Pour Abdelkader Boudriga, la conclusion d’un accord avec le FMI devrait être le déclic qui va impulser le processus de révision du modèle de développement économique actuel pour repenser la dualité Etat-Secteur privé. Selon l’économiste, au-delà de la maîtrise du déficit budgétaire, un programme conclu avec le fonds doit aider le pays à renouer avec la croissance et la création d’emplois et de valeurs. “Pour l’année 2022, il n’y aura pas de risque de défaut de paiement en Tunisie parce que les réserves en devises à notre disposition nous permettent d’honorer nos engagements en 2022 et même en 2023. Mais les années les plus difficiles seront 2024 et 2025 et ça c’est le moyen terme”, constate-t-il. Un financement auprès du FMI est-il un passage obligé pour rétablir et l’économie tunisienne et les finances publiques? Quels sont les scénarios qui peuvent avoir lieu en cas d’échec des négociations? Des éléments de réponse avec Abdelkader Boudriga, professeur universitaire et expert financier.
Beaucoup estiment que le financement auprès du FMI est la seule issue pour boucler le budget de l’Etat pour l’exercice 2022. Est-ce que l’obtention d’un prêt du FMI est, aujourd’hui, vitale pour la Tunisie?
A mon sens, aujourd’hui, l’enjeu majeur pour nous n’est pas de boucler le budget 2022. Je pense que l’élaboration du budget 2022 est possible avec des financements intérieurs et une gestion un peu optimale des dépenses. Maintenant pour clôturer le budget 2022, est-ce qu’on a besoin d’un accord avec le FMI? Dans l’absolu, oui ça aiderait parce que cela permettrait surtout de débloquer les appuis financiers des autres bailleurs de fonds multilatéraux et, théoriquement, d’ouvrir la porte des marchés internationaux. Mais la question la plus importante, c’est à quelle condition nous allons obtenir les financements du FMI et dans quelles conditions pourrons-nous sortir sur le marché international? A mon sens, des taux de financement de 12% et 13% sont suicidaires sur le moyen terme. Ce n’est pas soutenable, tout simplement parce que dans le meilleur des cas, on va réaliser des taux de croissance aux alentours de 3,5%. Il est impossible de maintenir la soutenabilité de la dette si on n’autorise pas un certain niveau d’inflation, sachant que le FMI est très regardant sur le niveau du taux d’inflation.
Je ne vois pas comment la dette contractée auprès du marché international serait soutenable sur le moyen terme dans les conditions actuelles. Les recommandations et les propositions du FMI sont connues et datent de 2014 lorsqu’on a déjà conclu le premier accord. Les gouvernements successifs étaient dans l’incapacité de mettre en place ces programmes de réforme. Aujourd’hui, opter pour un programme d’austérité, sans qu’il y ait derrière une vision sur la reprise de l’activité économique et sur la relance économique qui doit avoir lieu avec des taux de croissance dépassant les 6 et 7% dans les années à venir pour permettre la soutenabilité de la dette publique, est la vraie question. Malheureusement, depuis quelques années, les négociations avec le FMI ne tournent pas autour de cette question fondamentale, à savoir comment assurer la reprise économique avec des taux de croissance assez élevés. Cela relève de la responsabilité de la partie tunisienne. Il faut tout de même rappeler que dans ce qu’on appelle la nouvelle génération des accords du FMI, le fonds s’interdit, du moins officiellement, de faire des propositions de réforme aux pays. En général, c’est le pays qui propose une série de réformes, qui sont négociées par la suite avec le FMI et qui sont incluses dans l’accord. Ce qui veut dire que les projets de réforme, qui sont sur la table, sont proposés par la Tunisie. Cela dit, en faisant le parallèle avec d’autres pays similaires à la Tunisie, on voit que ce sont toujours les mêmes ingrédients en termes de programme de réformes, à savoir la dette publique, le déficit budgétaire, les dépenses publiques, en l’occurrence les caisses de compensation, etc. J’appelle, vraiment, le gouvernement à prendre en compte et inclure la question de la relance économique dans les négociations avec le FMI. Aujourd’hui, il va falloir, du moins du côté tunisien, réfléchir sur comment sortir de cette impasse. La question qui se pose, actuellement, est-ce que ce programme de coupes budgétaires, qui va certainement dans un premier temps contribuer à réduire le déficit budgétaire, va nous permettre de renouer avec la croissance et de relancer l’économie tunisienne? A mon sens, c’est insuffisant.
Ce programme doit être accompagné d’une refonte, d’une révision du modèle économique dans le sens du partage des rôles entre l’Etat et le secteur privé, tout en repensant les secteurs privé et public. Rappelons qu’historiquement, nous avons connu deux grandes périodes de performance économique, à savoir les années 70 et le début des années 90. Au cours des années 70, l’économie croissait annuellement de 5%. On a même atteint 7%. Pareil pour les années 90 où on a réalisé des taux de croissance élevés et soutenus. En dehors de ces deux périodes-là, on n’a pas réellement connu des périodes de performance économique soutenue. Et à chaque fois, cette performance exceptionnelle était le résultat de la révision du rôle de l’Etat dans l’organisation de l’activité économique.
Dans les années 70, en sortant de l’expérience du collectivisme, on a décidé de mettre en place la première loi d’encouragement au secteur privé avec la loi 1972, mais également avec la création de banques privées et des mécanismes d’appui pour le secteur privé. A cette époque-là, une grande partie des promoteurs et des gens qui ont créé les premiers noyaux du secteur privé tunisien sont des gens qui sont l’émanation de la haute fonction publique.
La deuxième période de performance économique était celle des années 90, suite au plan d’ajustement structurel qui a été motivé et guidé par le consensus de Washington 1987. La doctrine du consensus reposait sur la révision du rôle de l’Etat, dans le sens de son désengagement des activités non stratégiques et concurrentielles. La Tunisie a alors mis en place un programme économique qui était basé sur le renforcement du secteur privé, orienté vers l’exportation, sachant qu’en 1986, la situation des finances publiques était beaucoup plus difficile que celle d’aujourd’hui. En même temps, on a signé un accord de plan d’ajustement structurel avec le FMI adossé à une orientation politique claire en matière de création de richesses qui se basait sur le secteur privé. Il y a eu plusieurs réformes dans ce sens.
Donc à chaque fois où on a relancé l’économie, on l’a fait en changeant les règles du jeu et la façon avec laquelle nous considérons le partage des rôles entre l’Etat et le secteur privé. Mais dans les deux périodes, le chaînon manquant était la répartition des richesses. C’était une source de frustration et d’opposition entre, notamment le facteur travail et le capital. Et comme on n’a pas su apporter les bonnes réponses, ces phases de performance économique se sont interrompues. En 2011, après des années de turbulence, de frustration dues notamment à l’aggravation des inégalités et à une mauvaise répartition des richesses, on pensait que c’était le moment de reprendre le cours de l’histoire et repenser le modèle économique dans le sens de partage entre le rôle de l’Etat et celui du secteur privé.
Il faut noter, toutefois, que le partage ne veut pas dire un désengagement excessif de l’Etat pour que le secteur privé prenne la relève. A un moment donné, on a réfléchi au PPP qui est un autre mode de partage, mais qui n’a pas fonctionné. Ça n’a pas marché parce qu’il n’y a pas eu de volonté politique et suffisamment de visionnaires pour saisir l’occasion des PPP.
Aujourd’hui, c’est une chance qui se présente pour nous au cours de la prochaine décennie. J’espère qu’on mettra sur la table ce débat historique en Tunisie sur la création de valeurs, la répartition des richesses et le partage de rôle entre l’Etat et le secteur privé. Le secteur privé est, aussi, appelé à repenser son rôle et sa raison d’être. Il faut passer d’un modèle basé sur la profitabilité et la rentabilité financière à un modèle de performance globale basé également sur une redistribution équitable des richesses et une performance sociale de l’entreprise qui assure sa pérennité et sa viabilité. On le sait tous : penser uniquement en termes de performances financières ne peut pas être viable. Il faut repenser cette question de PPP. Il y a beaucoup de gens qui parlent d’un gouvernement fort, d’un Etat fort, moi, je parle d’un Etat de qualité et un gouvernement de qualité qui doit être dans la facilitation et dans l’accompagnement de l’ensemble des opérateurs économiques.
Je pense également à l’ESS qui pourrait jouer un rôle dans le partage et l’organisation de l’activité économique. C’est à nous d’être innovants, d’être créatifs. Il faut repenser cette dualité, cette relation. Si on ne le fait pas, et on reste dans un modèle archaïque statique qui ne va permettre ni la création de valeur, ni sa redistribution, malheureusement on sera dans le cas tunisien. Ce ne sera même pas le cas libanais, et là j’attire l’attention de nous Tunisiens, de nos partenaires amis et étrangers, ce sera le cas où une transition démocratique n’a pas réussi parce que nous Tunisiens et nos amis étrangers, nous n’avons pas assumé notre responsabilité.
Si la Tunisie n’arrive pas à conclure un accord avec le FMI, quels sont les scénarios possibles qui peuvent avoir lieu?
Est-ce qu’un accord avec le FMI constituerait une solution viable et efficace pour le cas tunisien? Je pense que ce n’est pas suffisant. Encore une fois, l’accord avec le FMI n’est pas l’essence du sujet. Partir avec un accord purement technique avec le FMI ne sera pas, à mon sens, suffisant. Pis encore, cela peut conduire à des turbulences sociales, sans que cela soit efficace sur le plan économique et les finances publiques.
Aujourd’hui, le FMI et ses experts n’ont rien à ajouter par rapport à cela, ils ont les modèles, les packages des solutions et les modèles techniques d’évaluation, ils ne peuvent pas donner autre chose. Ce sont les mêmes recommandations préconisées depuis sept ans. Une partie de la responsabilité leur incombe en raison de ce que j’appelle un soutien abusif dont a bénéficié la Tunisie dans les années 2015, 2016 et 2017. Le FMI aurait pu, à ce moment-là, être plus rigoureux et demander que les réformes soient mises en œuvre. Mais on sait tous que pour des raisons géopolitiques, on était indulgent parce que tout le monde voulait que l’expérience de la transition démocratique de la Tunisie soit réussie. Cette indulgence a conduit à des comportements qui n’étaient pas responsables. Quelque part, il y a une part de responsabilité qui revient aux bailleurs de fonds de la Tunisie. Mais la plus grande responsabilité revient à nous Tunisiens. C’est notre responsabilité.
Prenons la première solution qui sera le financement local. Je le dis pour l’année 2022, il n’y aura pas de risque de défaut de paiement en Tunisie parce que les réserves en devises à notre disposition nous permettent d’honorer nos engagements en 2022 et même en 2023. Mais les années les plus difficiles seront 2024 et 2025 et ça c’est le moyen terme. Bien sûr, si on recourt au financement auprès du marché local, il y aura de la pression inflationniste, mais ce n’est pas certain, parce que la création monétaire dans ce cas servira pour assurer des dépenses courantes et maintenir la consommation à son niveau à travers notamment le paiement des salaires. Il peut y avoir un débat sur cette question d’impact inflationniste. En somme, je ne pense pas qu’en 2022, il y aura de problèmes. Il n’y a pas de risque de faillite, mais les craintes concernent les années 2024, 2025 et 2026. La vraie question qui se pose, c’est d’élaborer un projet de réforme qui soit viable et pérenne pour la Tunisie. Si on ne commence pas dès aujourd’hui à réfléchir sur ce qu’on doit faire et comment on doit procéder pour relancer l’économie et repartir pour une bonne performance comme on l’a fait auparavant, je pense que l’histoire nous renseigne et nous dit que si on veut le faire, il n’y a pas d’autres moyens: il faut repenser cette dualité secteur public-secteur privé, mais pas dans le sens de la privatisation débridée.
Est-ce que la dégradation de la notation souveraine de la Tunisie va impacter le processus des négociations ?
La dégradation de la note souveraine de la Tunisie n’a pas d’impact direct sur la relation avec le FMI, elle a, plutôt, un impact sur le coût de financement sur les marchés internationaux. Aujourd’hui, les taux d’intérêt dépassent les 15%, si on sort sur les marchés. La dégradation a été intégrée dans les taux. C’était toujours le cas. C’est le marché qui devance la notation. Au cas où on arrive à conclure un accord avec le FMI, les taux seront abaissés aux alentours de 12 ou 13%. Mais comme je viens de dire, un taux de financement même de 12%, voire de 9% n’est pas soutenable. En faisant des taux de croissance de 3%, on ne peut pas rembourser des dettes à 9%. Un prêt auprès du FMI va permettre, dans ce cas, de résoudre des problèmes dans l’immédiat et sur le court terme. Donc, même si on arrive à conclure un accord avec le FMI, je vois mal comment un recours au marché international pourrait résoudre notre problématique essentielle qui est de renouer avec la croissance et la relance économique.
Peut-on recourir au financement monétaire du budget sans limitation ? Ou alors est-il permis de faire marcher la planche à billets avec des limites bien précises ?
Dans une économie qui est dans la normalité, il n’y a pas de règles précises. Mais il y a des pays qui ont expérimenté des règles de limitation de la monétisation de la dette publique à plus ou moins 5% du budget prévisionnel. Ce sont des expériences qui ne sont pas basées sur des règles académiques. L’idée, c’est qu’on va autoriser ces financements, mais il faut qu’ils soient maîtrisés. Ça veut dire qu’on peut ne pas exclure la possibilité d’un financement direct du budget de l’Etat par les banques centrales.
Revenons un peu sur les fondements pourquoi on ne préfère pas que les banques centrales financent directement les déficits publics. C’est parce que ça va à l’encontre de l’indépendance de la BC. Si une BC n’est pas indépendante, si on se met à financer sans limites le budget de l’Etat, cela peut avoir des risques inflationnistes. Maintenant, on n’est pas dans une situation de normalité. On le voit au niveau de l’Union européenne et des pays riches, dont la dette publique a explosé pour atteindre 60% à 80% du PIB, et ce, en raison de la pandémie. Encore une fois, c’est un problème d’inégalité à l’échelle internationale entre les pays riches et les pays qui sont dans des zones intermédiaires.
Face à la pandémie, tous les pays ne sont pas égaux. Les pays riches peuvent se financer auprès des marchés internationaux et donc ils peuvent appuyer leurs économies et leurs dettes sont soutenables, alors que les pays intermédiaires qui sont aux prises avec la crise covid ont des difficultés de financement. Il est vrai que le FMI, et c’est une bonne initiative, a émis une partie de nouveaux DTS, mais la répartition des DTS se base désormais sur la quote-part au FMI, et donc déjà c’est inéquitable. Mais on ne voit pas de solidarité de la part de la communauté internationale. C‘est une impasse. Comment l’Etat est appelé à élaborer son plan de riposte, dans ce contexte très difficile. Si on n’était pas déjà sous accord avec le FMI depuis 2013, on aurait pu avoir, aujourd’hui, plus de marge de manœuvre pour gérer la crise.
On est allé dans la solution de facilité et aujourd’hui malheureusement, on est piégé, on est obligé de conclure un accord avec le FMI malheureusement qui, à mon sens, ne constitue pas une solution aux vrais problèmes de notre économie, à savoir comment renouer avec la croissance économique, créer des emplois de qualité, retenir nos talents, appuyer les entreprises en difficulté, revoir le système économique pour qu’on soit intégré d’une meilleure façon dans les chaînes de valeur globales… En fin de compte, toute la discussion tourne autour du déficit public, mais comment le FMI exige-t-il qu’on arrive à réduire le déficit public, à maîtriser les finances publiques alors qu’on est aux prises avec une épidémie?
Quels sont les gages de réussite des négociations avec le FMI ?
Les pays qui ont réussi sont ceux qui se sont engagés dans des négociations avec le FMI, mais qui ont su prendre en même temps leurs propres responsabilités, et ont négocié de manière sérieuse avec le FMI. Sérieuse, c’est-à-dire de manière professionnelle avec un programme de relance adossé à une vision. Si les discussions vont porter sur le déficit public et le FMI va être intransigeant sur les règles techniques qu’il impose, ça ne va pas aboutir.
Pour moi le gage de réussite de tout ça, c’est de s’engager dans les négociations avec une idée claire par rapport à cette question de modèle économique et de partage de rôle entre secteur public et secteur privé.