Accueil A la une Grande Enquête| Tourisme de masse, Airbnb, maisons d’hôtes et autres: Ces transactions qui échappent à la Tunisie !

Grande Enquête| Tourisme de masse, Airbnb, maisons d’hôtes et autres: Ces transactions qui échappent à la Tunisie !

Réalisée par Khalil JELASSI, Hela SAYADI, Ikhlasse HAMROUNI et Imen BLIWA


Lors d’une séance d’audition tenue en mai 2017 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), l’ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) feu Chedly Ayari s’était interrogé sur le sort des revenus touristiques. « Où sont les revenus du tourisme ? », avait-il posé la question, provoquant une polémique sans précédent sur des soupçons d’évasion fiscale dans le secteur touristique.

Pour certains, c’était simplement un pétard mouillé pour détourner l’opinion publique, d’autant plus que la BCT détient tous les documents et les traces de ces transactions financières permettant à la Tunisie d’accueillir annuellement des millions de touristes, mais surtout de renflouer ses caisses en devises. Quatre ans après, la polémique autour des revenus touristiques n’en finit pas et certaines voix soupçonnent toujours une évasion fiscale qui met à mal l’image des hôteliers. La Presse revient sur les dessous de ces flux financiers toujours entourés de mystère, de contrevérités et de flou. La Tunisie contrôle-t-elle tous ces flux financiers touristiques ? L’Etat est-il en mesure de remonter aux différentes transactions ? Existe-t-il des cas d’évasion fiscale entachant cette activité hautement porteuse en matière de devises ? Enquête.

En se basant sur le croisement de données ouvertes, sur des rapports et des documents confidentiels auxquels nous avons eu accès, notre enquête nous mène à découvrir plusieurs défaillances relatives notamment à certaines transactions, opérations et flux financiers portant sur l’activité touristique en Tunisie.

Prenons 2018 comme une année référence. Cette année était la meilleure pour le tourisme tunisien depuis 8 ans, notamment après plusieurs attentats ayant malheureusement ciblé des endroits touristiques, dont notamment une station balnéaire à Sousse et le principal musée de Tunis. Une année qui avait marqué, en effet, le retour du tourisme en Tunisie, mais dont les chiffres restent jusqu’à aujourd’hui marqués par des contradictions. Un croisement de plusieurs bases de données relatives notamment aux entrées touristiques et aux revenus en devises issues de différents établissements fait état de chiffres divergents, le moins qu’on puisse dire.

Ces chiffres relatifs aux entrées touristiques en 2018 sont issus, notons-le, de différentes sources, dont notamment le ministère du Tourisme, représenté par l’Office national du tourisme tunisien, la Direction des frontières et des étrangers du ministère de l’Intérieur et les données de la Fédération tunisienne des hôteliers sont inconciliables. Idem pour les chiffres des revenus touristiques comptabilisés notamment par la Banque centrale, mais aussi par d’autres structures relevant de l’Office précité. Ces données présentent quelques failles au niveau de la comptabilisation de certains indicateurs, surtout pour les recettes en devises, les entrées touristiques et la contribution du secteur au PIB.

Que cachent ces données contradictoires, pour ne pas dire erronées, dans certains cas ? Peut-on soupçonner réellement une sorte d’évasion fiscale et une fuite de devises dans le secteur ?

Notre enquête nous mène à Hammamet, une ville qui attire le plus grand nombre de touristes, notamment européens chaque année. Dans une station balnéaire de prestige, nous étions reçus par le directeur d’un complexe hôtelier, un des plus connus. On nous confirme dans ce sens que la comptabilisation des revenus touristiques et notamment des recettes en devises est parfois entourée de flou bien qu’elle soit réglementée par la loi. « Le secteur souffre en effet de grands problèmes de calcul des indicateurs touristiques, ce qui profite à certains acteurs et agences de voyages voulant exploiter ces failles pour optimiser leur rendement fiscal », explique-t-il.

Notre interlocuteur explique que le manque de contrôle, l’absence d’organisation du secteur et les règles de comptabilisation opaques font que certaines activités touristiques et leurs transactions échappent aux règles fiscales jugées souples dans certaines situations. « De nombreux commerces, entreprises et autres recourent à des pratiques d’optimisation fiscale agressive et ne sont toutefois pas repérés par le régime fiscal en Tunisie ». Selon ses explications, hormis les transactions officielles qui passent par le circuit reconnu incluant les tour-opérateurs étrangers, l’Ontt, la Banque centrale et enfin les hôtels et agences de voyages locaux, les autres opérations financières échappent « complètement » aux comptes de l’Etat tunisien.

Si pour cet hôtelier, les risques d’évasion fiscale et de fuite de devises dans le marché parallèle sont bien réels dans l’activité touristique en Tunisie, pour la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH), tout le risque réside dans le calcul des entrées touristiques et des dépenses des touristes maghrébins, dont les Tunisiens résidant à l’étranger.

Contactée, la Fédération pointe en effet « un système de calcul des différents indicateurs touristiques défaillant, dont notamment les revenus, les entrées et la recette par visiteur ». On affirme que ce système ne reflète pas réellement la valeur effective des transactions, et par ricochet la contribution du secteur au PIB. « Ces revenus officiels publiés régulièrement par la Banque centrale n’incluent pas les recettes des touristes maghrébins dont les Tunisiens non résidents ». « Si vous prenez le cas de 2018, les recettes en devises sont estimées à seulement 4 milliards de dinars, mais elles devraient s’élever à près de 7,2 milliards de dinars si nous comptabilisions les revenus de la clientèle algérienne, libyenne et tunisienne résidant à l’étranger », a-t-on indiqué.

Pour cette année, on estime les revenus non comptabilisés en devises à 3,1 milliards de dinars. « Les chiffres publiés par l’Ontt excluent les recettes payées en dinar, les dépenses des Tunisiens résidant à l’étranger, actuellement comptabilisées en revenus du travail, les revenus du tourisme médical, les revenus du transport aérien et maritime ainsi que les revenus de l’artisanat », a-t-on ajouté, laissant croire que ce système de comptabilisation laisse la porte ouverte à la fuite des devises hors du marché reconnu et à l’évasion fiscale. On explique également que pour les Européens, la comptabilisation des nuitées et des dépenses est assez claire dans la mesure où elle est régie par les conventions entre l’Ontt et les tour-opérateurs.

Comment peut-on donc évoquer des risques d’évasion fiscale si tout est réglementé clairement par la loi et le régime fiscal ? Au fait, ce sont notamment ce que certains spécialistes appellent le chiffre d’affaires «souterrain», notamment les transactions hors du système bancaire.  Tickets de caisse non émis par les divers bars, restaurants, hôtels, établissements balnéaires, hébergement non déclaré, excursions touristiques « clandestines » et autres, le cumul de toutes ces opérations échappe en effet à l’Etat tunisien et à son régime fiscal. En Italie par exemple, ce taux représente un tiers des revenus touristiques.

Tout l’argent du tourisme entre-t-il en Tunisie ?

Accusés d’adopter des stratégies pour éviter l’imposition de leurs activités, les hôteliers rejettent tout en bloc. Pour eux, dans la majorité des cas, c’est l’Ontt qui gère tout, à commencer par les conventions avec les tour-opérateurs internationaux arrivant aux transactions financières réellement effectuées concernant les réservations.

Cependant, pour mieux comprendre le fonctionnement de ce secteur, notamment en matière de réservations touristiques, nous avons fait appel à des spécialistes. Parmi eux, Afif Kchok, président de l’Union nationale de l’industrie hôtelière, qui avance une autre explication. Selon ses dires, dans le domaine touristique, certains hôteliers négocient eux-mêmes les contrats et les modalités, ainsi que les tarifs des nuitées avec les agences et tour-opérateurs nationaux et internationaux directement.

« Prenons le cas d’un hôtelier X, ce dernier négocie avec les tour-opérateurs le tarif des séjours, en proposant par exemple un montant entre 100 et 200 euros pour une semaine, et comme il s’agit d’une négociation, le tour-opérateur pourrait diminuer ce prix sous prétexte qu’il existe d’autres destinations touristiques moins chères et après négociations, le prix sera fixé à 150 euros. Sachant que le tour-opérateur représente, dans la majorité des cas, seulement un médiateur, il va négocier des contrats avec les compagnies aériennes pour finaliser le package du séjour composé essentiellement d’un hébergement all-inclusive et du vol.

À un stade ultérieur, vient aussi le rôle des distributeurs, dont notamment les agences de voyages, pour vendre le produit qui n’est autre que le séjour touristique moyennant une commission et des frais. Notons que c’est le touriste qui va choisir sa destination et le rôle des agences de voyages se résume à lui donner les meilleures offres en matière de publicité. Une fois que le touriste choisit la Tunisie comme destination, il vient passer son séjour à l’hôtel et après quoi l’hôtelier envoie la facture au tour-opérateur en question qui va régler la part de l’hôtel uniquement par le biais de la Banque centrale. Et puisque toutes les opérations financières passent par le Banque des banques, on parle d’un réseau réglementé contrôlé minutieusement », explique-t-il à notre journal.

Mais qu’est-ce qui empêche le fait que le versement du dû des hôteliers passe par des banques étrangères ?  Y a-t-il une possibilité de conclure un accord entre l’hôtelier et le tour-opérateur pour verser une partie de cet argent dans une banque étrangère ?

Pour notre interlocuteur, ce n’est plus possible. « Ce genre d’opérations était possible avant mais maintenant, ce n’est plus le cas. Non seulement en Tunisie le ministère contrôle le nombre de nuitées en les comparant aux entrées touristiques et aux revenus en devises, les T.-O. sont de grandes sociétés qui travaillent à l’échelle internationale, surtout en Europe où les systèmes politiques sont très résistants au blanchiment d’argent et à l’évasion fiscale », détaille-t-il.

Cependant, pour Afif Kchouk, il faut plutôt se pencher sur le système de calcul des activités touristiques pour éviter tout soupçon d’évasion fiscale et de manque à gagner en matière de devises qui pourrait malheureusement intégrer les circuits parallèles dans certaines situations. « Le mauvais calcul du nombre de touristes, de nuitées et de revenus en devises sont les vrais problèmes du secteur touristique et non pas l’activité réglementée des tour-opérateurs et des hôteliers. C’est l’activité illégale échappant à tout contrôle de l’Etat des opérations financières des touristes algériens et libyens qu’il faut passer au crible. Ces touristes franchissent les frontières terrestres et sont considérés comme des touristes étrangers alors qu’ils font le change sur le marché parallèle et passent leur séjour dans des maisons louées illégalement et qui sont non déclarées », ajoute-t-il.

Même son de cloche chez le journaliste consultant en affaires touristiques, Hedi Hamdi qui soutient l’idée selon laquelle les grandes pertes en matière de devises et les opérations d’évasion fiscale interviennent à travers l’activité des touristes des pays voisins.

Il a expliqué que le nombre d’arrivées en Tunisie annoncé mensuellement ou trimestriellement par la police des frontières pourrait provoquer une « confusion dans les indicateurs du secteur du tourisme ».  Il rappelle qu’en 2019, ils ont compté l’entrée de plus de 1,5 million de Tunisiens résidant à l’étranger parmi le nombre de touristes. Or ce n’est pas le cas, car ce sont des Tunisiens qui viennent visiter leur pays. « Ils ont également compté l’entrée de plus de 4 millions d’Algériens et Libyens dont la plupart font le change sur le marché parallèle et entrent en Tunisie avec le dinar tunisien, et si cet argent était changé via le secteur organisé, les banques et les bureaux de change, les revenus du tourisme augmenteraient plus que les données déclarées officiellement », a-t-il noté.

Les propos du président de la Fédération tunisienne des agences de voyage et de tourisme (Ftav), Jabeur Ben Attouche, donnent aussi plus d’éclaircissements à cet effet. Il pointe l’absence de régulation du tourisme appelé de voisinage et affirme que ces transactions et opérations échappant à l’Etat font subir au secteur privé des pertes financières importantes. Dans ce contexte, il a exigé que leur argent soit changé en dinar tunisien via le secteur organisé et que cette opération doit être mentionnée dans les passeports des visiteurs.

Ben Attouche a affirmé que « le secteur du tourisme peut doubler ses ressources financières » si on optimise les opérations de change et le contrôle des flux touristiques issus notamment des pays voisins et ce avec seulement « la moitié du nombre des touristes déclarés ».  « Nous avons proposé plusieurs lois pour réorganiser le secteur du tourisme car nous connaissons bien ses problèmes et ses solutions, mais toutes les suggestions n’ont pas été prises en compte », a-t-il fait savoir.

Tourisme alternatif, évasion fiscale et manque d’organisation

L’activité des maisons d’hôtes, des gîtes ruraux, des hôtels de charme… ces différents lieux qui accueillent tout au long de l’année un nombre important de clients, en majorité des touristes locaux, et leur proposent différents services, n’échappe pas également aux soupçons d’évasion fiscale.

Contrairement au modèle classique et habituel d’hébergement de masse notamment effectué par les réservations dans les hôtels, un bon nombre de clients s’oriente aujourd’hui vers ces nouvelles installations touristiques pour y séjourner pendant quelques jours, sauf qu’une telle activité touristique manque d’organisation comme le confirment les professionnels du secteur. Si ces établissements touristiques contribuent au développement du tourisme durable, selon notre enquête menée tout au long de cinq mois, un bon nombre de ces hébergements ne possèdent même pas une autorisation officielle du ministère du Tourisme ou celui de l’Agriculture pour pouvoir exercer correctement dans le cadre de la loi.  Résultat, dans certaines situations, les taxes estimées à 17% des revenus annuels de ces accommodations ne sont pas versées dans le système fiscal, un manque à gagner considérable pour l’Etat.

Les témoignages de plusieurs propriétaires de ces lieux de loisirs qui accueillent plusieurs milliers de clients chaque année confirment le fait que pour certains établissements, on exerce totalement « dans le noir ».

En Tunisie, et selon les statistiques présentées par le responsable Sabeur Karoui relevant de l’Office national du tourisme tunisien (Ontt), nous comptons moins de dix hôtels de charme qui fonctionnent de façon légale. Un hôtel de charme à Tunis nord, un à Dejrba, un autre à Tozeur, deux à Sfax et un hôtel de charme à Kairouan. Quant aux gîtes ruraux qui sont reconnus par l’Etat, on compte 21 gîtes distribués sur tout le territoire. S’agissant des maisons d’hôtes, nous en comptons 74.

« Selon les normes fixées par la loi, les maisons d’hôtes ne peuvent contenir que cinq chambres d’hôtes et accueillir au maximum 15 personnes », note Lamia Tmimi, propriétaire de Sawa Gîte rural, pointant une nette diminution des visiteurs à cause de la crise pandémique. Expliquant le mode de fonctionnement de son activité et notamment les procédures de paiement, elle affirme que pour les visiteurs étrangers ou locaux, les réservations sont payées via un virement bancaire ou sur place.

Sauf que le versement des taxes n’est pas régulier dans la mesure où il dépend aussi de la fréquence des visiteurs. Aussi, la lenteur des procédures d’octroi des autorisations d’activité ouvre-t-elle la porte à l’évasion fiscale.

Abdelbasset Karmi, propriétaire de « Dar Karmi » au sud de la Tunisie, confirme ce constat. Il opte pour un autre mode de paiement des réservations moyennant un système de caution, estimant que l’activité du tourisme alternatif souffre énormément du manque d’organisation, dans la mesure où l’Etat ne contrôle pas, ou rarement, ces installations.

« Après les attentats de Sousse et ceux du musée de Bardo qui se sont produits en 2015, le nombre de nos clients a visiblement diminué et on n’a dû accueillir, depuis, que de la clientèle tunisienne. Quant à la question du paiement, les procédures se font de la sorte : pour confirmer la réservation, tout d’abord il est obligatoire de verser 20% du montant global du séjour, soit par virement bancaire, soit en espèces pour les étrangers, qui viennent en Tunisie. Ces derniers ont le choix de réserver leurs chambres via internet, à travers le téléphone et la nuitée coûte entre 150 et 220 dinars, selon le service offert ».

Toujours selon ce témoignage, aucune taxe (TVA) n’a été versée dans les caisses de l’Etat, car cette maison d’hôtes n’est pas encore déclarée et n’est pas encore reconnue par les services des deux ministères concernés et ce à cause « de la paperasse et des procédures légales interminables ».

« D’ailleurs, je peux vous confirmer que 80% des maisons d’hôtes ne sont pas déclarées officiellement. Pour mon cas, j’ai fait toutes les démarches possibles pour préparer légalement mon dossier et avoir mon autorisation officielle auprès de l’office du tourisme de la région », ajoute-t-il.

Selon ses dires, « la taxe à payer est estimée entre 250 et 700 dinars annuellement, mais dépend du chiffre d’affaires. Cette taxe est calculée selon le nombre de visiteurs et les revenus cumulés tout au long de l’année ».

Le manque d’organisation, l’absence de contrôle et les procédures jugées trop compliquées et parfois interminables expliquent en effet ce manque à gagner enregistré dans le secteur du tourisme alternatif. Selon une source auprès du ministère du Tourisme, à lui seul, le département ne peut pas contrôler tous les établissements de ce genre d’autant plus que la mission de leur contrôle est partagée avec le ministère de l’Agriculture et les gouvernorats.

Airbnb en Tunisie, ou l’évasion fiscale réglementée !

Notre enquête nous a amené à interroger les modes d’hébergement alternatifs proposés en Tunisie pour repérer les transactions financières relatives à l’activité touristique échappant à l’Etat tunisien. Outre les maisons d’hôtes et les gîtes ruraux, un autre domaine touchant à l’hébergement touristique échappe complètement à l’Etat tunisien. Pourtant, il est en pleine expansion.

Airbnb, un service de plateforme communautaire payant de location de logements de particuliers, d’entreprises hôtelières (gîtes, chambres d’hôtes et d’hôtel), et d’investisseurs en immobilier locatif parahôtelier est né en 2008, lorsque deux designers disposant d’une chambre d’amis ont accueilli trois voyageurs qui cherchaient un endroit où dormir. Aujourd’hui la plateforme est accessible en Tunisie mais son utilisation échappe complément à l’Etat, un manque à gagner en matière de devises et de taxation énorme, d’autant plus que la plateforme en question se présente comme un concurrent direct des modes d’hébergement dit traditionnels. Si pour certains hôtels, gîtes et auberges, le choix était de s’allier à cette plateforme dans l’objectif de promouvoir leur visibilité à l’étranger et si les particuliers y ont trouvé une source de revenus opportune, pour d’autres c’est la concurrence déloyale.

Aujourd’hui, des millions d’hôtes et de voyageurs choisissent de créer un compte Airbnb gratuit pour publier leur annonce ou réserver des logements uniques partout dans le monde. Et les hôtes d’expérience Airbnb partagent leur passion et leur centre d’intérêt avec les voyageurs et les habitants. Le principe est simple, vous vous inscrivez sur cette plateforme, vous postez les images de votre logement et vous attendez d’éventuels visiteurs, en majorité des touristes.

Airbnb touche une commission sur chaque transaction. La première source de revenu provient, en effet, des frais de réservation. Les tarifs varient entre 6  et 12 % selon le prix de la réservation. Airbnb facture également l’hôte de 3 % pour le traitement par carte de crédit.

Vous l’aurez compris, la plateforme, fondée par les Américains Brian Chesky, Joe Gebbia et Nathan Blecharczyk, n’est qu’un intermédiaire entre le logeur et le client. Le site Internet est disponible aujourd’hui dans plus de 81.000 villes et au sein de plus de 191 pays. Selon Buisinessinsider, Airbnb a conclu plus de 500 millions de réservations depuis sa création et vise le milliard de réservations annuelles d’ici à 2028.

Si le succès d’Airbnb repose principalement sur les facilités financières et les pratiques que la plateforme offre à des particuliers pour établir des transactions de pair à pair, de manière autonome, elle semble défier certains dispositifs de régulation dans certains pays qui présentent des lenteurs à ce niveau, dont la Tunisie. Décryptage.

La prolifération du service Airbnb a élargi et diversifié l’offre d’hébergement touristique à travers le monde, couvrant presque tous les territoires mondiaux  elle comporte des risques, notamment sur les réglementations propres à chaque pays, dont notamment les systèmes fiscaux. Notre enquête, se basant principalement sur le suivi des activités de cette plateforme en Tunisie et de ses clients et sur une lecture critique du système fiscal tunisien en relation avec ces nouvelles plateformes et le système hôtelier, conclut que ce genre d’activités échappe carrément à l’Etat tunisien.

Contrairement à d’autres pays, comme notamment les Etats-Unis, la France, l’Espagne ou encore l’Allemagne, aucune législation propre à cette plateforme n’existe en Tunisie. Cela a ouvert la grande porte aux dépassements, à l’évasion fiscale et au détournement de la loi.

Notre enquête nous a permis de découvrir que certains Tunisiens en profitent pour contourner la réglementation du change, extrêmement compliquée.

Les particuliers tunisiens, à quelques exceptions près, ne peuvent en aucun cas ouvrir des comptes spéciaux en devises ou en dinars convertibles. Seulement quelques professionnels exportateurs, les diplomates, les personnes physiques de nationalité tunisienne transférant leur résidence habituelle de l’étranger en Tunisie et les personnes physiques de nationalité étrangère résidant en Tunisie sont autorisés à le faire. Des restrictions visant, depuis l’ère de Ben Ali, à faire face à l’hémorragie de devises, notamment dans ces circonstances financières assez difficiles.

Les pressions exercées sur les allocations touristiques des voyageurs et des étudiants tunisiens viennent compléter cette image renvoyant à un verrouillage à la circulation des devises. Conformément aux circulaires de la Banque centrale, le montant de l’allocation touristique est fixé à la somme de six mille dinars par année civile.

Les enfants de moins de dix ans peuvent aussi obtenir une allocation de trois mille dinars par année civile. Peuvent prétendre à la délivrance de l’allocation touristique, les voyageurs ayant la qualité de résident au sens de la réglementation des changes titulaires d’un passeport ordinaire en cours de validité, mais aussi les étudiants tunisiens ou étrangers qui poursuivent leurs études à l’étranger, titulaires d’un passeport ordinaire en cours de validité et dont les parents ont le statut de résident en Tunisie.

Contourner une loi abusive !

Les critiques faites à la limitation de l’envoi de devises à l’étranger n’en finissent pas. Certains appellent à revoir une loi “abusive” en contradiction avec l’ère du temps. C’est ce qui explique, en partie, les dépassements commis pour contourner le code de change tunisien. Les explications d’un Tunisien possédant un compte à l’étranger en disent long sur ce phénomène. Ce jeune résidant dans la banlieue nord de Tunis était étudiant à Paris. Il est aujourd’hui en possession d’un compte dans une banque française toujours actif. Pour lui, Airbnb est un « cadeau tombé du ciel », mais son témoignage laisse croire en effet à une évasion fiscale, et surtout à un moyen de contourner la loi de change.

Mettant son petit appartement de deux pièces à la location à travers le site Airbnb, Sabri, 33 ans, profite de cette faille pour contourner la limitation de l’allocation touristique et préfère placer ses profits en France. Au fait, les transactions faites à l’issue de la location de son appartement situé à La Marsa, à certains touristes, même locaux, plusieurs jours par mois, passent toutes par son compte à l’étranger. De cette manière, Sabri parvient à faire sortir de la devise, éviter la taxation de ses activités et échapper à tout contrôle. « Ce n’est pas une activité hors la loi, car la loi n’existe pas, c’est une manière de contourner la limitation du change en devises. La Tunisie continue de fonctionner avec des cadres législatifs des années 50, on ne peut pas se permettre cela dans un pays qui se veut un hub pour le continent africain. La politique de l’Etat nous prive même d’avoir le service Pay Pal, que voulez-vous qu’on fasse ? », s’indigne-t-il.

Sabri est un cas parmi d’autres. Sauf qu’il représente, en effet, toute une communauté exerçant cette activité en toute liberté sans aucun contrôle de l’Etat.

Selon des données auxquelles nous avons eu accès, plus de 1.200 logements en Tunisie sont en moyenne mis à la location sur le site, concentrés en majorité à Tunis, dans sa banlieue nord et dans les villes côtières.

Les prix de location de ces logements varient entre 9 et 2920 euros pour la seule nuitée. Pour ce dernier prix, vous pouvez par exemple vous offrir une nuitée dans une villa située au sommet d’une colline offrant une vue imprenable sur la mer Méditerranée, dans le village classé au patrimoine mondial de l’Unesco, Sidi Bou Saïd.

Les logements Airbnb sont également concentrés dans la ville côtière de Kélibia, qui accueille chaque été des vacanciers tunisiens voulant s’offrir un bain de soleil sur l’une des plages les plus attirantes en Tunisie. Pour 9 euros la nuitée, vous pouvez simplement avoir accès à une chambre dans un modeste appartement à La Manouba, à 30 km de la capitale Tunis.

Avec seulement près de 1.200 logements mis à disposition des voyageurs et des touristes, les transactions qui passent par ce site sont assez conséquentes. Ali Maaouia, propriétaire d’une agence de voyages opérant dans le domaine touristique depuis 20 ans, fait ses estimations. Pour lui, plusieurs milliers d’euros et de dollars échappent chaque mois aux caisses de l’Etat sous forme de recettes fiscales. Il soutient que les voyagistes et les agences de voyages qui opèrent dans la légalité et s’efforcent de payer les taxes et les différentes contributions sont considérablement impactées par cette activité qu’il considère anarchique. «C’est une activité anarchique, c’est une concurrence déloyale. Imaginez que dans cette crise, nous continuons de payer nos taxes, les charges sociales et ces logements font des bénéfices nets, la plateforme encaisse de l’argent et les caisses de l’Etat sont vides. Après, on se demande où est l’argent du tourisme ».

Outre ces risques d’évasion fiscale, l’activité Airbnb ouvre aussi la sous-location qui est dans la majorité des cas interdite par la loi. Notons également que notre enquête a prouvé que certains couples, voulant contourner la loi interdisant les relations sexuelles en dehors du cadre du mariage, recourent également à cette plateforme.

*« Avec la participation de CFI, Agence française de développement médias, dans le cadre du projet PAGOF ».

*« Initiative soutenue par Média Lab Pour Elles, un projet CFI – Agence française de développement médias, sous l’égide du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères ».

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