’éclatement de la bulle économique tunisienne, dont nous commençons à entrevoir les prémices». Il regrette fortement «l’immobilisme tunisien» qui commence à être intrigant. L’absence de réformes pousse les bailleurs de fonds à nous refuser les prêts, assure M.Hadidane.

En ce qui concerne les réformes urgentes à entreprendre, il propose, tout d’abord, la réduction des «dépenses superflues de l’Etat», à savoir les dépenses de fonctionnement estimées à 2 milliards de dinars. Il suggère également le gel des salaires sur au moins 3 ans. L’expert préconise de faire baisser la masse salariale. «Il faut que l’Etat négocie avec les syndicat pour que, sur une période trois ans, il n’y aura pas d’augmentation des salaires dans la fonction publique. Ce sera déjà un message fort», dit-il. Egalement, la réforme des entreprises publiques est une nécessité absolue, «ce ne sont pas des entreprises productives et performantes, elles reconduisent d’une année à l’autre leurs pertes», explique-t-il. Selon lui, «Tunisair», la «Stir», «El Fouledh» ou encore la «Steg» ne doivent plus être un fardeau pour l’Etat. «Pour exemple, la Steg doit se contenter de distribuer l’énergie et ne doit plus avoir le monopole à la fois sur la distribution, le transport et la production. Plus personne ne fait ça dans le monde !», déplore-t-il. Il propose également le recours aux concessions. «Le Port de Radès pourrait en être le meilleur exemple», développe-t-il.

Savoir générer un déficit saschronique

Moez Hadidane invoque l’urgence de mener une politique d’austérité et de mettre en place des réformes douloureuses. Il émet également l’idée que la Tunisie baisse et réoriente les subventions sur certains produits. «Pourquoi ne pas augmenter le prix de la baguette de 200 à 250 millimes, sachant le gaspillage énorme de ce produit».

Pour Abdelkader Boudriga, analyste économique et universitaire, «l’accès aux revendications sociales post-révolutionnaires a généré un déficit chronique duquel la Tunisie n’arrive pas à sortir». Il estime que la détérioration des finances publiques ne date pas d’aujourd’hui, mais de 10 ans en arrière. Le ratio entre la dette et le PIB de la Tunisie est passé de 40,7% en 2010 à plus de 100% actuellement. Ainsi, l’augmentation du niveau de la dette publique a provoqué la détérioration de la situation budgétaire depuis 11 ans, faisant passer le déficit budgétaire de -1% du PIB en 2010 à -6,1% du PIB pour 2020. Une tendance qui semble se poursuivre pour l’année en cours.

Une contrepartie géopolitique

Pour M.Boudriga, «l’augmentation de la masse salariale et des salaires dans la fonction publique, l’inflation, l’absence de productivité et donc de croissance, la hausse des dépenses publiques sont les causes de ce déficit». Abdelkader Boudriga considère que le FMI est, en partie, responsable de la situation financière actuelle de la Tunisie. «Après la révolution, le FMI avait soutenu financièrement la Tunisie sous prétexte de transition démocratique, à condition qu’elle entreprenne des réformes…mais les gouvernements successifs ont été dans l’incapacité de réformer et le FMI a fait preuve de laxisme dans le suivi des réformes promises», dit-il.

Selon lui, que ce soit le FMI ou l’Arabie saoudite et les Emirats arabes, il y a toujours des enjeux politiques. «Une coopération bilatérale avec les pays du Golfe peut aboutir car il vont avoir de la liquidité grâce à l’augmentation du prix du pétrole. La contrepartie sera forcément politique et surtout géopolitique», dit-il. M.Boudriga estime que la solution pour redresser la Tunisie «n’est pas technique elle est politique».

D’après lui, il y a trois préalables. En premier lieu, il faut une vision économique sur le modèle vers lequel nos dirigeants veulent emmener la Tunisie. «C’est un choix idéologique. Pour le moment, les seuls axes proposés par le président sont la lutte contre la corruption et la répartition des richesses, sans préciser vers quel modèle nous voulons aller : digitalisation, économie verte, par exemple», déplore-t-il.

Ensuite, la Tunisie doit se munir d’un projet politique clair. Il affirme que le régime présidentiel est le meilleur compromis. «Si la Tunisie fait faillite, ce serait le témoignage de l’échec d’une transition démocratique».

Il est impératif de faire «une liste des enjeux de la Tunisie», parmi lesquels il mentionne le stress hydrique, l’éducation pour freiner l’hémorragie de la fuite des cerveaux, le déclin de l’artisanat, la détérioration de la qualité des terres agricoles ou encore la dégradation du service public et la disparition de la culture du travail.

Une lueur d’espoir

Walid Ben Salah, président du conseil de l’Ordre des experts comptables de Tunisie (Oect), est également persuadé que la Tunisie vit une situation très difficile sur le plan économique et financier, mais «il y a, tout de même, une lueur d’espoir», mentionne-t-il. Il estime qu’il y a des visions pouvant être réalisées grâce à la nouvelle composition du gouvernement, surtout après l’annonce de la création d’un ministère de l’Economie et de la Planification. «Il s’agit d’un indicateur positif, qui renforce la confiance dans le gouvernement Bouden», développe M.Ben Salah.

Il souligne que des dossiers urgents attendent le gouvernement de Najla Bouden, dont le plus important est, selon lui, celui de l’achèvement du financement du budget de l’Etat pour l’année 2021, en plus de celui de l’amélioration du taux de croissance, «en créant de nouvelles idées économiques grâce à l’investissement. Il faut aussi contrôler le taux d’inflation car il est devenu effrayant», propose-t-il. Il est absolument nécessaire, pour le nouveau gouvernement, de présenter un programme réaliste, à court terme, afin d’éviter les mêmes problèmes du passé, «cela enverrait un message positif à l’intérieur et à l’étranger».

De son côté, Aram Belhadj, professeur universitaire et expert économique, s’étonne face à la discrétion des autorités officielles au sujet de la reprise des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI). Il rappelle que le discours officiel médiatisé, depuis quelque temps, laisse à penser qu’il n’est pas possible de s’adresser aux bailleurs de fonds internationaux et au Fonds monétaire international.

Pour lui, «le manque de transparence lors de traitement de ce dossier pourrait engendrer des effets peu souhaités». Les partenaires étrangers de la Tunisie, ainsi que les bailleurs de fonds internationaux, attendent les suites des négociations entre la Tunisie et le FMI. «Il faut introduire l’ensemble des réformes, faisant l’objet d’un accord entre les deux parties, dans la loi de finances 2022, pour pouvoir conclure un accord entre le FMI et la Tunisie».

Selon M.Belhadj, les mesures prévues par la loi de finances 2022 seront de nature à faciliter la conclusion d’un accord avec le FMI. «La Tunisie doit également solliciter l’aide des pays amis et voisins pour pouvoir boucler le budget de 2021».

Engager les changements

L’économiste propose, par ailleurs, d’organiser rapidement un dialogue national impliquant les organisations nationales et particulièrement la partie sociale représentée par l’Ugtt. «Il n’est pas possible de s’adresser au FMI avec des conventions stipulant l’augmentation des salaires, cela fragilise la position de la Tunisie», met-il en garde.

Pour ce qui est des réformes à entreprendre pour pouvoir conclure un accord avec le FMI, M.Belhadj met l’accent, notamment, sur la réforme fiscale, la numérisation et la programmation d’une amnistie pour faciliter la collecte des ressources.

Pratiquement, tous les experts tunisiens estiment que la Tunisie doit faire le premier pas pour montrer au FMI que nous avons engagé des réformes. A partir de là, il est tout à fait possible d’entamer des programmes de financement. Ces mêmes experts jugent que le pays a besoin de changer totalement son modèle économique datant des années 70.

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