Accueil Culture On nous écrit | «Bel abîme» de Yamen Manaï: Tous abîmés, tous aux abois

On nous écrit | «Bel abîme» de Yamen Manaï: Tous abîmés, tous aux abois

Par Kaouther Khlifi


Il est des lectures qui invitent à l’apaisement. D’autres au vagabondage. D’autres encore à la distance.

«Bel abîme», lui, est un texte qui te fait te rencontrer avec quelque chose que tu connais très bien mais pour lequel tu n’as jamais été en mesure d’avoir les mots justes. Ou pas dans le bon ordre. Ou pas avec la causticité nécessaire. Tu lis et les mots piquent à ta chair, point après point. Tapissent ton intérieur, comme une doublure un vêtement. Le contact au texte est intime, physique. Fait mal au toi que tu es. Au toi que tu étais. Parce qu’un jour, toi aussi t’as voulu avoir un chien.

Le chien, lui, va pointer son nez à la page quarante-quatre. Sortir d’entre un carton d’emballage et un autre, éparpillés dans un de ces interminables chantiers qui balafrent le visage de nos rues.  Mais je ne vais pas en rajouter au hors-d’œuvre des poubelles entassées, des passages à niveau sans barrières, des marres de pisse et du mur vers lequel tout le monde va.

«Bel abîme», c’est l’histoire d’un adolescent tombé en amour pour un chiot à qui il va sauver la vie et, par là même, va voir la sienne se chambouler. D’un adolescent heurté à l’acerbité de l’affliction par les siens, indicible, socialement correcte, collectivement acquiescée. Indénonçable, parce qu’à la lisière l’ingratitude et parce que ceux qui font ton bien font aussi ton mal.

L’hostilité (au chiot) est le leitmotiv du récit. Fortement portée par un père appliqué à donner au mariage le vrai sens du terme institution et qui fera de même avec la paternité. Un père qui a tellement bien carrelé le terreau de l’affect qu’aucune ébréchure ne le fera céder aux supplications du fils. Et en dépit du sursis accordé, le poignard ne tardera pas à se planter dans son dos.

La mère, elle, peine à faire tampon. Elle aussi est tenue en laisse, au dehors, sur le seuil. Fort probablement parce que la seule chose qu’on ne lui ait jamais inculquée, sa jeunesse durant, c’est la mécanique du devoir.

On n’ira pas jusqu’au meurtre du père. Mais le père ne pourra plus taper du poing sur la table. Et par le trou ouvert dans la chair de sa paume, la mise en abyme d’une succession d’autres mains qui ne se sont jamais tendues ou qui n’ont connu les joues de leurs enfants que par la gifle. Puis, du familial au sociétal, du sociétal au politique, la perspective est très vite dessinée. Explicite. Les cercles concentriques se reproduisent les uns des autres, “on n’y échappe pas”. En ce moment, certes, nous sommes tous très politiquement inflammables. Tous arrêtés sur le même constat selon lequel “les gouvernants ressemblent de plus en plus aux gouvernés”.

Yamen Manaï a écrit «Bel abîme» en sept jours. En monologue. Parce que la colère est sourde et qu’elle a ses délais. Parce qu’aucun éjecta ne supporte l’attente. Parce que dans le répit, on édulcorerait les mots, on tournerait sept fois sa langue dans sa bouche. On laisserait tomber le scalpel.

Yamen Manaï a quarante et un ans. Il vit et travaille à Paris.  Il est également l’auteur de «La Marche de l’incertitude» (Elyzad 2010-Comar d’or, Prix lycéen “Coup de cœur de coup de soleil”), de «l’Amas ardent» (Elyzad 2017-Comar d’or, Prix des cinq continents de la francophonie, Grand prix du roman métis, Prix du livre Lorientales et de «La sérénade d’Ibrahim Santos» (Elyzad 2011-Prix Alain-Fournier).

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