Système éducatif: Entre remises en question et nécessité de réforme…

En matière d’éducation, les dépenses moyennes de la Tunisie sont de l’ordre de 6,6% du PIB, sur la période 2001-2019, dépassant les moyennes de pays comme la Malaisie (5,4%), le Maroc (5,3%) ou la Turquie (3%). Mais malgré ces dépenses élevées, la qualité de l’éducation est restée moyenne en général, voire faible…


Le même constat a été fait depuis un bon moment auprès des parents et des professionnels du secteur : le niveau des élèves continue de baisser et devient de plus en plus inquiétant. Que ce soit en mathématiques, en sciences, en langues ou dans d’autres matières, nos élèves maîtrisent de moins en moins les fondamentaux. D’où vient ce problème? Comment peut-on le résoudre? Cette dégradation du système éducatif est-elle incurable pour les générations actuelles ? Comment peut-on s’alarmer des mesures draconiennes pour améliorer le niveau de nos élèves et réformer tout le système éducatif tunisien ? C’est à ces questions, qui traversent souvent l’esprit de chaque parent soucieux et inquiet de l’avenir de son enfant, que tentent de répondre les Pr Taïeb Hadhri et Pr Mahmoud-Sami Nabi, dans une note stratégique intitulée « Repenser et réformer le système éducatif tunisien ». L’objectif de cette note est de synthétiser l’état des lieux du système éducatif tunisien, de proposer des orientations stratégiques pour sa réforme, en s’inspirant des meilleures pratiques internationales en la matière.

Quelle réalité ?

Les écarts de performances entre les systèmes éducatifs sont en train de se creuser à travers le monde. Dans les pays où les systèmes éducatifs sont faibles, les enfants apprennent très peu. Et même après plusieurs années de scolarité, on constate l’absence de maîtrise des bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Dans ces pays, l’ascenseur social est en panne et l’économie est faiblement intensive en capital humain qualifié. Et donc, l’une des caractéristiques de la trappe dans le développement des pays à revenu intermédiaire est la lente évolution des systèmes éducatifs.

En Tunisie, la réalité n’est hélas pas loin de ce scénario puisque la crise que connaît notre système éducatif n’est pas récente. Depuis des décennies, ce système fait face à des problèmes récurrents mais bien réels… Mais avec un contexte économique fragilisé par une série de crises (sociales, politiques et récemment sanitaire), cette situation semble, aujourd’hui, connaître son apogée et devenir de plus en plus manifeste… Et d’après la note, la complexité du système éducatif se traduit par la multitude des acteurs impliqués (enseignants, parents, politiciens, bureaucrates, organisations de la société civile…), par la diversité des institutions concernées (établissements scolaires, départements ministériels, ONG, syndicats…) et par la complexité des processus le régissant (élaboration de programmes d’étude, supervision de la performance des établissements scolaires, gestion des enseignants…).

Il est vrai que depuis la fin des années 1980, le système éducatif tunisien a subi plusieurs réformes, mais les problèmes de fond demeurent et constituent des handicaps majeurs dans la nouvelle phase de développement que traverse le pays…D’un jour à l’autre, on ne cesse de constater une altération des acquis de la Tunisie puisque le taux d’analphabétisme a augmenté pour la première fois dans notre pays depuis l’Indépendance ; on a constaté un ralentissement du rythme de baisse du taux d’analphabétisme à partir de 2004, lequel taux a marqué en 2018, et pour la première fois depuis l’indépendance, une hausse (19,1%). Cette inversion de tendance n’est que le symptôme de défaillances structurelles du système éducatif tunisien.

Mais, pour rendre à César ce qui est à César, il faut préciser que, ces dernières années, il y a une prise de conscience collective que le système éducatif tunisien est en crise et qu’il y a urgence à le réformer. Ainsi, d’une part, des processus de réformes sont enclenchés au niveau de l’enseignement de base, secondaire et supérieur par les ministères de tutelle et, d’autre part, des initiatives citoyennes sont lancées par la société civile mais sans concertation, coordination ou adhésion claire des différentes parties prenantes.

De quelles réformes parle-t-on ?

D’une manière générale, les principes et les objectifs motivant les réformes de 1992 et 2002 étaient tout à fait rationnels, mais leur conception et les mécanismes qu’elles ont introduits ont réduit encore plus les performances du système éducatif tunisien. Le document a cité le rapport OIT (2013) qui note que la réforme de 1992 a conduit à l’abandon progressif des filières courtes de l’enseignement professionnel et de l’enseignement secondaire technique, à l’exception de la filière des sciences techniques en plus du cursus de formation professionnelle. Les auteurs citent aussi l’étude de Boughzou (2016) qui rappelle que cette première réforme a abouti à la suppression du concours national pour le passage d’un cycle à un autre, le passage d’une classe à une autre est presque automatique, le redoublement étant une exception, surtout pour le cycle primaire, l’introduction des collèges pilotes dont l’accès se fait via un concours national facultatif.

De même, la réforme de 2002, par les nouvelles mesures qu’elle a introduites, a encore une fois contribué à la détérioration de la qualité de l’enseignement. Elle a, entre autres, introduit la prise en compte de 25% de la moyenne annuelle obtenue en classe terminale dans le calcul de la moyenne de l’examen du baccalauréat. Et depuis, « les cours supplémentaires assurés par les professeurs de la matière enseignée se sont intensifiés, malgré l’interdiction, et ce, non pas dans un souci d’enrichissement et de consolidation des acquis, mais dans le but de gonfler les notes et la moyenne annuelle. Les lycées privés en ont également profité en ouvrant leurs portes à tous ceux qui ne peuvent pas réussir par leurs propres moyens dans les écoles publiques… L’impact de toutes ces mesures est désastreux sur le niveau des élèves; seules les élites qui viennent des écoles pilotes se trouvent épargnées. En revanche, d’autres problèmes se posent pour ces dernières : généralement orientés vers les écoles d’ingénieur, ces étudiants partent en fin de cursus à l’étranger, soit pour des études approfondies, soit pour des stages. Mais malheureusement, dans la plupart des cas, ce départ reste sans retour étant donné les opportunités alléchantes qui s’offrent à ces jeunes ».

Des fois, il y a des changements qui ne sont pas fructueux et ces réformes n’ont pas porté leurs fruits. Parlons chiffres, entre 2001 et 2019, les dépenses moyennes de la Tunisie en matière d’éducation sont de l’ordre de 6,6% du PIB dépassant les moyennes de pays comme la Malaisie (5,4%), le Maroc (5,3%) et la Turquie (3%). Mais malgré ces dépenses élevées, la qualité de l’éducation est restée moyenne en général, voire faible. Au niveau quantitatif, le nombre moyen des années d’études en 2017 est comme suit: Tunisie (7,2); Malaisie (10,2) ; Maroc (5,5) et Turquie (8). Au niveau qualitatif : seulement 46% des Tunisiens inscrits dans le primaire et le secondaire ont acquis les connaissances de base en lecture, mathématiques et sciences (Hanushek et Woessmann, 2012). Selon le rapport de la Banque mondiale en 2018, sans réforme et au vu des tendances actuelles, il faudrait plus de 180 ans à la Tunisie pour atteindre la moyenne de l’Ocde en mathématiques !

Un autre symptôme des défaillances de notre système éducatif est sa mauvaise articulation avec la structure actuelle du tissu économique et les plans de développement quinquennaux. Le taux de chômage n’a pas baissé en dessous de 13% depuis 2000 et s’est stabilisé autour de 15% depuis 2011. Ce taux est particulièrement élevé chez les jeunes et chez les femmes. Par ailleurs, les chances de décrocher un emploi diminuent avec le niveau des études. Ainsi, sur la période 2011-2016, le niveau du chômage des diplômés des universités est d’environ 32%. En 2016, pas moins de 30.000 diplômés universitaires ont rejoint les 236.800 déjà en attente d’insertion professionnelle.

L’urgence d’une stratégie nationale intégrée pour une réforme réussie

Les auteurs proposent de concevoir une stratégie nationale intégrée visant à hisser le système national d’éducation, incluant les composantes publiques et privées, au stade d’un système éducatif «très bon» à l’horizon 2035. Selon l’étude McKinsey (2007), il ressort d’un benchmark des systèmes éducatifs performants au niveau mondial deux principes fondamentaux des réformes réussies. Pour le premier, dans les systèmes éducatifs qui sont passés du niveau «bon» à celui de «très bon», les leviers utilisés ont principalement été le renforcement des approches pédagogiques et la transmission du savoir-faire entre les enseignants. Ceci est réalisé à travers en particulier : l’accompagnement des jeunes enseignants sur le terrain par leurs collègues expérimentés, une préparation plus systématique des cours en commun, partage des bonnes pratiques au sein de l’établissement et au-delà, sous l’égide du chef d’établissement. A titre d’exemple, en Corée du Sud, qui s’inscrit en permanence dans le haut du palmarès de Pisa, les enseignants les plus expérimentés sont incités à aider leurs collègues plus jeunes à progresser dans leurs pratiques d’instruction, d’abord au sein de l’école, puis dans les différentes strates du système. Cet aspect d’accompagnement par les plus expérimentés est valorisé dans les plans de carrière. Ainsi, des projets de recherche destinés à faire avancer les pratiques pédagogiques sont financés par un fonds spécial et la participation des enseignants à de tels projets est prise en compte dans leur évolution de carrière.

S’agissant du second principe, plus le niveau de performance des systèmes est élevé, plus les marges de manœuvre laissées au terrain doivent être grandes ; Singapour illustre bien la manière dont un système éducatif accorde davantage de latitude au terrain au fur et à mesure qu’il accroît son niveau de performance. D’abord très centralisé, alors que la performance était encore faible, l’Etat de Singapour a assoupli son système à deux reprises en 1988 et en 1994 et a pu atteindre ainsi une « bonne » puis une « très bonne » performance.

Au-delà de ces deux principes fondamentaux, les structures régionales semblent jouer un rôle crucial dans l’amélioration de la performance et dans sa pérennisation. En outre, l’analyse des pratiques qui ont fait leurs preuves montre que l’enjeu de performance des systèmes éducatifs va bien au-delà des questions de moyens matériels, notamment pour les systèmes ayant atteint un bon niveau de performance.

Que faire à court terme ?

Pour une période de 6 à 12 mois, la note recommande l’identification du niveau de performance de notre système éducatif public et privé par région/gouvernorat (incluant la capacité d’un système à transmettre les savoirs fondamentaux à une tranche d’âge donnée). Il est, également, indispensable de concevoir une architecture institutionnelle inclusive et efficace pour la conception, l’implémentation, l’évaluation et l’ajustement de la réforme. Dans ce cadre, on pourra penser à un comité de pilotage stratégique rassemblant les différentes parties prenantes. Le comité de pilotage stratégique chapeautera les travaux d’une commission technique formée de manière transparente suite au lancement d’un appel public à manifestation d’intérêt pour la sélection d’experts représentant les différentes disciplines concernées. Discuter les propositions (drafts) de réformes à travers différents canaux (en faisant appel aux plateformes digitales) afin de garantir la prise en considération des avis les plus pertinents, la validation et l’adhésion la plus large à la réforme des différentes composantes du système éducatif.

Par ailleurs, la stratégie de développement du système éducatif devra être conçue de manière systémique et agile prenant en considération les différents stades de développement initiaux des établissements publics et privés dans les différentes régions du pays. Des indicateurs clés devront refléter ces différents niveaux de développement.

D’autres chantiers…

A moyen et long terme (1-5 ans), on doit moderniser les différents processus régissant le système éducatif tunisien et adopter une approche de Total Quality Management en liaison, entre autres, avec l’identification des leviers de progrès spécifiques à chaque niveau de performance, la clarté et la pérennité de la politique éducative, le développement des compétences de management des chefs d’établissement, la formation et la motivation des enseignants (rémunération et développement de carrière), l’adaptation des programmes d’enseignement aux besoins du pays, l’évaluation des élèves et l’utilisation d’indicateurs de performance pour mesurer les progrès, au niveau des élèves comme des établissements, l’allocation des ressources humaines et financières.

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